61e congrès de l'ABF: le programme complet

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61e congrès de l'ABF :
Inventer pour surmonter. Bibliothèques en tension

L’Association des bibliothécaires de France (ABF) a récemment publié le programme complet de son 61e congrès, qui se tiendra du 11 au 13 juin 2015 à Strasbourg, sur le thème « Inventer pour surmonter. Bibliothèques en tension ».

Retrouvez le programme complet et le dossier de presse sur le site web de l'ABF.

Inauguration d’une Ideas Box à Paris

Imaginées par l’ONG Bibliothèques sans frontières (BSF) et dessinées par Philippe Starck, les Ideas Box ont été conçues pour apporter information et culture aux populations des camps de réfugiés des pays en guerre. Elles contiennent notamment 250 livres papier, des tablettes, des liseuses et des ordinateurs, des jeux vidéo et d’autres ressources électroniques. Elles sont actuellement 6 à être en service dans le monde et d'autres vont prochainement les rejoindre.

En France, ces médiathèques itinérantes en kit ont également séduit les professionnels. Les villes de Calais et Metz sont les premières à avoir investi dans une Ideas Box (installées à l’été 2015). Celle de Paris, inaugurée très récemment, se déploiera à partir du 6 mai et sera pilotée par la nouvelle médiathèque Françoise Sagan. En luttant contre les inégalités territoriales, ces Ideas Box devraient ainsi faciliter l’accès à la culture et à l’information auprès de publics qui ne fréquentent pas les bibliothèques tout en attirant de nouveaux publics dans les bibliothèques « fixes ». Pour Patrick Weil, président de BSF, l’ONG contribue « à  inventer la bibliothèque du 21e siècle, qu’elle soit virtuelle ou physique, lieu fixe ou mobile ».

Reste l’obstacle financier : un certain nombre de collectivités intéressées se voient  freinées par le prix élevé du concept (environ 45 000 euros). Mais le soutien du programme national « La France s’engage » devrait permettre à BSF d'industrialiser la production et ainsi de faire significativement baisser le coût d’achat de ses Ideas Box.

Dans la continuité des Little Free Librairies (petites bibliothèques gratuites) ou encore des bibliobus, les Ideas Box permettent l’accès à l’éducation et à l’information au plus près des usagers. Elles réduisent donc les inégalités territoriales. Mais elles ne peuvent pas remplacer une bibliothèque ouvrant quotidiennement et de façon durable, notamment du point de vue de leur capacité et de leur périodicité d’accueil.

Rapport IGB : « Jeu et bibliothèque, pour une conjugaison fertile »

L’IGB a récemment publié un rapport sur le jeu en bibliothèque. Illustré de nombreux exemples, celui-ci traite des questions liées à l’introduction de jeux, jouets, jeux vidéo et pratiques ludiques en bibliothèques territoriales et universitaires. S’intéressant aux projets et aux politiques à mettre en œuvre, le document évoque également les similitudes et les différences entre ludothèques et bibliothèques, ainsi que les potentiels partenariats à tisser pour ces dernières. La question de l’identité même des bibliothèques, de la place qu’elles veulent tenir et de l’évolution de la profession liée à ces nouvelles pratiques est également étudiée.

Dans sa conclusion, ce rapport indique que le développement de ces pratiques modifie l’image des bibliothèques, contribue « à faire évoluer la perception qu’en ont les publics », facilite «  les liens entre usagers » et change « les relations entre personnels et publics ». Les jeux permettent également « de toucher des publics d’âges, d’origines, de cultures, de types d’attente et d’intérêts très variés ».

Voici quelques recommandations proposées dans ce rapport :

  • « Prendre en compte les jeux et jeux vidéo dans les enquêtes statistiques des bibliothèques publiques afin de mesurer la réalité et l’évolution de cette offre documentaire et culturelle.
  • Construire une politique explicite concernant les jeux ou jeux vidéo, cohérente avec le projet documentaire et culturel de la bibliothèque.
  • Construire des partenariats suivis entre structures de ludothèques et de bibliothèques s’adressant pour une part aux mêmes publics sur un même territoire ».

Miser sur le livre numérique ou sur le livre papier ? 2/2

Outre l’accès à distance, le livre numérique permet d’adapter sa lecture (grossissement instantané  des caractères, mise à disposition de formats audio, visionnage de vidéos en langue des signes, etc.). Il propose donc d’avantage d’accessibilité que le livre papier. Ainsi, l’engagement de tous en matière d’innovation et de développement des supports numériques pour l’accès à la lecture des personnes en situation de handicap doit être une priorité.

Le Syndicat national de l’édition (SNE) a lancé en 2014, en collaboration avec la BnF et le CNL, « la rentrée littéraire accessible ». Ce projet consistait à rendre accessible, dans un format numérique spécifique, les livres de la rentrée littéraire aux personnes aveugles ou malvoyantes. Grâce à cette « rentrée littéraire accessible » ce sont 233 ouvrages de la rentrée littéraire 2014 qui ont été adaptés. Lors de la Foire du livre de Londres (avril 2015), le SNE a été récompensé pour cette initiative en recevant l’ABC International Excellence Award for Accessible Publishing 2015.

Ce projet s’inscrit également dans un cadre réglementaire :

  • En France, la loi du 1er août 2006 « relative au droit d'auteur dans la société de l'information » a mis en place une exception au droit d'auteur en faveur des personnes atteintes d’un handicap. Grâce à celle-ci, la reproduction « des œuvres sur des supports adaptés aux publics handicapés peut être effectuée librement et sans contrepartie financière ».
  • Au niveau international, le traité de Marrakech (adopté en 2013) sur le droit d'auteur, administré par l'OMPI vise à « faciliter l'accès des aveugles, des déficients visuels et des personnes ayant d'autres difficultés de lecture des textes imprimés aux œuvres publiées ». Il prévoit également des exceptions au droit d'auteur autorisant « la reproduction, la distribution et la mise à disposition d'œuvres publiées dans des formats conçus pour être accessibles aux personnes concernées ».

La liberté d’expression, du Québec à la France

Lorsque Tocqueville voyage en Amérique du Nord, ses différentes ­escales l’amènent à rencontrer des Québécois, nous sommes alors dans la première moitié du XIXe siècle, et l’auteur de De la démocratie en Amérique rapporte les discussions qu’il a pu avoir sur les sujets qui concernent la liberté. « D. – Avez-vous la liberté de la presse ? [demande Tocqueville] R. – Liberté complète illi­mitée. [répond Quiblier, un ecclésiastique de Mont­réal] D. – A-t-on quelquefois essayé de la tourner contre la religion ? R. – Jamais. La religion est trop respectée pour qu’un journaliste se permît de l’attaquer le moins du monde 1», peut-on lire dans Tocqueville au Bas-Canada où sont réunis la plupart des textes que Tocqueville a écrits à ­propos du ­Québec et de l’Ontario. La discussion résonne bien entendu assez vivement aujourd’hui, à une époque où, après les attentats du 7 janvier, la liberté de la presse a été mise, une nouvelle fois, en conflit avec le respect des figures religieuses. Nous nous proposons ici d’aborder le problème à partir des po­tentielles différences entre les médias québécois et les médias français.

Quand je suis arrivé au Québec en août  2014, je n’avais pas d’idées précises concernant l’univers médiatique dans lequel ce pays évoluait. Je suis arrivé comme un Français du début du XXIe siècle, qui n’avait guère les relations et les talents d’un Tocqueville pour saisir une société dans son ensemble ; d’autant plus qu’aujourd’hui le Québec est sans doute plus divers qu’il ne l’a jamais été dans son histoire. Cependant, il m’apparut rapidement intéressant d’écrire sur cette différence de conception de la liberté entre la presse québécoise et la presse française ; l’intérêt grandit encore quand j’eus à vivre les événements du 7 janvier au Québec même. Comment décrire une telle différence, tout en parlant du problème central de la liberté d’expression ? C’était alors la manière qui devait être questionnée ; exprimer un sentiment ou tenter de saisir une réalité construite scientifiquement ? Comme souvent en science ou en philosophie, le sentiment est un départ pour la recherche de quelque chose de plus universel. Aussi le présent texte se construit de la manière suivante : un témoignage général sur l’impression que donnent les médias québécois par rapport à la France ; puis, une approche plus scientifique et plus nuancée qui essaie de saisir, à partir des rares travaux sociologiques, une base d’appréhension pour comprendre cette différence, qui, enfin, ouvre à discuter philosophiquement dans des termes plus généraux. Ce texte sera donc très humblement tocquevillien : il part d’un regard quotidien sur un pays, cherche à le vérifier dans la science de son époque, puis le discute d’un point de vue philosophique.

Différences dans la presse : du politiquement correct québécois bien compris

Quand on passe de l’environnement médiatique français à l’environnement québécois, la première chose que l’on a tendance à remarquer, c’est le discours beaucoup moins conflictuel dans lequel les médias québécois évoluent. Comme le remarquent souvent mes amis québécois qui suivent de temps à autre les débats français : ici, on ne pourrait pas se permettre d’attaquer aussi ouvertement des idées ou des individus. Il y a un politiquement correct québécois qui s’entend comme une attention à l’interlocuteur en vue de ne pas choquer ni brusquer ; chose qui à l’inverse m’a toujours semblé plutôt positive en France, comme si la transgression était, à défaut d’être souhaitable, au moins bienvenue pour faire bouger les positions ou attaquer les opinions trop établies. Cette première hypothèse de divergence m’est apparue se concrétiser en septembre 2014, alors que deux des grandes figures du cinéma québécois, l’actrice Anne Dorval et le réalisateur Xavier Dolan, passaient dans l’émission de débat On n’est pas couché et se confrontaient assez vivement avec Éric Zemmour. Au Québec, les premières réactions, face à ce qui est devenu une petite affaire médiatique, se voulaient choquées et s’offusquaient de la méchanceté de l’interlocuteur. Certains journalistes québécois avaient d’ailleurs exprimé leur opinion sur la manière dont les Français suscitent des débats virulents. Dans Le Journal de Montréal, un journal populaire, un important blogueur 2 a pu ainsi parler de « Français [qui] aiment s’escrimer », ce qui amène parfois à une « colère et une exaspération sincères ». Première idée qui me vint ainsi après quelques mois de lecture de la presse québécoise : celle-ci serait plutôt consensuelle tandis que la presse française serait conflictuelle.

Deuxième chose que l’on tend à remarquer à force de feuilleter les principaux journaux québécois : une ouverture beaucoup plus grande des médias sur la sphère privée. Sans même aller vers les journaux populaires – comme Le Journal de Montréal ou Le Journal de Québec –, Le Devoir ou La Presse entretiennent d’importantes sections concernant la cuisine, les figures médiatiques, le bien-vivre, etc. Plus récemment, des animateurs de télévision se sont retrouvés au cœur de polémiques pour des affaires de mœurs que les médias, même les plus sérieux, prennent très à cœur. Ainsi, le cas de Joël Legendre, qui fut récemment épinglé par Le Journal de Montréal pour avoir été arrêté pour des actes obscènes dans un parc. Non pas que l’affaire ne justifie pas un certain éclairage médiatique mais, contrairement aux médias français où, jusqu’à encore récemment, il semblait que les affaires de mœurs concernant des personnalités ne soient reprises que par une certaine presse à scandale, on a ici trouvé des articles et des débats dans la plupart des médias. D’autant plus que l’affaire portait sur un acte mineur qui n’a donné lieu qu’à une faible contravention – Joël Legendre, acteur et chroniqueur de radio, a été découvert par un policier en train de se masturber dans un parc connu de la communauté homosexuelle. L’affaire ne se finit que lorsque ce dernier démissionna de toutes ses fonctions médiatiques. De sorte que je forgeai ainsi une deuxième idée concernant les médias québécois : ils seraient plus axés sur le domaine privé que leurs homologues français.

Enfin, troisième chose qui me semble différente dans la presse québécoise : le traitement des sujets ayant trait à des phénomènes de société, notamment la religion. L’influence d’une culture du consensus – qui n’a pas la même connotation ici qu’en France – m’apparaît palpable : il s’agit de ne pas provoquer sur des sujets proprement dits « sensibles ». C’est en ce sens que la publication des caricatures de Charlie Hebdo, suite aux attentats du 7 janvier, et la réception même de l’histoire globale de l’hebdomadaire ont pu se trouver plus nuancées au Québec qu’en France. Néanmoins, il faut souligner que, si bien des journalistes canadiens ont choisi de flouter le dessin du prophète, Le Devoir, et plus généralement les médias francophones, ont quant à eux choisi de les publier. Comme le déclarait alors Tom Henheffer, directeur général de l’organisme Canadian Journalists for Free Expression, « au Canada, nous n’aimons pas heurter les gens. Notre paysage médiatique est également différent. Les Français vont à la jugulaire quand ils insultent le pouvoir. Nous critiquons aussi, mais pas de la même façon ». Si cela est moins vrai pour le Québec, des médias comme Radio Canada (radio bilingue) ont choisi de ne publier aucune caricature. De là, donc, une troisième idée sur les médias canadiens : ces derniers seraient dans une approche plus nuancée de la liberté d’expression que ne le sont les Français.

Des preuves scientifiques de ces divergences ?

De ces trois idées, qui n’en sont donc qu’au seuil de sentiments, de pré-notions, autrement dit d’hypothèses, peut-on tirer une vérité générale sur le positionnement des médias au Québec par rapport à la France ? Trouver un outil scientifique fiable pour identifier des degrés de politiquement correct ou de consensus et réussir à se mettre d’accord sur une définition opératoire d’un tel concept, sans même parler de sa pertinence, semblent des objectifs ambitieux et difficiles à concrétiser, surtout dans le champ spécifique d’une comparaison entre les médias québécois et français. Sans doute faudrait-il approcher différents journaux sous un angle linguistique et sociologique afin d’avoir une idée fiable concernant les habitudes langagières des différents pays, et ensuite analyser les résultats pour savoir si l’hypothèse d’une société québécoise qui serait plus consensuelle que la société française puisse être assumée et généralisée. Notre premier sentiment est donc plus que difficilement généralisable, l’hypothèse est trop vaste, il paraît impossible de réunir dans une analyse complète l’ensemble des tendances des médias ; la science actuelle n’a pas encore fourni de travaux d’envergure sur le sujet.

La seconde hypothèse se trouve à peu près dans une configuration semblable : pour savoir si les médias québécois sont plus orientés sur la vie privée que leurs homologues français, il faudrait réussir à établir une comparaison valable de différents médias, et cumuler les résultats dans des agrégats. Peut-être pourra-t-on envisager un jour avec les outils informatiques d’avoir une base de données répertoriant l’ensemble des thèmes abordés par des groupes de médias au cours d’une année, ce qui permettrait d’avoir une vision plus fiable de ce qu’ont été les priorités des journalistes ; mais pour le moment, nous devons nous contenter de travaux plus locaux fixés sur seulement quelques médias et sur des périodes courtes 3. D’autant que tout cela ne se résume en grande partie qu’à de l’analyse de contenus et laisse souvent de côté la pratique journalistique du point de vue du journaliste lui-même, qui n’est pas sans importance.

Ainsi, si les deux premières hypothèses semblent difficilement, voire quasiment, invérifiables à l’heure actuelle, la troisième, concernant les différences de conception de la liberté de la presse, a légèrement plus attiré l’attention des chercheurs. En France, les relations des médias à la question religieuse ont commencé à être étudiées sérieusement depuis une dizaine d’années 4. Cependant, les analyses comparatives sont là encore compliquées, bien que des ouvrages aient tenté la chose. Lélia Nevert – doctorante en communication à l’université du Québec à Montréal et en histoire à l’École des hautes études en sciences sociales à Paris – a ainsi publié un ouvrage sur la réception des caricatures de Mahomet dans deux journaux représentatifs de la France et du Québec 5, Libération et Le Devoir. Ce travail part de la publi­cation des caricatures de Mahomet par le quotidien danois Jyllands Posten et étudie le phénomène médiatique qui s’ensuivit dans l’année, notamment en février 2006, lorsque l’affaire s’internationalise véritablement. Quel­ques-uns de ses résultats semblent bien aller dans le sens de l’hypothèse d’une liberté différemment comprise des deux côtés de l’Atlantique. Libération aurait ainsi couvert les événements avec plus de contenus et d’articles et aurait mis en avant de nombreux éditoriaux concernant la laïcité et la liberté d’expression, tandis que Le Devoir se serait avant tout interrogé sur la question de la cohabitation interreligieuse et sur le respect mutuel. Ce résultat, s’il ne suffit pas à généraliser l’hypothèse, semble tout de même lui donner une première existence à partir d’un événement d’envergure analysé sociologiquement.

Trois différends sur la liberté d’expression

Au-delà donc de l’approche scientifique, s’agit-il de voir, partant toujours de ces trois hypothèses, quels différends philosophiques ces dernières sous-tendent-elles ? Un différend est, dans son acception commune, un désaccord d’opinions ou d’intérêts. Jean-François Lyotard a néanmoins, dans les années 1980, exploré la portée conceptuelle du terme de différend 6 afin de saisir les réalités des affrontements langagiers contemporains. Le différend présente ainsi le problème majeur d’une société démocratique : des jeux de langage s’affrontent dans une agônistique générale ; comment alors faire justice à chacun ? Un jeu de langage est une pragmatique de discours qui fait valoir un ensemble de règles, de pratiques, de valeurs. Toute phrase s’inscrit dans un jeu de langage ; agir est phraser – le silence est aussi un acte signifiant, tout comme l’ensemble des actes humains. Le problème défini par Lyotard, et notre problème aujourd’hui dans les médias, me semble pouvoir alors se définir sous la forme de trois différends, ou de trois conflits entre des jeux de langage irréductibles les uns aux autres et défendables. Ces différends ne sont cependant pas des antinomies, car dans le champ des jeux de langage, il y a des gagnants et des perdants, des jeux de langage dont les coups s’imposent dans la langue commune (ainsi des concepts ou des expressions deviennent-ils populaires).

Les deux premiers différends renvoient à nos deux premières hypothèses. Le premier serait un différend entre, d’une part, le droit de chacun à s’exprimer et même à critiquer violemment le travail d’autrui et, d’autre part, le respect des autres. C’est un problème qui dépasse le simple champ médiatique : dois-je dire ce que je pense même si cela peut blesser quelqu’un ou dois-je me faire en partie hypocrite et tenir compte prioritairement des sentiments que mes paroles pourraient susciter ? Molière oppose ainsi Alceste et Philinte. Deux jeux de langage s’affrontent : d’une part, celui qui fait de l’honnêteté intellectuelle son référent et, d’autre part, celui pour qui le référent consiste dans le respect et le bien-être des individus. L’un et l’autre sont irréductibles : l’un parle du soi, de sa fidélité dans le jeu de langage existentiel de son individualité, l’autre parle de la réception, d’autrui, de ce qui sera ressenti par le destinataire. Mais plus grave encore, l’un des deux sera nécessairement victime de l’autre : si on met en avant l’individualité authentique, ceux qui posent le respect comme priorité seront victimes d’un tort, et, à l’inverse, si c’est le respect qui triomphe comme référent, le soi authentique s’éclipse, et subit à son tour un tort. Le différend n’est donc pas dépassable, on ne peut qu’attester du sentiment d’une victime d’être lésée.

Transposé dans le cadre d’une comparaison du Québec et de la France, il semble que le langage commun ait, dans ces deux univers médiatiques, plutôt tranché pour l’un que pour l’autre. La France mettrait en avant, pour résumer, le soi authentique du journaliste critique, tandis que le Québec se placerait du côté du respect d’autrui. De la même manière, on trouverait un différend concernant la vie privée, entre le discours qui met en avant le droit des individus au secret, hors de l’espace public, a contrario du journalisme de la transparence qui cherche à attirer l’attention sur les différentes facettes de toutes les personnes publiques ayant de l’influence. Cela est bien entendu plus à développer, mais c’est déjà suffisant pour saisir l’idée générale du différend.

Le troisième différend concernant la liberté d’expression et la religion est d’autant plus important qu’il résonnerait avec des problèmes politiques modernes et postmodernes dont on a vu une triste manifestation lors des attentats du 7 janvier. Ce différend pourrait se formuler entre, d’une part, le jeu de langage du droit et de la liberté, qui prend comme référent l’émancipation des individus et leur autonomie radicale de créativité, et, d’autre part, le jeu de langage du sacré, qui se fixe comme référent principal l’importance de la sacralité et le respect de celle-ci. En ce sens, la position française serait en faveur de l’émancipation tandis que les médias canadiens et québécois – surtout anglophones – mettraient l’accent sur le nécessaire respect des croyances de chacun dans une démocratie. Ici encore, la figure de la victime peut être assumée par chacune des deux positions : on fait tort au jeu de langage de la liberté en ne la tolérant pas ; ou on fait tort au sacré en ne le respectant pas.

Arrivés là, nous avons transformé nos trois hypothèses de base, tirées d’un sentiment, en des problèmes philosophiques assez complexes. La France comme le Québec seraient deux exemples de deux positions différentes concernant trois mêmes problèmes. Comment essayer alors de dépasser ces problèmes ? Comment cependant ne pas juger, ne pas prendre parti ? Bref, comment résoudre un différend ?

Différend de domination et différend d’extermination

Un différend ne peut pas être résolu facilement : la voie ouverte est celle du témoignage de la souffrance dans un idiome commun ; d’autant plus que les différends se superposent et se multiplient dans le grand déchaînement des jeux de langage de chacun en démocratie. Le différend n’est donc pas un recul sceptique ou relativiste pour ne pas affronter un problème : il porte en lui-même un programme politique, celui de trouver comment convertir le tort d’une figure de victime en un témoignage toujours à faire, et de transformer une partie de ce tort en un dommage qui puisse être dédommagé. Dans le cadre du différend sur la liberté d’expression, le politique se doit de témoigner de son choix pour l’un des deux jeux de langage sans omettre la victime. La France et les médias français doivent admettre que le sacré est victime d’un tort dans la République ; le sacré y sera toujours soumis à la liberté, y compris le sacré de la République elle-même. Ils doivent témoigner de la souffrance que cela peut impliquer pour ceux qui se réfèrent à ce sacré et dédommager chacun avec des conditions d’écoute. Le Canada, à l’inverse, quoiqu’il ne soit pas véritablement dans le jeu de langage du sacré mais plutôt dans celui du respect, se doit de témoigner du tort qu’il fait aux caricaturistes qu’il n’accepte pas de publier.

Pour conclure, il paraît important de distinguer, parmi les différends, deux cas. Le premier cas est celui du différend de domination où un jeu de langage en domine un autre et s’impose dans la langue commune comme ayant une valeur plus haute. Ce différend est acceptable et trouve sa seule résolution dans un travail perpétuel pour transformer le tort en dommage et témoigner de la position du jeu de langage victime. Le second cas est celui du différend de l’extermination où le jeu de langage de la victime est annihilé par le jeu de langage dominant. Ce différend impose son jeu de langage par l’extermination de celui qui lui oppose un autre jeu contradictoire ; il cherche à finir, à terminer définitivement la suite des jeux de langage. Les dessinateurs de Charlie Hebdo ont été victimes d’un tel différend : voilà deux terroristes pour qui les journalistes ne devaient plus pouvoir phraser, ne devaient plus avoir la liberté d’offenser le sacré, définitivement. Le meurtre est alors l’émanation du pire des différends dans une tentative de résolution brutale. Lyotard, lorsqu’il écrit Le différend, s’attache à l’extermination du jeu de langage des communautés juives européennes pendant la Seconde Guerre mondiale, et explique que le différend de l’extermination est un différend qui se dépasse lui-même en tant que concept, parce qu’il annihile la victime au point qu’il menace la possibilité même de trouver une langue commune pour se parler. Le SS et le juif n’ont rien à se dire tout comme les terroristes ne veulent plus rien avoir à dire aux journalistes.

Ces différends terribles et meurtriers, d’où viennent-ils ? Comment s’en prémunir ? La réponse de Lyotard elle-même n’est pas très optimiste. Un différend est le fait de jeux de langage qui s’entrechoquent. Le politique, l’intellectuel, l’artiste, sont des gardiens des différends, ce sont eux qui peuvent tenter de faire justice aux différends : dédommager et témoigner, encore, et encore. Mais encore faut-il le temps, encore faut-il un pays où l’on puisse prendre le temps d’entendre le témoignage, prendre le temps de concevoir les souffrances des victimes – de toutes les victimes. Or, ce temps le capitalisme a tendance à l’aspirer en affairant chacun à des tâches toujours plus soumises à la rentabilité – c’est-à-dire à maximiser son temps.

De la France au Québec, malgré les différences qui séparent ces pays, le problème est donc d’une particulière actualité et rejoint en définitive ce que fut sans doute l’œuvre de Tocqueville : comment témoigner des différends, comment prendre le temps de dire tout ce qui se cache dans la masse infigurable des jeux de langage qui traversent une société, comment accepter même cette tâche humble de parler des sentiments liés à des jeux de langage victimes ? Sans pouvoir apporter de réponse unilatérale, le présent texte tenait à faire partager ces questions complexes à partir des traits saillants de deux sociétés à la fois proches et différentes, la France et le Québec. Et ce faisant, il espère avoir participé en partie à ce projet de témoignage.

 

1. Alexis de Tocqueville, Tocqueville au Bas-Canada. Écrits datant de 1831 à 1859, datant de son voyage en Amérique et après son retour en Europe, Les Éditions du Jour, 1973.
2. Mario Asselin, « La belle colère de Anne Dorval », 5 octobre 2014.
3. On trouve de nombreux mémoires sur ce point, comme celui de Marie-Ève Carignan, La construction sociale de la réalité via les bulletins d’information télévisés en France et au Québec : le cas de TF1, France 2, Radio-Canada et TVA, 2008, mémoire présenté à l’université du Québec à Trois-Rivières.
4. Notamment avec Médias et religions en miroir, sous la direction de Pierre Bréchon et Jean-Paul Willaime, Presses universitaires de France, 2000, coll. « Politique d’aujourd’hui ».
5. Lélia Nevert, Les caricatures de Mahomet entre le Québec et la France, Presses de l’université du Québec, 2013.
6. Jean-François Lyotard, Le différend, Éditions de Minuit, 1983.

Miser sur le livre numérique ou sur le livre papier ? 1/2

Suivant un « maillage territorial » assez régulier, le nombre de bibliothèques municipales proposant à leurs usagers des liseuses ou des tablettes augmente régulièrement et s’élève aujourd’hui à 600 établissements.  Pourtant, comme l’indique Lionel Dujol (secrétaire national adjoint chargé du numérique de l’ABF) dans le dossier du dernier numéro d’Archimag (283, avril 2015), l’implantation du livre numérique en bibliothèque connaît des débuts difficiles. Il y a en effet « un vrai retard en France », engendré par la part marginale du livre numérique (4,1 %) dans le chiffre d’affaires des éditeurs français et par des facteurs techniques, juridiques, commerciaux et financiers.

Alors que le développement du marché des e-books prend du retard, des innovations apparaissent du côté du livre papier ! En effet, deux français viennent de mettre au point le service Booxup, « destiné à donner une seconde vie » aux livres papier.  Partant du constat qu’une fois lus, 95 % des livres que l'on a chez soi sont stockés sur les étagères des bibliothèques et jamais réutilisés, cette application smartphone propose au contraire de s’en resservir.

Comment ça marche ?

  • Une fois connecté en tant que « booxuper », le service propose de créer sa propre bibliothèque en scannant les codes-barres des livres de sa bibliothèque, afin qu’ils soient reconnus par l’application.
  • Il est ensuite possible de consulter la bibliothèque de ses « voisins » : la géolocalisation permettant en effet de trouver des prêteurs à proximité et de pouvoir ensuite échanger avec eux. Grâce à Booxup, il est donc possible d’emprunter, de prêter et d’échanger des livres en toute simplicité.

Plusieurs milliers d’utilisateurs ont téléchargé cette application qui compte déjà plus de 20 000 livres et des supports disponibles en 18 langues. Selon ses créateurs, cette plateforme alternative d'échanges et de prêts de livres papier entre particuliers, sorte de réseau social de lecteurs, pourrait devenir « la plus grande bibliothèque du monde ».

Alors que beaucoup sont focalisés sur les difficultés liées au livre numérique, ne vaudrait-il mieux pas remettre le papier au cœur du digital grâce à ce type d’applications ? Ou bien est-ce faire « du neuf avec du vieux » ?

Les pétitions sauveront-elles les bibliothèques ?

La crise économique britannique a déclenché de nombreuses pétitions qui protestaient contre la fermeture de bibliothèques. Loin d’être un phénomène typiquement anglo-saxon, un rapide tour d’horizon français permet de distinguer les pétitions déposées par des non-bibliothécaires. On trouve bien sûr pléthore de pétitions sur ce que devraient acheter les bibliothèques, comme :

Mais on trouve aussi des pétitions sur la création, ou le financement d’une nouvelle bibliothèque :

mais également contre la fin de la gratuité : Bibliothèque francophone multimédia (BFM) de Limoges (2015).

Les pétitions déposées par les professionnels des bibliothèques portent sur :

Démocratie participative ou simple moyen d’expression de la grogne populaire ? Les bibliothèques peuvent-elles se saisir des pétitions en ligne comme d’un outil pour mobiliser l’opinion publique et se faire entendre des politiques ?
Prenons le cas des horaires d’ouverture en bibliothèque : saviez-vous que la pétition de Bibliothèques sans frontières (BSF) avait été précédée de la pétition Pour une ouverture adaptée de la bibliothèque universitaire (2008), de celle Pour l'ouverture des bibliothèques le dimanche (janvier 2014), et suivie de Ouvrons mieux les bibliothèques (2014) ?

Sans doute pas. Le succès d’une pétition pourrait bien dépendre plus de la  communication qui l'accompagne que de son sujet. Où il apparaît que les bibliothécaires devraient se former à l’advocacy

Où est Alex ? : Jouer avec les usagers sur les réseaux sociaux

La médiathèque José-Cabanis (Toulouse) propose à ses usagers un atelier de création collective pour « jouer une histoire sur les réseaux sociaux ».

L’atelier accueillera 12 participants qui joueront en binômes pour harmoniser les compétences des joueurs. Ouvert à tous à partir de 14 ans, l’objectif de l’atelier est de créer du lien intergénérationnel entre les usagers, ce type d’atelier attirant généralement les adolescents mais aussi les jeunes retraités.

Pour la préparation du jeu, l’équipe de la médiathèque a rédigé une « bible de personnages », ainsi qu'une carte qui définit les relations des six personnages avec le personnage central de l’histoire. Des comptes sur Twitter, Facebook et Instagram ont été ouverts au nom des personnages.

Proche du jeu de réalité augmentée, l’atelier amènera les participants à dénouer une intrigue (« Où est Alex ? ») en utilisant les réseaux sociaux et les ressources de la médiathèque.
A suivre en direct le 18 avril 2015, à partir de 13h30, sur les réseaux sociaux avec #ouestalex

Une première étape qui pourrait bien mener vers une formule « hors-les-murs » telle que celle de la bibliothèque publique d'Aarhus (Danemark) : les participants n’étaient pas présents à la bibliothèque et devaient découvrir des indices dans toute la ville.

Sénat vs Reda : vers une nouvelle exception culturelle française ?

En janvier 2015, Julia Reda, l’eurodéputée du Parti Pirate, présentait à la Commission des affaires juridiques du Parlement européen un rapport sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information. Julia Reda y recommandait une adaptation du droit d'auteur, afin d’abolir les frontières juridiques qui brident la circulation de la culture en Europe.

Si ce rapport a rencontré les attentes des professionnels des bibliothèques, il a rencontré une vive opposition des gouvernements français et allemands. Ces derniers ont publié le 31 mars une déclaration commune, afin d’affirmer leur attachement à la défense du droit d’auteur et des ayants droit.

Le 2 avril, invitée par Catherine Morin-Desailly, présidente de la Commission de la culture, de l'éducation et de la communication, Julia Reda a prononcé devant le Sénat un discours expliquant ses propositions. À travers l’exemple du Petit Prince, elle a démontré qu’instaurer des frontières pour la culture est complexe et dommageable à la création : « La conséquence de l’existence de 28 législations complètement différentes sur ce qui est légal et ce qui ne l’est pas sur Internet est que tout le monde, les individus, les entreprises et les institutions publiques enfreignent régulièrement le droit d’auteur et les droits voisins. C’est un énorme danger pour la légitimité et l’acceptation de la loi. Si vous voulez que les gens respectent les droits d’auteur et droits voisins, vous devez les rendre intelligibles par le citoyen moyen. Le système de lois actuel est inapplicable. »

À l'issue de l'audition, la commission sénatoriale a publié un communiqué proposant que « les velléités de révision se portent prioritairement sur la directive relative au commerce électronique, afin de responsabiliser enfin les hébergeurs de contenus ». Le Sénat a reproché à Julia Reda de multiplier les exceptions au droit d’auteur. Revendiquerait-il une nouvelle "exception culturelle française" sur le droit d’auteur ?

Julia Reda sera présente au congrès de l’Association des bibliothécaires de France (ABF) le 13 juin 2015.

Qui sème la grainothèque récolte la bibliothèque ?

Apparues aux États-Unis, les grainothèques fleurissent désormais dans les bibliothèques françaises ! Après la bibliothèque municipale de Lille et la médiathèque José-Cabanis de Toulouse, c’est au tour  de la médiathèque parisienne Marguerite-Yourcenar (15e arrondissement) d’inaugurer  aujourd’hui, vendredi 10 avril, ce nouveau service. Le fonctionnement de ces installations est très simple : les usagers y déposent des semences de plantes potagères ou de fleurs et peuvent en retour prendre celles qu’ils désirent.

Alors que le développement de ce type de services atypiques doit être un moyen de rafraîchir l’image des bibliothèques, d’y d’attirer un nouveau public et de tisser un lien entre bibliothécaire et usager, ces grainothèques remplissent-elles pleinement ce rôle ? Si leur développement est un vrai plus, elles doivent s’inscrire pleinement dans une démarche d’accueil, collaborative et de projet d’établissement pour ne pas être considérées comme de simples « gadgets ».

À Lille, Toulouse et Paris, le service a été lancé en partenariat avec divers associations et programmes liés au jardinage et suivi de mise en place d’ateliers de pratique et de réflexion sur le sujet. Ces grainothèques sont donc une première étape, mais pour poursuivre l'objectif de sensibiliser les usagers à la biodiversité et d’accompagner l’utilisation des fonds spécialisés des bibliothèques, ces établissements pourraient aller jusqu’à proposer aux usagers la création et l’entretien d’un jardin collectif.

Une autre question relative à l’émergence de ces nouveaux services en bibliothèque est la dilution du métier de bibliothécaire. En effet, comment définir le périmètre des services à offrir en bibliothèque ? Si l’objectif de la profession est de fournir des services utiles aux usagers, doit-elle pour autant proposer des services toujours plus étendus, qui peuvent faire perdre de vue la dimension documentaire de la bibliothèque aux usagers et aux professionnels ?

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