Ouvrir pour faire société : la bibliothèque reprogrammée

Louis Klee

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Titre inspiré par l’article de Richard Monastersky, « Publishing frontiers : The library reboot » [le redémarrage de la bibliothèque], paru dans Nature du 27 mars 2013. En ligne : https://www.nature.com/articles/495430a

La pétition « Ouvrons + les bibliothèques ! » 2

focalise le projecteur sur l’ouverture des bibliothèques les samedis et dimanches, soit au moins 70 heures par semaine. C’est un véritable enjeu de société car, discrètement, les bibliothèques répondent plus aux problèmes sociétaux qu’elles n’en posent. Cette pétition connaît un certain écho médiatique au-delà de la presse professionnelle 3
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Véronique Heurtematte, « Pour une ouverture des bibliothèques le dimanche et le soir », Livreshebdo.fr, 9 janvier 2014. En ligne : https://www.livreshebdo.fr/article/pour-une-ouverture-des-bibliotheques-le-dimanche-et-le-soir

. Elle s’est invitée dans la campagne des élections municipales de Paris. Elle a déclenché une réaction en chaîne comme en témoigne la « Lettre ouverte aux candidats(e)s aux élections municipales » 4 de l’ABF (Association des bibliothécaires de France). La clôture des élections municipales n’annule pas l’actualité de la question.

L’ouverture moyenne hebdomadaire est actuellement entre 30 et 40 heures pour les bibliothèques municipales (BM) selon leur importance, vers 60 heures pour les bibliothèques universitaires (BU), entre 56 et 61 heures pour la Bibliothèque nationale de France (BnF). L’Inspection générale des bibliothèques (IGB) dans son rapport 2012-005 L’extension des horaires d’ouverture des bibliothèques : progrès et obstacles 5

recommande l’extension des horaires et la refonte de la conception du métier.

Heureuse surprise, donc, que cette pétition car la volonté d’extension des horaires d’ouverture serait le marqueur fort d’une volonté de reconquête d’un espace que la bibliothèque aurait graduellement perdu et qu’on lui contesterait.

Heureuse surprise, car elle apparaît rarement sur l’écran des radars médiatiques. La récente polémique sur le livre pour enfants Tous à poil 6

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Tous à poil de Claire Franek et Marc Daniau, Éditions du Rouergue, 2011. Voir le billet de Marion sur le blog L’ouvre-livres : https://ouvrelivres.wordpress.com/2012/01/21/tous-a-poil-de-claire-franek-et-marc-daniau/

et les pressions subies par les bibliothèques et les bibliothécaires 7
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Véronique Heurtematte, « L’ABF condamne les appels à censure visant les bibliothèques publiques », Livreshebdo.fr, 11 février 2014. En ligne : https://www.livreshebdo.fr/article/labf-condamne-les-appels-censure-visant-les-bibliotheques-publiques

pour le retirer des rayonnages renforce encore l’éclairage médiatique. Elle rappelle la polémique bien oubliée de Écrits pour nuire 8
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Marie-Claire Monchaux, Écrits pour nuire : littérature et subversion, UNI, 1985. Voir la critique de l’ouvrage par Geneviève Boulbet dans le Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 1987, n° 2, p. 172-174. En ligne : https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-1987-02-0172-002

et l’épisode sombre en termes de libertés publiques, dénoncé dans le rapport du doyen de l’IGB sur la bibliothèque municipale d’Orange 9
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Mission d’inspection de la bibliothèque municipale d’Orange, mai 1996 : https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/974039200.pdf

et dans le BBF 10
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Jo Kibbee, « Aux armes citoyens ! : les bibliothèques publiques françaises face à l’extrême droite », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2004, n° 6, p. 10-19. En ligne : https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2004-06-0010-002

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Bibliothèque et bibliothécaires seraient-ils des enjeux de pouvoir ? Ils nous sembleraient plutôt faire partie des invisibles à qui Pierre Rosanvallon 11

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Franck Johannes (Blog Libertés surveillées), « Pierre Rosanvallon : la justice et les institutions invisibles », Le Monde.fr, 17 janvier 2014. En ligne : https://www.lemonde.fr/justice/article/2014/01/17/pierre-rosanvallon-la-justice-et-les-institutions-invisibles_5995535_1653604.html

veut donner la parole. Un ouvrage récent 12
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Denis Merklen, Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ?, Presses de l’Enssib, 2013.

dénombre 70 bibliothèques incendiées entre 1996 et 2013, sans que l’on s’en soit ému outre mesure. On assiste à une vague de fermeture de bibliothèques pour restrictions budgétaires 13
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Enssib : brèves actualités du monde de l’information et des bibliothèques. http://www.enssib.fr/services-et-ressources/breves/tags/4224/Fermetures+de+bibliothèques

en Grande-Bretagne, au Canada et aux USA, sans révolte majeure.

Qu’est-ce qu’une bibliothèque en 2014 en France ?

C’est d’abord un lieu permettant d’accéder à un ensemble raisonné de ressources documentaires. Le développement technologique favorise un développement exponentiel de la quantité d’information disponible 14

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Qualifiée parfois d’infobésité (https://fr.wikipedia.org/wiki/Surcharge_informationnelle).

. La production des ressources documentaires a suivi ce rythme effréné, emphatisée par la règle du publish or perish 15
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Publier ou périr : concept selon lequel tout intellectuel doit publier pour développer sa notoriété et sa carrière. Dans les faits, l’invention de la bibliométrie, analyse quantitative des publications, a favorisé la surproduction d’articles de qualité inégale.

qui s’adapte aux scientifiques mais aussi à toute personne aspirant à une notoriété respectable. De nouveaux supports numériques, dont la diversité et la multiplicité pourraient donner le vertige 16 et dont la pérennité ne semble pas encore aussi assurée que le bon vieux livre imprimé sur du papier, apparaissent en flux continu. Techniquement la bibliothèque les a intégrés, mais pour autant s’y est-elle adaptée en termes de pratiques sociétales ?

Les différents modèles de bibliothèques, Bibliothèque nationale de France, Bibliothèque publique d’information, bibliothèque des grands établissements 17

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Par ex. le Muséum national d’histoire naturelle, le Musée du Quai Branly ou l’Observatoire de Paris.

, bibliothèque universitaire, bibliothèque départementale de prêt, bibliothèque municipale (à vocation régionale ou non), BCD (bibliothèque centre de documentation) et CDI (centres de documentation et d’information) scolaires, permettent de desservir tous les publics. Elles forment un réseau implicite assez faible en raison de l’absence de politique nationale concertée.

Fondées sur l’import de ressources imprimées sur papier dont elles assuraient la conservation perpétuelle pour une mise à disposition des lecteurs via une signalisation rigoureuse dans un catalogue, les bibliothèques sont passées à un système d’export où elles distribuent des ressources en ligne, quand elles ne les créent pas. Elles fonctionnent désormais selon des normes et des réseaux mondialisés et sous des systèmes informatisés qui sont autant de systèmes d’information, complémentaires de l’information diffusée par les médias et des savoirs transmis par les pédagogues. Par contre, leurs politiques documentaires et d’acquisition, comme nous le verrons plus loin, sont durablement déstabilisées par les nouveaux modèles économiques rendus possibles et nécessaires en raison de l’évolution numérique. L’exemple le plus remarquable est le big deal 18

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Littéralement « la belle affaire ». Consiste à offrir l’accès en ligne au catalogue ou à un bouquet de revues par un éditeur contre un engagement pluriannuel de souscription. Voir aussi : Rapport du comité IST présidé par Jean Salençon (https://media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/2008/65/8/Rapport_IST-Juin_2008_31658.pdf) et le billet du blog Marlène’s corner, « Les effets des big deals », 9 mai 2013 (https://marlenescorner.net/2013/05/09/les-effets-des-big-deals/).

mis au point par l’éditeur Elsevier.

Selon l’importance de leur surface (au moins 1 500 m²) et de leur modernité, BU et BM offrent des bouquets de services assez complémentaires (prêt de documents multimédias, multisupports, de liseuses, de PC, prêt numérique, salles de travail collectif ou individualisé permettant de pratiquer toutes les facettes du travail académique et culturel et de la lecture loisir, plaisir ou érudite, espaces d’exposition, auditorium multimédia) et partagent une partie de leurs publics.

La BnF, dont la modernisation fut réalisée à marche forcée de 1988 à 1995, illustre les contradictions, les dilemmes et les futurs de la bibliothèque actuelle. Tiraillée entre ses différents publics, au grand dam de son public originel d’érudits, elle reste organisée autour d’une césure, digne de l’Ancien Régime et de la querelle des Anciens et des Modernes, entre Haut-de-jardin dédié au Tiers État et Rez-de-jardin réservé à la Noblesse et à la Robe. Bibliothèque-musée de conservation mais aussi de diffusion en ligne, organisatrice d’expositions et de conférences, éditrice et protectrice des droits de propriété intellectuelle, elle est un phare mais n’est plus vraiment une tête de réseau en mettant en sourdine ses relations avec les pôles associés 19

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BnF, Coopération nationale : https://www.bnf.fr/fr/cooperation-nationale

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La formation des professionnels

Les professionnels des bibliothèques (magasiniers, bibliothécaires spécialisés, professeurs certifiés de documentation, conservateurs) bénéficient d’une bonne formation initiale, dispensée pour les conservateurs par l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques de formation (Enssib), qui sélectionne par voie de concours des étudiants issus de l’université ou de l’École nationale des chartes. La formation continue est assurée par les sept unités régionales de formation à l’IST (Urfist) et des centres de formation 20

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Par exemple, Médiadix ou Médiat.

. L’Inspection générale des bibliothèques, instance de contrôle, produit une réflexion globale à travers ses rapports et expertises. La bibliothèque numérique 21 de l’Enssib est aussi une source précieuse d’information et de formation. Certaines associations professionnelles organisent leurs manifestations autour des problématiques du jour 22
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« Pratiques et services numériques », par l’ADBU (Association française des directeurs et personnels de direction des bibliothèques universitaires et de la documentation) : http://adbu.fr/bibcamp2014/. « Nouveaux métiers, nouvelles compétences », par l’ABF (Association des bibliothécaires de France) : http://abf.asso.fr/2/24/408/ABF/60e-congres-a-paris-du-19-au-21-juin-2014?p=4

. Cerise sur le gâteau, la ministre de la Culture a décrété 2014, année des bibliothèques.

Crise mondiale du modèle « bibliothèque » ou exception française ?

À écouter certains augures, la bibliothèque serait devenue trop chère et inutile « parce qu’on trouve tout sur internet ». En numérisant « tous » les livres, Google nous offre une bibliothèque gratuite et l’encyclopédie libre en ligne Wikipédia répond à toutes les questions. La lutte au couteau pour conquérir du « temps de cerveau humain disponible » 23

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Expression formulée en 2004 par Patrick Le Lay, PDG de TF1.

la majordomisation de toute recherche par Google, les multiples services internet, l’interactivité des réseaux sociaux mèneraient-ils à une deserted library 24
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En français, une bibliothèque délaissée, abandonnée. Voir l’intervention de Terry Weech lors du colloque « Horizon 2019 : bibliothèques en prospective » à l’Enssib en novembre 2009. En ligne : https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/notices/48046-horizon-2019-bibliotheques-en-prospective

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La bibliothèque a-t-elle encore une place dans la société de l’information et de la connaissance ? Faudrait-il comprendre la discrétion de la bibliothèque comme un aspect de l’exception culturelle française ou comme le signe d’une crise mondiale du modèle de la bibliothèque ? Ou comme la conséquence de la diversification et donc de la concurrence de l’offre des produits culturels et du desserrement progressif du lien livre/bibliothèque ? Ou comme le manque de lisibilité du rôle de la bibliothèque comme lieu de travail et de formation, complémentaire du lycée, de l’université et du monde professionnel ? Google soutient-il ou colonise-t-il la bibliothèque ?

Les bibliothèques numériques altruistes 25

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Par exemple, Europeana (http://www.bnf.fr/fr/collections_et_services/bibliotheques_numeriques_gallica/a.europeana_bib_num.html) ou HathiTrust (http://www.hathitrust.org/).

rappellent que Google n’est pas encore le tuteur unique de nos activités intellectuelles, d’autant que les erreurs dues à une numérisation automatisée massive sont nombreuses. Les bibliothèques ont peut-être déjà gagné cette bataille, d’après Robert Darnton 26
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Voir l’ouvrage de Robert Darnton, Apologie du livre : demain, aujourd’hui, hier, Gallimard, 2011 ; ainsi que son intervention dans l’émission de France Culture, « Soft Power 13-14 : Google gagnera-t-il la bataille de la bibliothèque numérique ? », 6 avril 2014. En ligne : https://www.franceculture.fr/emissions/soft-power-13-14/google-gagnera-t-il-la-bataille-de-la-bibliotheque-numerique  

, historien spécialiste des Lumières et directeur du réseau des BU de Harvard.

À considérer l’enquête récurrente 27

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Les pratiques culturelles des Français : http://www.pratiquesculturelles.culture.gouv.fr/histoire.php, ainsi que : Pratiques culturelles, 1973-2008, Dynamiques générationnelles et pesanteurs sociales, par OlivierDonnat : http://www.pratiquesculturelles.culture.gouv.fr/doc/evolution73-08/CE-2011-7.pdf

, menée par le ministère de la Culture et de la Communication, la bibliothèque, comme d’autres institutions, est affectée par l’évolution technologique et les nouvelles pratiques des usagers. Elle montre l’érosion de la lecture des journaux et des livres, et le développement (1973-1997) puis l’essoufflement (2008) de l’inscription en bibliothèque. Sur cent Français de plus de 15 ans, 20 % en 1997 et 18 % en 2008 sont inscrits dans une bibliothèque et l’ont fréquentée durant les douze derniers mois. Les femmes (23 puis 22 %) et les jeunes de 15-24 ans (35 puis 31 %) contribuent fortement à ce résultat. Le récent sondage Ipsos/Livres Hebdo 28
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Fabrice Piault, « Alerte sur la lecture : les résultats de l’enquête Ipsos/Livres Hebdo », 13 mars 2014. En ligne : https://www.livreshebdo.fr/article/alerte-sur-la-lecture-les-resultats-de-lenquete-ipsoslivres-hebdo

confirme la tendance d’un recul de la lecture papier non compensée par la lecture numérique.

La bibliothèque ne représente pas un référentiel pour le système politique français comme c’est le cas aux USA où la liberté d’expression, affirmée dès 1791 dans le premier amendement de la Constitution, est défendue, entre autres, par la mission de la Bibliothèque du Congrès : « The Library’s mission is to support the Congress in fulfilling its constitutional duties and to further the progress of knowledge and creativity for the benefit of the American people. » 29

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« La mission de la Bibliothèque est de soutenir le Congrès dans l’accomplissement de ses devoirs constitutionnels et de favoriser le progrès de la connaissance et de la créativité au profit du peuple américain. »

En Europe, les nombreuses bibliothèques-musées témoignent d’une époque où le prince temporel ou spirituel s’admire et se rassure dans l’édification de l’image de son savoir supposé.

En France, depuis la Bibliothèque royale de François Ier jusqu’à la BnF François-Mitterrand, elle représente une institution régalienne recevant le dépôt légal. Il est piquant de noter que le monde entier a copié ce qui au départ était un acte de censure. La IIIe République fait de la bibliothèque un instrument de l’instruction publique, la IVe République un instrument de l’éducation populaire. La Ve République légifère avec ardeur pour organiser le monde de l’éducation 30

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Lydie Heurdier et Antoine Prost, Les politiques de l’éducation en France, La Documentation française, 2014.

avec un succès mitigé démontrant qu’en la matière les pratiques pédagogiques fondent aussi la légitimité de la loi. La création d’un nouveau type de bibliothèque reste le fait du prince, de la Bpi par Georges Pompidou à la TGB/BNF par François Mitterrand. Cette même BN, principale bibliothèque de recherche de France, fut transférée en 1983, par décret 31
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Décret n° 81-646 du 5 juin 1981 relatif aux attributions du ministre de la Culture et rapport d’information 2007 du Sénat Quatre établissements culturels et leurs tutelles : http://www.senat.fr/rap/r06-384/r06-3840.html

et par l’entregent de Jack Lang, du ministère de l’Éducation à celui de la Culture. Décision autoritaire mais sans doute bénéfique car la BnF fit partie des Grands Travaux 32
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Grandes opérations d’architecture et d’urbanisme de François Mitterrand.

. Sur le fond, il n’y a pas d’appropriation de la bibliothèque par le peuple citoyen, sauf sous la Convention et la Commune. Elle est octroyée par le Très Haut avec les contradictions afférentes. Michel Serres dans un entretien avec Libération affirme : « on a construit la Grande Bibliothèque au moment où l’on inventait Internet ! » 33
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Pascale Nivelle, « Petite Poucette, la génération mutante », Libération, 3 septembre 2011. En ligne : https://www.liberation.fr/debats/2011/09/03/petite-poucette-la-generation-mutante_758710/

se montrant à juste titre plus indulgent à l’égard des pratiques de la jeunesse qu’à l’égard de celles des gouvernants.

Les bibliothécaires portent une responsabilité dans cette désaffection. Comme tous les métiers remis en cause par les effets conjugués de l’évolution technologique, des nouvelles pratiques, du manque de reconnaissance de leurs efforts d’adaptation, de l’incapacité de l’État à moderniser et à adapter les statuts de ses personnels, ils ont eu tendance à répondre par un certain repliement obsidional. L’informatisation, la gestion prudente, des idéaux de qualité, honorables mais irréalistes et déconnectés de la demande des publics et des logiques économiques, servent souvent de rempart à cette frilosité. Ils cachent les nombreuses réalisations développant une vision dynamique et prospective 34

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Christine Ferrand, « Dossier municipales : sept villes pour le livre », Livreshebdo.fr, 21 mars 2014. En ligne : https://www.livreshebdo.fr/article/dossier-municipales-sept-villes-pour-le-livre

. La pétition « Ouvrons mieux les bibliothèques » 35, qui subordonne à de nombreux préalables l’extension des horaires d’ouverture, illustre cette posture défensive. Elle reste minoritaire au vu des signataires dix fois plus nombreux en faveur de l’extension des horaires d’ouverture.

Le danger serait l’instauration d’un modèle de bibliothèque à deux vitesses, Janus bifrons variante de la fracture numérique, avec d’un côté une bibliothèque républicaine dédiée à l’élite, et de l’autre une bibliothèque populaire dédiée au citoyen de base, parfois à l’intérieur d’un même bâtiment. Étrangement, et à l’inverse des archives, la bibliothèque ne bénéficie pas de l’onction d’une loi d’orientation. Le débat sur son opportunité 36

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Voir Danielle Oppetit et Matthieu Rochelle, « Une loi sur les bibliothèques : ni pour ni contre (bien au contraire) », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2011, n° 2, p. 6-12. En ligne : https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2011-02-0006-00

illustre la culture très théologique des bibliothèques. En attendant cette hypothétique loi, le référentiel pour s’affirmer en tant qu’institution reste le « Manifeste de l’UNESCO sur la bibliothèque publique » 37. Même dans la dimension tragique de la spoliation des livres et des bibliothèques sous l’occupation nazie, la valeur symbolique du livre est inférieure à celle des œuvres d’art 38
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Martine Poulain, « N’oublions pas les livres spoliés ! », Le Monde.fr, 14 mars 2014. En ligne : https://www.lemonde.fr/idees/article/2014/03/14/n-oublions-pas-les-livres-spolies_4383222_3232.html

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Ou crise du modèle économique « bibliothèque » ?

À la modification des pratiques des usagers et des modes de signalement, d’accès et de diffusion des ressources documentaires, se rajoute l’émergence de nouveaux modèles économiques et de nouveaux modèles de diffusion et d’évaluation des résultats de la recherche dans un contexte mondialisé de compétition très rude.

Mais le modèle bibliothèque est-il vraiment en cause ? Elle semble parfois prisonnière de la vision que s’en font ses usagers. Remarquable exemple d’appropriation, voire de privatisation, au bénéfice exclusif d’un groupe social, d’un équipement public. Ainsi les usagers traditionnels, chercheurs en tête, ont obtenu l’annulation de la rénovation de la New York Public Library 39

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Thomas Vincy, « La rénovation de la bibliothèque publique de New York abandonnée », Livreshebdo.fr, 8 mai 2014. En ligne : https://www.livreshebdo.fr/article/la-renovation-de-la-bibliotheque-publique-de-new-york-abandonnee

. Les étudiants de l’INALCO (Institut national des langues et civilisations orientales) exigent un accès prioritaire à la BULAC (Bibliothèque universitaire de langues et civilisations) par rapport aux autres institutions universitaires qui la cofinancent 40
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Véronique Heurtematte, « Les étudiants de l’Inalco réclament un accès prioritaire à la Bulac », Livreshebdo.fr, 6 mai 2014. En ligne : https://www.livreshebdo.fr/article/les-etudiants-de-linalco-reclament-un-acces-prioritaire-la-bulac

. Au moment où l’on observe une tendance à la restriction budgétaire, voire intellectuelle du champ de la bibliothèque, ses usagers se révoltent. Les mouvements « Save the Library » 41
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Signalée par l’ALA (American Library Association) : http://www.ala.org/offices/cro/getinvolved/saveyourlibraries

ou « The Library Campaign » 42 illustrent ce phénomène typiquement américain et insistent sur le rôle sociétal de la bibliothèque.

L’ouverture en octobre 2013 d’une bibliothèque grand public entièrement numérique et sans livres papier à San Antonio, dans le comté de Bexar au Texas, reste pour le moment unique 43

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La pétition « The Cost of Knowledge » 44

(le coût du savoir) relayée par l’appel de l’Université Harvard 45 révèle une autre facette de la situation. Les bibliothèques ne peuvent plus souscrire aux abonnements de revues scientifiques dont le prix est devenu exorbitant, alors que ce sont les chercheurs qui fournissent gratuitement ou en les payant leurs articles aux éditeurs ! La réplique immédiate proposée est le boycott. Mais à long terme, seuls les mouvements altruistes 46 font évoluer les modèles économiques de la publication. La reconquête et la maîtrise par le monde académique et ses tutelles des publications comme des systèmes d’évaluation sont indispensables, si possible dans un cadre européen. L’université de Liège, qui oblige ses chercheurs au dépôt de leurs publications dans son archive ouverte 47
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ORBI, Open Repository and Bibliography : https://orbi.uliege.be/

, est exemplaire. Sa bibliothèque en est l’opérateur. Le retour sur investissement des ressources électroniques par rapport à leur usage est étudié par le consortium Couperin avec une équipe de recherche 48. Les actions de l’ABES 49
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Agence bibliographique de l’enseignement supérieur.

et de Couperin 50
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Consortium unifié des établissements universitaires et de recherche pour l’accès aux publications numériques.

sont à ce titre remarquables car elles mutualisent des compétences et des services en faveur de très nombreuses bibliothèques.

La dernière et non la moindre des causes de la crise des bibliothèques en France est celle des ressources humaines et budgétaires qui leur sont affectées. Elles restent, d’une manière constante, inférieures de 1 à 3 ou 5 fois à celles des pays nord-européens. Elles ne représentent jamais le premier poste de dépenses alors que leur fréquentation est souvent en tête parmi toutes les institutions culturelles et sportives. Cette situation est connue et décrite dans de nombreux rapports 51

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Voir : André Miquel, Les bibliothèques universitaires : rapport au ministre d’État, ministre de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports, La Documentation française, 1989 ; Jean-Philippe Lachenaud, « La réforme des universités : le temps des défis : propos de Jean-Philippe Lachenaud », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2009, n° 6, p. 64-65 (https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2009-06-0064-013) ; Études et rapports de l’Inspection générale des bibliothèques : http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/pid24765/inspection-generale-des-bibliotheques.html

. Bien plus grave, en ce moment les bibliothèques luttent pour ne pas devenir une variable d’ajustement budgétaire de la collectivité qui devrait les défendre. Ainsi, dans les BU, la priorité est donnée aux ressources en ligne au détriment des ressources sur support papier, ce qui est antinomique avec la pédagogie de la réussite car les étudiants de licence ont besoin de manuels. La crise financière est si forte que certaines sont contraintes à désabonner des revues scientifiques.

La question des modes de financement est posée : gratuité ou contribution des utilisateurs, le cas échéant selon le plafond de ressources ? Débat nécessaire, car la gratuité n’est pas valorisante et reste un système de transfert du pauvre vers le riche.

L’anomie de la société de l’information (ou de la désinformation)

L’éloignement progressif entre une République fabrique des élites devenue leur conservatoire et une Démocratie, s’exprimant volontiers sur le modèle du « storytelling », impacte aussi la fonction sociétale de la bibliothèque. Deux essais illustrent bien ce contexte : Le sacre du présent 52

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Zaki Laïdi, Le sacre du présent, Flammarion, 2000.

, avec un être humain sans projet, prisonnier du seul présent et d’une société de satisfaction immédiate et Storytelling : la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits 53
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Christian Salmon, Storytelling : la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, La Découverte, 2007.

, avec une société du conte (parfois à dormir debout), de la communication narrative, endormant et formatant le citoyen. La polysémie de la compréhension de l’écrit et de l’oral nous renvoie parfois au plus vieux média du monde, la rumeur. Le citoyen se trouve plongé dans un système dont il n’a plus les clés, dans une société d’anomie où le désordre a remplacé l’ordre antérieur. Corriger la communication écrite s’avérait un exercice complexe avant le web, alors que corriger la communication orale était plus facile, d’autant qu’après elle pouvait être oubliée. La lutte contre les désordres de la société de l’information a suscité de nombreux contre-feux tels que le fact checking [vérification des faits] ou les Décodeurs 54. Les whistle blowers [lanceurs d’alertes] dénonçant les programmes d’écoute généralisée représentent une autre tentative de lutte, nettement plus militante. L’un des prix Pulitzer 2014 vient de récompenser, dans la catégorie service public, la plus importante et la plus signifiante, l’action du Guardian US et du Washington Post sur ces sujets 55
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« Les révélations d’Edward Snowden récompensées par un prix Pulitzer », Le Monde.fr, 14 avril 2014 . En ligne : https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2014/04/14/le-guardian-et-le-washington-post-recoivent-un-prix-pulitzer-pour-les-revelations-de-snowden_4401184_3222.html

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Verba volant, scripta manent 56

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Proverbe latin : les paroles s’envolent, les écrits restent.

. La bibliothèque, dans le maelstrom informationnel ambiant, devient un des lieux de la confrontation entre l’écrit et l’oral, de la lutte contre un présent permanent devenu immanent. Longtemps gardienne et prisonnière du Livre, la voilà qui s’évade de son coffre par la grâce d’Internet et du numérique. Au risque d’ouvrir une boîte de Pandore ?

La crise du modèle français de transmission des connaissances

La bibliothèque a peu de place dans le modèle français de transmission des connaissances. Il fonctionne encore largement sur le modèle de la tragédie classique : unité de lieu (classe ou amphi), unité de temps (une, deux ou trois heures), unité d’action (le maître parle et l’élève écoute). Prémonitoire, le rapport Miquel dénonçait la culture du cuit, asservissant les étudiants à la récitation de cours appris par cœur et nécessitant des photocopilleuses infatigables face à une culture du cru, favorisant l’autonomie et la créativité des étudiants et nécessitant des bibliothèques encyclopédiques.

Quand le ministère de l’Éducation nationale parle de maîtrise de la lecture 57

, de lutte contre l’illettrisme 58, de socle commun des connaissances, de compétences et de culture 59, la bibliothèque n’apparaît jamais au cœur du dispositif. Cela renvoie à la question plus globale de l’adaptation de l’enseignement et de la pédagogie illustrée par les difficultés du Conseil supérieur des programmes 60 à fabriquer du consensus 61
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Maryline Baumard, « L’enfer des programmes scolaires », Le Monde.fr, 5 septembre 2013. En ligne : https://www.lemonde.fr/education/article/2013/09/05/l-enfer-des-programmes-scolaires_3472011_1473685.html

. De même, nul ne semble encore avoir pensé le rôle de la bibliothèque comme soutien de la réforme des nouveaux rythmes scolaires 62.

Dans ce contexte, l’enseignement et la pédagogie intègrent mal la culture informationnelle 63

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En anglais, information literacy.

, qui permet de mieux appréhender la complexification actuelle des relations entre l’enseignement, l’éducation et l’information, liée au développement exponentiel des technologies numériques. Les résultats positifs de son enseignement sur la réussite académique commencent à être connus, dans les cursus scolaires et universitaires, mais il tarde à être intégré dans les maquettes, et ce, malgré le dynamisme des organismes en charge de son développement. La pédagogie universitaire ne saurait accepter que les étudiants réduisent leur capacité de recherche à Google ou à Wikipédia.

Faiblement reconnue en tant qu’objet ou sujet de recherche, la bibliothèque brasse pourtant des savoirs et des disciplines comme l’histoire, la sociologie, la psychologie, les sciences de l’information, la pédagogie, la linguistique, l’informatique. La matrice anglo-saxonne de library and information science 64

n’a pas un réel équivalent en France sous la forme de « sciences de l’information et des bibliothèques » 65
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Sciences_de_l%27information_et_des_biblioth%C3%A8ques

. La réflexion reste trop souvent centrée sur la bibliothéconomie 66
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Définition de Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Biblioth%C3%A9conomie. Voir aussi : Bertrand Calenge, « Peut-on définir la bibliothéconomie ? : essai théorique », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 1998, n° 2, p. 8-20. En ligne : https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-1998-02-0008-001

, en d’autres termes les aspects techniques ou fonctionnels des métiers des bibliothèques. Elle prend peu en compte la demande des acteurs et les perspectives académiques. Elle fonctionne dans des enceintes dédiées et pour l’essentiel à l’Enssib. L’enjeu politique et sociétal représenté par la bibliothèque demeure encore trop souvent le champ de quelques sociologues ou historiens et de quelques revues de réflexion.

De même, le développement des MOOCs 67

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MOOC, Massive Open Online Courses [cours en ligne ouverts et massifs]. Voir le billet de Matthieu Cisel, « Un MOOC, kesaco? », sur le blog La révolution MOOC, 26 avril 2013 : http://blog.educpros.fr/matthieu-cisel/2013/04/26/un-mooc-kesako/

, lancé en 2001 par le MIT (Massachusetts Institute of Technology), interpelle toute la communauté académique. Tardivement, la France, documentée par le rapport sur l’université numérique 68
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Henri Isaac, L’université numérique, rapport à Madame Valérie Pécresse, ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, 2007. En ligne : http://media.education.gouv.fr/file/2008/08/3/universitenumerique_22083.pdf

, a commencé à se mobiliser en lançant le 2 octobre 2013 un plan de développement en faveur du numérique dans l’enseignement supérieur grâce à la plateforme FUN 69
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France Université Numérique : https://www.fun-mooc.fr/fr/etablissements/fun/

.

La remise en cause des modalités de transmission des connaissances

Elle est particulièrement brutale et douloureuse pour un système de formation devenu progressivement bancal. L’école laïque et obligatoire, pilier de la IIIe République, s’est progressivement encalminée dans le primat du statut de chaque protagoniste. Or la carte à jouer est celle de la mutualisation, du travail d’équipe, qui favorise l’irrigation du disciplinaire par l’interdisciplinaire. Le cloisonnement et l’étanchéité des mondes professionnels, de l’organisation fonctionnelle des ministères, et partant, les corporatismes qui en découlent, freinent les évolutions. On pourrait raisonnablement douter de la sincérité de cette nouvelle vague 70

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Nathalie Brafman, « La “MOOCmania” déferle sur la France », Le Monde.fr, 3 avril 2014. En ligne : https://www.lemonde.fr/enseignement-superieur/article/2014/04/03/la-moocmania-deferle-sur-la-france_4395133_1473692.html

en faveur des cours en ligne : le risque de les réduire à un simple phénomène de conformisme, à une mode, pour ensuite les marginaliser, est réel. En effet, le passage aux cours en ligne, leur intégration dans la pédagogie, implique une nouvelle scénarisation de l’ensemble des anciens cours. La pédagogie inversée 71
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« Reverse pedagogy », Innovations Education. En ligne : http://innovationseducation.ca/reverse-pedagogy/

, où la place du cours magistral et des TD et TP est intervertie, est une bonne stratégie pour intégrer harmonieusement les cours en ligne, et la bibliothèque en est un partenaire idéal.

Le citoyen sait qu’il n’est qu’au début de la révolution numérique. Il navigue entre l’allégresse de l’acquisition de nouveaux produits dopés par un marketing planétaire et la lassitude de la vitesse. Il est conscient de l’impossibilité de s’approprier la colossale mine à ciel ouvert de l’information. Il est en manque face à l’exigence démocratique de compréhension, de relativisation et de contextualisation des événements.

La couverture du rapport d’activité 2012 de la bibliothèque de Sciences Po Paris 72

affiche « travailler moins pour lire plus » et son introduction précise : « Pour l’enseignant, l’enjeu est donc bien de repenser son enseignement au travers des sources qu’il va mobiliser et de la variété des lectures et des types de lecture qu’il va solliciter et encourager. »

Le concept Slow Science 73

, inventé en même temps dans plusieurs pays 74
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Stéphane Foucart, « “Slow Food”, “Slow City” et… “Slow Science” », Le Monde.fr, 23 septembre 2011. En ligne : https://www.lemonde.fr/planete/article/2011/09/23/slow-food-slow-city-et-slow-science_1576613_3244.html [accessible sur abonnement].

, exprime clairement la demande de donner du temps au temps, lequel permettrait aux nombreux protagonistes de la société de l’information et de l’intelligence de découvrir et de théoriser leurs complémentarités compétitives.

Le bouleversement par les réseaux sociaux et les cours massifs en ligne des modalités de transmissions des connaissances et des savoirs oblige le monde académique, atteint de vertige face à ce maelström, à s’adapter. La création des savoirs n’est plus depuis longtemps le fait d’un individu. De même, la transmission des savoirs devient progressivement un acte collectif et interactif mobilisant des ressources distantes et plusieurs protagonistes, dont l’apprenant. Cette évolution est sur les rails : la pédagogie, qui fait de l’enseignement non plus un art mais une science, redevient une composante matricielle de la transmission d’un savoir disciplinaire et l’interdisciplinarité s’impose dans les formations universitaires. L’échec de la mastérisation 75

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« Mes élèves sont les vrais perdants de la réforme de la mastérisation », Le Monde.fr, 10 février 2012. En ligne : https://www.lemonde.fr/ecole-primaire-et-secondaire/article/2012/02/10/mes-eleves-sont-les-vrais-perdants-de-la-reforme-de-la-masterisation_1641301_1473688.html

, projetant sans formation pédagogique les nouveaux enseignants vers leur métier et stigmatisée par la Cour des comptes, a mené à la modeste refondation des IUFM (instituts universitaires de formation des maîtres) dans les ESPE (écoles supérieures du professorat et de l’éducation) 76. Le rôle de l’enseignant reste plus que jamais indispensable mais dans une position nouvelle, plus gratifiante, de chef d’orchestre de cette culture du cru, chère à André Miquel.

L’avenir de la bibliothèque : descente au tombeau ou transfiguration ?

Le concept de bibliothèque troisième lieu 77

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Mathilde Servet, « Les bibliothèques troisième lieu : une nouvelle génération d’établissements culturels », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2010, n° 4, p. 57-63. En ligne : https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2010-04-0057-001

, inventé aux États-Unis dans les années 1980, distingue un premier lieu, sphère du foyer, un deuxième lieu, domaine du travail et un troisième lieu, dédié à la vie sociale de la communauté, qui se rapporte à des espaces où les individus peuvent se rencontrer, se réunir et échanger de façon informelle. Il a inspiré de nombreux architectes qui ont su le traduire. Sans doute dans leur théologie placent-ils la bibliothèque au ciel, ce ciel qui nourrit la terre ? De manière plus factuelle, la bibliothèque est affirmée comme protagoniste d’un urbanisme qui mène à l’urbanité. Elle gagne sa lisibilité par sa proximité dans le réseau des transports en commun. Un arrêt de bus, de tramway, de métro en face d’une entrée de bibliothèque densifie le flux des usagers. Elle signale à la fois les territoires de l’élu, des usagers et des bibliothécaires. Point d’accès au village planétaire, elle intègre le territoire dans les réseaux. Elle construit un terroir amical susceptible de nous apprivoiser, nous les indigènes, et de nous donner des clés pour maîtriser le réseau. Elle contribue à l’émergence d’une citoyenneté à l’âge du numérique. L’ouvrage Bibliothèques d’aujourd’hui. À la conquête de nouveaux espaces 78
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Bibliothèques d’aujourd’hui. À la conquête de nouveaux espaces, sous la direction de Marie-Françoise Bisbrouck, Éditions du Cercle de la librairie, 2010. Voir la recension de Michel Melot dans le Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2011, n° 3, p. 108-109. En ligne : https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2011-03-0108-007

, le palmarès 2014 aux USA du concours d’aménagement intérieur de bibliothèque 79 et le Grand Prix Livres Hebdo des bibliothèques francophones 80
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Véronique Heurtematte, « Grand prix Livres Hebdo 2013 des Bibliothèques », Livreshebdo.fr, 29 juin 2013. En ligne : https://www.livreshebdo.fr/article/grand-prix-livres-hebdo-2013-des-bibliotheques [consulté le 8 septembre 2021].

documentent bien ce sujet.

Les différents « modèles » de bibliothèques françaises relèvent le défi. Elles ont inventé des outils de mutualisation rendant leurs activités plus lisibles. Couperin, consortium de négociation et d’expertise des ressources documentaires, fédérant l’ensemble des établissements de l’enseignement supérieur et de la recherche pour négocier des conditions acceptables auprès des éditeurs, en est un exemple achevé. Il développe une veille et une expertise en matière de système d’information documentaire et de publication en libre accès. De même, l’ABES, Agence bibliographique de l’enseignement supérieur, initialement programmée pour unifier le signalement des documents, est devenue un opérateur de référence pour l’accès aux documents, dont les thèses, pour la gestion des ressources en ligne et le support de la Bibliothèque Scientifique Numérique 81

(BSN), structure nationale de coordination informelle pour l’accès à l’IST (information scientifique et technique). Il y a un vrai savoir-faire mais, hélas, pas de pilotage unique.

À ce point de notre exposé, la bibliothèque française nous apparaît comme un fidèle reflet de « mon cher vieux pays » 82

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Reprise d’un propos du général de Gaulle, 1960. Voir archives de l’INA : http://www.ina.fr/video/I00012411

. Connaissance de la situation, des réformes et évolutions à réaliser, mais répugnance à les concrétiser sous une forme apaisée de négociation contractuelle. Le vaudeville palinodique autour des rythmes scolaires en est une illustration.

Réforme de l’État : en attente du Grand Soir

Le besoin d’un État moderne, État modeste 83

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En référence à l’essai de Michel Crozier, État moderne, État modeste, Fayard, 1986.

, d’un État stratège, est flagrant. La réforme de l’État 84
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Voir : Fiche thématique « Qu’est que la réforme de l’État ? », Vie-publique.fr. En ligne : https://www.vie-publique.fr/fiches/20276-quest-ce-que-la-reforme-de-letat et « Après la fin de la RGPP, le gouvernement sort sa MAP », Le Monde.fr, 18 décembre 2012. En ligne : https://www.lemonde.fr/politique/article/2012/12/18/apres-la-fin-de-la-rgpp-le-gouvernement-sort-sa-map_1807782_823448.html

, le regroupement des politiques publiques dans un petit nombre de ministères favoriserait les complémentarités compétitives et les initiatives. Ceci est nécessaire pour les finances publiques mais aussi pour intégrer les évolutions sociétales engendrées par le développement du numérique.

Les termes du dialogue entre les demandes et les pratiques du citoyen et celles de l’État démocratique – l’adjectif qualificatif étant dans ce cas aussi important que le nom – sont à refonder. Cela touche tous les secteurs d’intervention de l’État, dont celui de la formation initiale et continue. L’enquête PISA 85

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PISA, Programme international pour le suivi des acquis des élèves. Voir : « Les pays d’Asie arrivent en tête du classement de la dernière enquête PISA de l’OCDE sur l’état de l’éducation dans le monde », OCDE. En ligne : https://www.oecd.org/fr/education/les-pays-d-asie-arrivent-en-tete-du-classement-de-la-derniere-enquete-pisa-de-l-ocde-sur-l-etat-de-l-education-dans-le-monde.htm. Voir aussi : Mattea Battaglia et Aurélie Collas, « Classement PISA : la France championne des inégalités scolaires », Le Monde.fr, 3 décembre 2013. En ligne : https://www.lemonde.fr/ecole-primaire-et-secondaire/article/2013/12/03/classement-pisa-la-france-championne-des-inegalites-scolaires_3524389_1473688.html

du système scolaire français devrait inciter nos décideurs à plus d’énergie pour définir les partenariats avec les protagonistes de la transmission des savoirs. Ainsi les actions des ministères de l’Éducation, de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de la Culture, devraient fusionner en un ensemble unique, dans le cadre d’une autonomie pensée et contrôlée et non point laissée au fil de l’eau des acteurs de terrain. L’actuelle situation, où les différents organismes documentaires et de l’IST 86
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Martine Comberousse, Histoire de l’information scientifique et technique, Armand Colin, 2005. Voir la recension de l’ouvrage par Christine Okret dans le Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2000, n° 2, p. 144-145. En ligne : https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2000-02-0144-004

fonctionnent en toute autonomie, malgré la démarche fédérative de la BSN, n’est plus tenable à long terme. Dépendants de structures développant leurs logiques spécifiques, donc divergentes, ces organismes doivent mutualiser leurs moyens, voire fusionner, pour leur permettre des économies d’échelle et donner de la lisibilité à leur action. Plus regrettable, le Centre national de formation à la fonction publique territoriale (CNFPT) 87 envisage de créer sa propre filière de formation assurée jusqu’à présent par l’Enssib. Nul n’est coupable mais tout le monde est un peu responsable de tous ces capharnaüms. D’autant que l’État dispose d’un corpus de réflexion avec les recommandations des diverses inspections générales et de la BSN.

Le détonateur : l’ouverture évidemment !

En attendant ce Grand Soir, quelle serait l’action simple et peu coûteuse, carburant d’une bibliothèque prête à tourner à plein régime ?

L’extension des horaires d’ouverture peut servir de catalyseur pour fabriquer du consensus sur les nouvelles missions de la bibliothèque. En effet, passé un certain niveau d’ouverture, elle change de nature et devient un moteur d’animation et d’intégration de la vie étudiante dans la ville, et au final un signal de la vitalité du tissu urbain. Partout où la pratique est lancée, les chiffres de fréquentation explosent 88

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Par exemple, à l’Université Nice-Sophia-Antipolis : http://bibliotheque.unice.fr/infos-pratiques/bibliotheques/bu-sja

. Le seuil se situe entre 10 heures et 12 heures par jour, soit entre 70 et 84 heures par semaine, 7 jours sur 7, au moins durant la partie utile de l’année (36 semaines), mais la bibliothèque ne doit jamais fermer complètement pour assurer à l’usager la quiétude de toujours disposer au moins d’une bibliothèque ouverte. Il ne s’agit pas d’ouvrir toutes les bibliothèques mais au moins deux, BU et BM, dans toute communauté d’agglomération de plus de 30 000 habitants.

L’objection du manque de personnel est dilatoire. Les professionnels qualifiés restent indispensables au bon fonctionnement d’une bibliothèque. Le recours à l’emploi étudiant, ou plus largement à l’emploi jeune, pour des fonctions basiques d’accueil, d’orientation, de tutorat et de surveillance, toujours encadrées par des professionnels, est une manière élégante et bienveillante de former la génération montante à la réalité du monde du travail et de leur assurer un complément de revenu. Il ne s’agit pas de donner un métier mais d’y préparer, d’accompagner, d’initier, de responsabiliser. Les services nécessitant une forte qualification professionnelle restent la colonne vertébrale des activités durant des plages horaires définies (par exemple 10 h-18h). La réponse présentielle est complémentaire des services de réponse en ligne.

Cercle vertueux

La bibliothèque reste un des lieux de transformation de l’information en savoir. La corrélation entre bibliothèque et réussite des études est décrite dans plusieurs travaux de recherche 89

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Alain Coulon, Le métier d’étudiant, PUF, 1997. Voir la recension par Martine Poulain dans le Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 1998, n° 1, p. 132-133. En ligne : https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-1998-01-0132-010. Voir également la BU de Toulouse, « Emprunt en BU et réussite en licence » : http://bibliotheques.univ-toulouse.fr/fichiers/etude-emprunt-en-bu-et-reussite-en-licence20121221.pdf

. Denis Varloot 90
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Ancien directeur de la Direction des bibliothèques, des musées et de l’information scientifique et technique (DBMIST).

, fin connaisseur de la société de l’IST, créa en 1983 sept unités régionales de formation à l’IST pour former les enseignants du supérieur et les professionnels de la documentation. Mais avec vingt personnes pour toute la France, les laboureurs de l’IST ont encore bien des sillons à creuser !

La création d’un cercle vertueux – reconnaissance des « sciences de l’information et des bibliothèques » comme discipline éligible au doctorat / obligation de la thèse pour accéder aux grades supérieurs des conservateurs des bibliothèques (conservateurs en chef ou général) / enseignement de la culture informationnelle – faciliterait le comblement de cette lacune de notre système. La bibliothèque et les bibliothécaires s’appuient sur une culture scientifique et technique très forte. Ils maîtrisent la gestion des données et des métadonnées, indispensables à la signalisation des documents, à leur accès en ligne et au développement de nouveaux services. Car les usagers sont des consommateurs indifférents à nos boîtes noires et à nos capacités d’ingénieurs. Ils veulent des services permanents simples, rapides, gratuits, interactifs et tout cela avec le sourire. Et ils ont raison ! Le métier ne peut se réduire à des compétences techniques. Les bibliothécaires restent d’abord des médiateurs pour la formation initiale et continue, particulièrement dans l’exercice de la citoyenneté numérique. Ils développent des compétences pour transmettre les connaissances, pour être les relais des enseignants, pour défendre la propriété intellectuelle des auteurs, pour mettre en ligne la production académique et pour soutenir le mouvement du libre accès qui promeut la libre circulation des résultats de la production académique.

« Dans les démocraties, chaque génération est un peuple nouveau. » 91

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Citation d’Alexis de Tocqueville.

L’État démocratique doit s’adapter dans ses pratiques constitutionnelles et institutionnelles à l’ère du numérique. Tout comme il garantit et organise la tenue d’élections libres, pluralistes et transparentes, il est redevable d’institutions cadrées par la loi, favorisant la responsabilité, la liberté de pensée et non le conditionnement du citoyen. Le musée, le théâtre, l’opéra, la salle de concert, de cinéma, de sport, la bibliothèque en font partie.

Ouvrir plus largement la bibliothèque procède de cette logique et représente l’acte I de sa transfiguration, de sa reprogrammation. Alma mater de la société de l’information ?