Bibliothèques d'aujourd'hui. À la conquête de nouveaux espaces
Paris, Éditions du Cercle de la librairie, 2010, 394 p. ill. + 1 disque optique numérique (CD-ROM), 29,7 cm
ISBN 978-2-7654-0982-3 : 69 €
Voici un livre qui fera date et que tout bibliothécaire, apprenti ou vétéran, doit avoir lu, d’un bout à l’autre de ses 394 pages chargées de tout ce qui fait question dans les bibliothèques d’aujourd’hui. À cette somme aussi parfaitement informée et actualisée, on aura du mal à adresser de minuscules reproches : la faiblesse de l’article concernant la Bibliothèque nationale de France, riche pourtant en leçons, ou l’illustration de l’excellent article de Didier Guilbaud sur l’évolution des bibliothèques départementales de prêt, réduite au seul exemple des Bouches-du-Rhône (excellent aussi au demeurant). Pour le reste, cet ouvrage à multiples facettes est un phare dans l’océan où les bibliothèques d’aujourd’hui naviguent à vue.
L’architecture des bibliothèques
Comme l’écrit justement Albert-Gilles Cohen (p. 166) : « Devant une image qui se trouble, un avenir se dessine. » Sa remarquable contribution sur la réhabilitation des bâtiments existants, outre de belles analyses sur des sites particuliers, dont celui de l’ancienne Bibliothèque nationale de France rue de Richelieu, exprime des vérités fortes, jugeant que la réinstallation dans un vieux bâtiment renforce l’aspect emblématique de la bibliothèque qui « s’inscrit dans un autre patrimoine » et entre avec lui d’emblée dans la longue durée. De leur côté, les constructions modernes doivent composer avec le respect de l’idée de bibliothèque comme lieu de transmission autant que de communication, dont tant d’autres médias se chargent aujourd’hui. « Paradoxe, écrit-il, de considérer que dans un bâtiment où il s’agit de conserver, altérer les limites puisse pérenniser l’idée de construire et d’abriter. » L’étude sur la Tour des livres d’Henry Van de Velde à Gand (1933) par Sylvia Van Peteghem est un bon exemple de réhabilitation d’une bibliothèque passant élégamment et efficacement d’un siècle à l’autre. Ainsi l’architecture constamment renouvelée des bibliothèques modernes poursuit-elle irrésistiblement sa croissance paradoxale.
Des outils pour porter un projet de construction
De la quarantaine de contributions (dont il est hélas impossible de rendre compte ici comme ils le mériteraient), les deux longs articles de Marie-Françoise Bisbrouck sont sans doute ceux qui rendront concrètement les plus grands services à tout gestionnaire de bibliothèque, avec leurs recommandations, leurs chiffres précis, leurs plans et tableaux comparatifs pour la distribution des espaces et la disposition des mobiliers. Mais ses conseils psychologiques sont tout aussi précieux, afin que le bibliothécaire prenne « toute modestie mise à part mais sans arrogance » toute sa place dans le chantier où il doit affirmer ses compétences, montrer sa détermination et exercer sa patience. Faisant un « travail de conviction dans un langage clair fondé sur la connaissance des collections et des publics », le bibliothécaire doit porter son propre projet et sortir des idées reçues. Toutes les données chiffrées sont là (p. 186 sq.), parfois critiques (vieillissement des recommandations en matière de mètres carrés et de volumes), jusqu’aux détails (lieux pour les chariots de nettoyage, écrans à double face pour les guichets d’information, anticipations pour l’élargissement des heures d’ouverture le soir…). De même, pour l’aspect pratique, les contributions d’Hervé Chanson sur la loi relative à la maîtrise d’ouvrage publique, le rôle des maîtres d’œuvre, les concours d’architecture, celles de Véronique Lancelin sur la programmation et sur la signalétique, de Raymond Belle sur l’éclairage, de Gérard Le Goff sur l’acoustique, de Carine El Bekri et Sylvie Thévenot sur le mobilier, de Pierre Carbone et de Jacques Charpillon sur la recherche de financement ou, de ce dernier, les précisions sur le droit d’auteur des architectes seront le bréviaire de tout responsable de projet.
Les expériences étrangères innovantes
Ce livre arrive au bon moment où chacun s’interroge sur « la perte des modèles », sur l’épuisement du concept de bibliothèque publique et sa fusion dans des services nouveaux, à distance aussi bien que de proximité. On trouvera plusieurs réponses, parfois fracassantes, à ces inquiétudes, dans les réalisations les plus inventives en Grande-Bretagne, en Allemagne ou dans les Pays nordiques, qui font pâlir l’aura que les « médiathèques » françaises se sont acquises, à juste titre, depuis un demi-siècle. Sont ainsi analysées les expériences les plus avancées : celle de l’Idea Store du district de Tower Hamlets à Londres (1998), par Sergio Dogliani, directement inspirée par les grands magasins ou les grands hôtels. C’en est fini, dit malicieusement un des auteurs, du rêve de certains bibliothécaires de titulariser leurs lecteurs et, pourquoi pas, de les rémunérer pour qu’ils acceptent les livres qu’on leur donne. À l’Idea Store, une large place est faite à la formation d’un autre type de bibliothécaire. Autre version de la bibliothèque future, celle de Delft (DOK) par Eppo van Nispen tot Sevenaer et Marian Koren, qui se veut « la plus moderne du monde », inspirée, elle, par les sites communautaires en ligne, et dont le directeur n’hésite pas à proclamer que « ses collections ce sont ses usagers ». Il n’a pas honte de dire que l’on vient à sa bibliothèque pour y boire le meilleur café de la ville, propose une artothèque et un espace avec piano. La spécialiste des bibliothèques italiennes, Antonella Agnoli, tient le même discours : la bibliothèque doit changer de fonction et devenir davantage un lieu de rencontre, un lieu de travail solitaire ou collectif, un nouveau forum et, à la fois, tout le contraire, la « possibilité d’une île » déserte dans la ville.
Ces réorientations de la bibliothéconomie ne sont pas moins radicales dans le milieu des bibliothèques universitaires et de recherche, évoluant vers les Learning Centers sur le modèle de la Rolex de Lausanne où les salles de lectures sont diversifiées et s’associent, dans une savante imbrication, à toutes les formes de convivialité et d’apprentissage. Il y a là une approche qui rend obsolète les centres de documentation des lycées et collèges, en intégrant dans des espaces communs le travail en bibliothèque et le cursus pédagogique, dont la séparation constitue l’éternel écueil de nos bibliothèques scolaires et universitaires.
Le recul des rayonnages, qui n’ont plus le monopole des espaces, ne suppose pas la disparition du livre mais appelle en revanche un aménagement parallèle de vastes magasins en accès libre pour les collections anciennes. On les voit venir, on ne les cache plus, on ne parle plus de silos ni de réserves éloignées ou de coffres-forts. Ils sont mis en évidence, sont un service de la bibliothèque ouvert à tous, parmi tous les autres. L’évolution des dépôts centraux des bibliothèques départementales, aménagés en grandes surfaces accueillantes librement accessibles aux correspondants, ou l’article sur « le développement des silos à livres : l’extension du Centre technique du livre de l’Enseignement supérieur » (Jean-Louis Baraggioli), où les lecteurs doivent trouver leur place, en témoignent.
Avec internet et les nouveaux médias, la distinction chère aux éducateurs entre travail et plaisir s’est évaporée. La bibliothèque est le lieu de cette osmose dont profitent même les chercheurs les plus austères. Ainsi, aux trois espaces traditionnels de la bibliothèque : salles de lecture, magasins et bureaux, se substitue une nouvelle trilogie : zone de travail solitaire, zone de discussion et zone de détente. J’ai naguère souhaité que toute bibliothèque dispose, à côté de lieux aménagés pour l’oralité, des espaces de silence absolu. J’ai eu plaisir à apprendre dans l’article d’Inken Feldsien-Südhaus sur l’évolution des bibliothèques allemandes que l’architecte coréen Eun Young Yi a placé, au sommet de la nouvelle bibliothèque de Stuttgart, un espace de méditation, ouvert à tous, totalement vide.
Les défis des bibliothèques aujourd’hui
Qu’on n’attende pas de ce livre une synthèse des expériences qu’il nous livre. Elle serait impossible et contradictoire avec son contenu. Les justes réflexions de Daniel Renoult en guise de préface aussi bien que le très pertinent article initial de Benoît Lecoq, « Publics, usages, espaces, en finir avec les cloisons ? », sont un excellent tremplin pour lancer le débat dans le milieu français de manière équilibrée et pertinente. Marie-Françoise Bisbrouck, dans un article final sur l’évaluation des bibliothèques universitaires menée en 2008, trace le long chemin qui nous reste à parcourir pour reprendre l’initiative en matière de bibliothèque. Le constat peut paraître rude : aucune bibliothèque universitaire n’était en 2008 équipée d’un laboratoire de langues, une seule ouvrait ses magasins aux lecteurs, partout on manquait de silos accessibles, asphyxiant ainsi les espaces et paralysant l’apparition de nouveaux services.
Comment s’étonner alors d’un « fléchissement » des fréquentations ? Mais ses conclusions sont éclairantes et stimulantes : la tendance est récente, il ne faut pas la laisser s’installer. L’enquête du Crédoc sur la fréquentation des bibliothèques de lecture publique le laissait entendre : on retrouve le même écart entre la vision traditionnaliste d’un lecteur-consommateur qui vient d’abord à la bibliothèque pour consulter, et un lecteur-acteur qui veut, en plus, produire et échanger ses propres documents. Le public est là, mais il n’y fait plus la même chose. La bibliothèque doit être en interactivité avec ses usagers. Elle doit à la fois continuer de préserver le savoir sur la longue durée, ce dont le monde numérique est encore incapable, et offrir à l’usager une place tranquille pour réfléchir, un endroit pour discuter, un environnement pour se cultiver et se faire plaisir.
Selon Marie-Françoise Bisbrouck, « par rapport à l’enquête de 1999 sur les bibliothèques universitaires, on constate en 2008 une augmentation du nombre des lecteurs de + 20 % à + 56 %, des prêts de + 24 % à + 89 %, du nombre d’entrées de 36 à 58 % alors que dans le même temps le nombre d’étudiants a baissé » (p. 376). « Contrairement à ce que certains pensent, écrit en conclusion Marie-Françoise Bisbrouck, le développement sans précédent de la documentation numérique ne rend que plus indispensable la nécessité de lieux de convergences de la pensée, au moment même où celle-ci tend à se disperser radicalement » (p. 377).
Dans un ouvrage aussi riche, un index topographique aurait été utile, mais il est pourvu d’un bon index thématique et d’une importante bibliographie. Il est de plus accompagné d’un CD-ROM comportant les fiches descriptives d’une trentaine de bibliothèques françaises et allemandes et d’intéressants fichiers PowerPoint du séminaire Liber de Budapest (2008).