Selon l’expression consacrée par les journalistes politiques, une « séquence » anecdotique mais particulièrement emblématique s’est déroulée très récemment et concerne la question du prêt numérique en bibliothèque.
Le 13 octobre 2015 la Ville de Paris mettait en ligne son service de prêt de livres numériques, interfacé avec la plateforme de web services PNB. Le même jour, le collectif SavoirsCom1 appelait sur les réseaux sociaux à lancer une « chasse aux jetons » dans le but de rendre le service indisponible et de démontrer ainsi qu’il reposait sur un modèle économique erroné et défavorable à l’intérêt des bibliothèques (https://lc.cx/Zyxu). Cette initiative, simple défi potache ou réelle volonté de bloquer le service, n’a, quoi qu’il en soit, pas eu d’effet sur la disponibilité du service.
Cependant, trois jours plus tard, le 16 octobre, l’ABF publiait un communiqué où elle s’inquiétait du « manque de transparence » de l’expérimentation PNB, en déplorant qu’elle soit passée au statut d’offre à part entière, la seule recommandée par le MCC, sans réelle évaluation du service.
Je ne commenterai pas les débats vifs et dépourvus de mesure qui se sont alors ouverts sur les réseaux sociaux, et en particulier sur twitter, et je me contenterai de rappeler que l’anathème et les imprécations en 140 caractères ne constituent pas une attitude constructive.
Je veux simplement rappeler ici quelques points qui me semblent indispensables pour retrouver la sérénité nécessaire à la sortie des débats hors-sol, polémiques et parfois dogmatiques.
D’abord, il n’est pas admissible que des professionnels responsables appellent à des actions d’empêchement, s’apparentant à du sabotage, visant des dispositifs mis en place par des acteurs publics, quels que soient les griefs qu’ils pourraient par ailleurs adresser à ces dispositifs. PNB n’est pas le projet de TGV Lyon – Turin, et si Erri de Luca se voulait le porte-voix de milliers de citoyens transalpins, la représentativité des pourfendeurs de PNB reste à démontrer. Il n’est pas davantage admissible de dénigrer le travail de collègues, par ailleurs soumis au devoir de réserve.
Ceci dit, venons en à l’essentiel. Il n’y pas d’autres institutions légitimes pour proposer un service de prêt numérique aux usagers que les bibliothèques. Or si les bibliothèques ne se montrent pas en mesure de proposer un service de prêt numérique efficient, elles perdront toute légitimité, notamment aux yeux des décideurs publics et des élus, pour continuer de proposer leurs services traditionnels et pour en proposer de nouveaux. C’est bien l’avenir des bibliothèques qui est en jeu. Ce n’est pas une vue de l’esprit, mais bien une crainte réelle quant à la réorientation des investissements publics des collectivités en matière culturelle. Le risque est réel par ailleurs de voir arriver sur le marché une offre par abonnement, à prix très réduit et à destination des usagers, émanant d’un acteur majeur (Google, Amazon…) balayant les autres modèles et laissant les bibliothèques à leur rôle « papier ».
Le moment est venu semble-t-il, pour les bibliothèques, de sortir d’une période d’expérimentations diverses qui a trop duré, et de se positionner clairement et de manière pérenne sur l’offre de services en matière de livres numériques. Or c’est par l’esprit de compromis et non par l’affirmation de principes intangibles qu’elles y parviendront.
Le marché du livre numérique implique des acteurs économiques multiples, certains issus de la chaîne du livre traditionnelle, d’autres nouveaux venus dont les intérêts économiques quoiqu’on les considère et souvent divergents, ne peuvent être niés. L’ABF a donc eu raison de rappeler le texte signé le 8 décembre 2014 par le ministère de la Culture et de la Communication, les organisations professionnelles (ABF, ADBDP, ADBGV, le Conseil permanent des écrivains, le Réseau Carel, le Syndicat de la librairie française, le SNE, le Syndicat des distributeurs de loisirs culturels) et des représentants des collectivités (Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture). Ce texte avance 12 recommandations pour la diffusion du livre numérique par les bibliothèques publiques. Il était utile de les rappeler à tous les signataires. Il constitue le « socle naturel » de toute solution pérenne pour le prêt numérique en bibliothèque, par ses propositions autant que par la plateforme de signataires qu’il rassemble, même s’il faut être conscient qu’ils n’étaient évidemment pas exempts d’arrières pensées. Pour mémoire ce texte souligne la nécessité :
- d’un accès des bibliothèques publiques à l’intégralité de la production éditoriale numérique, c'est-à-dire à l’ensemble de ce qui est proposé aux particuliers (selon des conditions tarifaires et d’usages qui peuvent cependant être différentes)
- pour tous les libraires de connaître cette offre, ces conditions tarifaires et d’usages et de disposer des métadonnées des catalogues des éditeurs pour qu’ils soient en mesure de les présenter aux bibliothèques
- pour ces mêmes métadonnées d’être fournies aux bibliothèques afin qu’elles les présentent à leurs usagers et les utilisent pour la médiation
- d’une interopérabilité des catalogues proposés aux bibliothèques publiques (autrement dit appliquer ce qui a été fait via le Fichier Exhaustif du Livre pour les libraires aux bibliothèques publiques)
- que cette offre soit accessible pour les usagers aussi bien en bibliothèque qu’à distance, depuis chez eux ou avec leurs mobiles et tablettes, étant entendu qu’il est de la responsabilité des collectivités de garantir que les usagers ont effectivement souscrit une inscription à la bibliothèque
- d’une régulation des accès afin de garantir un équilibre entre l’emprunt (en bibliothèque) et l’achat en librairie.
- de la reconnaissance de la légitimité des DRM (à condition qu’ils n’entravent pas la facilité d’usage) ; à noter que cette recommandation suggère que les systèmes de gestion des droits numériques peuvent très bien ne pas être des dispositifs techniques.
- de l’adaptation de l’offre aux déficients visuels
- d’un partage des données statistiques sur les usages (une convention spécifique sur ce sujet est prévue)
- d’une rémunération équitable des auteurs et du maintien des conditions de la création éditoriale (autrement dit la préservation de la chaîne économique du livre).
- de l’expérimentation des modèles économiques, en suggérant 2 modèles principaux : la commercialisation à l’unité et la commercialisation par bouquet
- de la stabilité des contrats avec les collectivités (pas de modifications des termes et conditions en cours de contrat)
L’ABF est également dans son rôle quand elle rappelle que PNB, censé être en phase d’expérimentation, serait en train de passer subrepticement au stade « industriel » sans qu’une réelle évaluation ait été menée, même si d’autres acteurs, ceux qui précisément se sont lancés dans l’aventure PNB jugent cette position contestable.
Cependant, en publiant son communiqué 3 jours seulement après qu’un collectif a appelé à une forme de sabotage de la bibliothèque numérique de la Ville de Paris et ce sans même y faire allusion, l’ABF a donné l’impression de cautionner cette initiative, ce qui n’était évidemment pas son intention.
Il serait intéressant que les recommandations du 8 décembre soient également soumises à l’approbation des organisations professionnelles des autres pays ou régions francophones d’Europe (Fédération Wallonie-Bruxelles, Luxembourg, Val d’Aoste, Suisse Romande,) car à défaut de partager les mêmes législations elles partagent le même paysage éditorial et utilisent déjà le service PNB. Il serait également souhaitable que ce texte, qui est une liste de recommandations, change de statut pour devenir une charte engageante.
Pour conclure, il semble qu’une évaluation de PNB doive effectivement être menée, ne serait ce que pour mettre fin aux débats procrastinatoires, assortie de recommandations précises pour que ce service évolue dans le sens qui était défini dans le texte du 8 décembre.