L’art du livre
L’art du livre
Paris, Citadelles & Mazenod, 2023
Collection « L’art et les grandes civilisations »
ISBN 978-2-85088-931-8
Corps et âme
Longtemps,... ; Doukipudontan ? ; L’univers (que d’autres nomment la Bibliothèque…). Il est des textes, des livres, voire des œuvres qui surgissent au seul énoncé de leur incipit. Celui retenu par Anne Zali et Michel Melot est à la mesure de la délicatesse – puisqu’il s’agit d’une citation – et de l’ambition de leur propos : De quelle couleur est le vent ? (prix Sorcières en 2012) est un titre de l’autrice jeunesse Anne Herbauts, dont le travail allie poésie, illustration, fabrique des formes et matières du livre. Par ce choix, les auteurs se mettent au service de l’ensemble des mondes auxquels le livre donne accès depuis des siècles ; grâce à ce souffle, ils nous embarquent pour une navigation inédite vers des rivages que l’on croyait pourtant (plus ou moins) bien connaître.
En commercialisant L’art du livre fin octobre 2023, son éditeur semble pourtant l’avoir destiné à la fonction de cadeau de Noël (son prix n’invite pas à l’achat d’impulsion), voire de coffee table book. Le volume ne dément pas l’« extrême qualité des ouvrages » que revendique de longue date Citadelles et Mazenod, maison rachetée en 2021 par le groupe de luxe LVMH pour conforter ses positions dans le domaine des arts. La presse a généralement saisi la perche les semaines suivantes pour en faire une présentation rapide, voire simplifiée (« vaste synthèse chronologique » pour Lire et France Info), dans les listes de « beaux livres » de fin d’année. Les rares papiers un peu plus développés, tout en relayant la plasticité multiséculaire du livre et l’optimisme des auteurs quant à son avenir, ne dépassent pas le constat d’une abondante iconographie 1
Nicolas Weill, « La splendeur à l’ouvrage », Le Monde des livres, 6 décembre 2023. Le chapeau résume ainsi : « Les conservateurs et historiens Michel Melot et Anne Zali retracent l’histoire du livre comme objet d’art, à travers les aventures picturales dont il a été le vecteur privilégié. »
« Ainsi qu’elle en a l’habitude, la prestigieuse maison d’édition Citadelles et Mazenod, vient de publier avec L’art du livre (…) la somme définitive sur le sujet », Le Télégramme, 15 janvier 2024.
L’art de la bande dessinée, sous la direction de Pascal Ory, Laurent Martin, Jean-Pierre Mercier et Sylvain Venayre.
Robert Bared, Le livre dans la peinture, 2015 (compte-rendu dans le BBF par Michel Melot : https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2016-08-0157-010). Deux traductions traitent des bibliothèques : Ambrogio M. Piazzoni et al., La bibliothèque du Vatican, 2012, et James W.P. Campbell, Bibliothèques, une histoire mondiale, 2014.
Il serait pourtant malencontreux de résumer L’art du livre à l’exposition d’œuvres formellement remarquables ; le terme « d’art » est ici employé au sens de « façon de pratiquer un savoir professionnel », sur le mode développé par Michel Melot dans La sagesse du bibliothécaire 6
La sagesse du bibliothécaire, Paris, L’œil neuf, 2004 (compte-rendu dans le BBF par Dominique Arot : https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2004-04-0144-007).
Trois volumes et un index général parus aux Éditions du Cercle de la Librairie entre 2002 et 2011.
- une vaste fresque sur l’aventure des écritures 8X, telle que coordonnée naguère à la Bibliothèque nationale de France par Anne Zali, ancienne directrice des services de l’action pédagogique de l’établissement. On retrouve bien quelques tablettes mésopotamiennes, papyrus égyptiens ou calligraphies orientales, mais le volume se concentre surtout sur l’espace européen ;
« L’aventure des écritures » est un cycle de trois expositions avec catalogues de la Bibliothèque nationale de France : vol. 1. Naissances, sous la direction d’Anne Zali et Anne Berthier, 1997 ; vol. 2 Matières et formes, sous la direction de Simone Breton-Gravereau et Danièle Thibalut, 1998 ; vol. 3 La page, sous la direction d’Anne Zali, 1999.
- une nouvelle histoire des techniques successives du manuscrit et de l’imprimé, ou une présentation de la bibliographie matérielle pratiquée par la recherche actuelle. On note d’ailleurs que les travaux historiques sur le livre ne sont pas cités dans le texte mais nourrissent six pages d’orientations bibliographiques ;
- une analyse des rapports d’autorité sacrée, tel qu’Anne Zali l’a pratiquée sur les « religions du livre » 9X;
Livres de Parole : Torah, Bible, Coran, sous la direction d’Annie Berthier et Anne Zali (avec la collaboration de Laurent Héricher, Annie Vernay-Nouri et Geneviève Voitel), Bibliothèque nationale de France, 2005.
- une étude des relations entre texte et image, longuement travaillées par Michel Melot qui, au début d’une considérable carrière, fut conservateur puis directeur du cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale 10X;
Notamment : L’estampe, Genève, Skira, 1981 ; L’illustration, Skira, 1984 ; Une brève histoire de l’image, Paris, J.-C. Béhar, 2007. Voir sa notice Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Michel_Melot
- la présentation de l’objet social, de la « marchandise » étudiée depuis Henri-Jean Martin, bien que les auteurs n’ignorent pas que te temps a effacé les objets les plus modestes. Nombre d’éditions et de formes populaires sont convoquées ;
- l’épopée des débats et des progrès de l’intelligence humaine, de la transmission encyclopédique des savoirs telle que la France l’exposait à Séville en 1992, sous la direction générale de Régis Debray, à partir des collections de la Bibliothèque nationale 11X;
La France à l’Exposition universelle, Séville 1992 : facettes d’une nation, Paris, Flammarion, 1992. La deuxième partie, intitulée « Le livre-monde », occupe en 225 pages le tiers de la publication qui propose également « Aspects de l’architecture contemporaine », « Les technologies au IIIe millénaire » et « Aspects de l’art contemporain ». On notera la séparation entre savoirs et arts.
- l’exposé des inventions successives de la création littéraire et artistique, même si figurent in fine les livres d’artiste et quelques plasticiens exploitant le livre comme matériau.
On objectera qu’évoquer d’aussi nombreuses dimensions culturelles du livre ne peut conduire qu’à des manques, voire aux lacunes qui froissent tant le bibliothécaire. Certes, tout lecteur quelque peu averti se surprendra à regretter l’absence de telle œuvre, de tel imprimeur ou éditeur, de tel mouvement, de tel auteur ou artiste, voire d’exemples davantage provinciaux (vétilleux, il relèvera aussi quelques bourdons). Michel Melot a répondu par avance avec « l’incomplétude heureuse » 12
, que l’on pourrait même ici qualifier de ludique en évoquant le graphisme des signets de la couverture ; chacun est invité à greffer ses propres connaissances sur l’armature présentée, mais aussi à en engranger de nouvelles parmi toutes celles offertes au regard – par exemple à travers la citation fréquente de « plus ancien exemple conservé », ou encore la notion de parergon (p. 298). À l’inverse, la densité du propos (sans les illustrations, le texte doit avoisiner les 250 pages) peut rendre la lecture assez coriace pour qui ne dispose pas d’une bonne culture générale et cela, malgré une vivacité de récit toujours renouvelée. Celui-ci est en effet construit en tourbillons (comme d’anciens livres chinois, cités p. 49) ou, pour prendre un exemple sans doute plus familier, selon un dispositif comparable à celui de La vie, mode d’emploi, où les histoires s’égrènent en se croisant dans l’espace ou la chronologie, sans rendre pesante l’architecture d’ensemble. Certes, globalement, la flèche du temps n’est pas remise en cause, mais au lieu d’un laborieux exposé des évolutions techniques et artistiques successives, des progrès qu’elles ont permis dans la diffusion auprès de publics élargis et la diversification des contenus, le texte analyse les pratiques sur des thèmes qui enjambent souvent plusieurs siècles, entremêlant au mieux les dimensions textuelles et iconographiques : on trouve ainsi des œuvres du XXe siècle dans le chapitre « Livres premiers » ou, à l’inverse, un fragment datant du VIIIe siècle dans le paragraphe consacré à la BD. De ce fait, traverser rapidement l’ouvrage peut donner l’impression d’une forte présence iconographique des livres médiévaux alors qu’en réalité, le XIXe siècle semble le plus représenté. Significativement, eu égard au nom de la collection, l’exemplaire le plus ancien du chapitre consacré au « Livre objet d’art » est un… herbier du XVIe siècle. L’art du livre possède lui-même une dimension esthétique, notamment par l’emploi de l’« Anisette », police élastique qui sert à la titraille d’un texte composé en « Plantin » plus traditionnel 13Le graphisme de la couverture a été confié à Nicolas Taffin qui avait réalisé les magnifiques et très charnelles photographies de Livre, de Michel Melot (Paris, L’œil neuf, 2006). (L’Enssib conserve et peut prêter une exposition de tirages encadrés.) Nicolas Taffin est cité dans le texte ainsi que Pascal Lardellier, autre partenaire de Michel Melot : Demain, le livre, Paris, L’Harmattan, 2007 (coll. Logiques sociales).
Le codex, héros du récit, possède un corps et une enveloppe : « La reliure du livre n’est pas sa couverture, c’est son principe, sa raison d’être » (p. 310). La démonstration synthétise de considérables travaux en fusionnant habilement les concepts structurels du pli, cher à Michel Melot, et du « rectangle pensant » de la page, expression qu’Anne Zali emprunta naguère à Raymond Gid. L’âme de ce corps serait le souffle de tous les humains qui, produisant des livres de génération en génération, ont déployé leur énergie pour la transmettre à autrui, et dont nous conservons la mémoire, parfois la voix, sur nos étagères, tant il est vrai que tout patrimoine est création réinterprétée. Risquons une définition plus laïque pour qualifier l’âme, celle employée en lutherie : petite pièce d’épicéa qui absorbe les tensions et transmet les vibrations entre le fond et la table d’harmonie d’un instrument à cordes. Ce foisonnant volume formera l’âme de bien des bibliothèques, publiques ou personnelles, littéraires ou documentaires.