Le livre dans la peinture
Robert Bared
ISBN 978-2-85088-607-2 : 69 €
Les éditions Citadelles & Mazenod font honneur au livre : après avoir publié en 2012 le magnifique volume de Pascal Fulacher, Six siècles d’art du livre. De l’incunable au livre d’artiste, véritable monument sur le livre, son histoire et ses techniques, voici un nouveau volume, tout aussi somptueusement illustré, de Robert Bared (qui a déjà cosigné chez Hazan en 2013, avec Natacha Pernac, La peinture représentée), préfacé on ne peut mieux par Pascal Quignard.
Il ne s’agit ici ni d’une histoire du livre à travers ses représentations, ni d’une iconographie du livre en peinture (liste interminable que les bases d’images des grands musées fournissent à foison), ni d’une sociologie du livre et de ses lecteurs telle que nous les montrerait la peinture selon ses époques, ses clientèles et ses usages, ni une théorie de la représentation du livre comme l’a fait pour le tableau Victor Stoichita (L’instauration du tableau, Droz, 1999). Il s’agit plus simplement d’un « beau livre » où le livre, et exclusivement le livre, est représenté « en majesté » dans une suite de reproductions remarquables savamment commentées, de tableaux très divers, plus ou moins célèbres, mais représentatifs de l’omniprésence et de la gloire du livre en Occident depuis la Renaissance, dont on voit bien qu’il n’est pas un accessoire, un faire-valoir du sujet mais un sujet en soi, disons un héros.
L’auteur nous prévient d’emblée : « Pour autant les tableaux ne sont pas ici instrumentalisés, pris comme sources documentaires pour une histoire de la lecture, mais envisagés dans leur dimension artistique, avec une empathie particulière pour les lecteurs – conforme à celle que leur vouent les peintres. » Cette « dimension artistique » du livre dans la peinture n’est cependant pas analysée pour ses vertus plastiques propres, sauf exceptions pour souligner combien la symétrie du livre, sa géométrie oblique, ses lumières ou sa matière, dont parle si bien Pascal Quignard dans son XVIIe Petit Traité : Liber (Maeght, 1990), s’intègrent dans telle composition picturale. Ni histoire pittoresque suivant le modèle des textes d’Alberto Manguel, ou de Fritz Niess dans son Imagerie de la lecture (1991, trad. fr. aux PUF, 1995), l’ouvrage se tient donc essentiellement par la qualité, le choix et l’originalité des œuvres reproduites, chacune commentée et regroupée dans une famille assez large au gré de l’auteur, souvent autour d’une posture, d’un geste, d’une fonction, d’un attribut, le tout donnant d’abord l’impression d’un magnifique désordre. À défaut de nous délivrer une explication sur les raisons pour lesquelles le livre s’est montré si riche et si malléable dans des représentations si diverses, pourquoi il a si bien tenu la vedette dans la peinture, quel qu’en soit le genre, ce livre nous offre une longue et érudite promenade à travers les œuvres comme s’il s’agissait d’une galerie ou d’un musée. C’est plutôt Malraux – l’emphase et la philosophie en moins – qu’il faudrait évoquer, un « musée imaginaire » du livre, comme il l’a fait de la sculpture mondiale. Ce désordre logique et chronologique nous vaut quelques surprises lorsque Fernand Léger précède Van der Weyden ou que Mademoiselle Ferrand, chez Quentin de la Tour, médite en 1753 sur un volume de Newton dans la même position que le Saint Jérôme de Van Eyck en 1435 devant la Bible. Leur geste est semblable, cela laisse-t-il supposer que c’est la peinture qui les rapproche ou l’idée qu’ils se font du livre ? Ces parentés hasardeuses sur le plan historique (qu’on a tant reprochées à Malraux !) ne sont cependant pas gratuites, ce qui amène à reposer la question de la réception et de savoir ce qui, dans notre regard actuel, rassemble des œuvres si éloignées les unes des autres. Un fil continu les relie, mais lequel ? Il y a entre La Sagesse de Tamara de Lempicka et L’atelier du peintre de Vermeer, ou entre le Zola de Manet et le Dante de Bronzino, un « isomorphisme », dirait Didi-Huberman, une continuité dont on ne peut rendre compte par l’histoire des styles ni par l’histoire tout court, et dont le seul point commun est la position du livre comme point focal de la scène.
L’auteur laisse le lecteur se poser ces questions en lui offrant ce corpus remarquable de livres et de lecteurs « en situation ». Dans La place du lecteur. Livres et lectures dans la peinture française au XVIIIe siècle (2014, Presses universitaires de Rennes), qui offre une sélection de 234 planches en couleurs montrant des lecteurs, Anthony Wall s’interroge sur les rapports entre le lecteur, son livre et leur représentation, distinguant lecture intensive et extensive, comparant la façon différente qu’ont les peintres de représenter la lecture selon les époques et les types de lectures, mais observant aussi l’impact des formes et des couleurs (le jaune de Fragonard) sur le motif du livre. Un tel corpus invite à faire des rapprochements et des comparaisons, comme lorsque Maria Tasinato, dans L’œil du silence. Éloge de la lecture (Verdier, 1989), compare la plus ou moins proche intégration au corps du lecteur dans la composition du tableau et tente de caractériser les modes de représentation des scènes de lecture des Pères de l’Église, par la distance du lecteur au livre qu’il manipule, faisant remarquer que le corps parfois se fait livre et que parfois le livre devient corps. La distinction entre types de livres et façon de représenter leurs lecteurs inspire les réflexions de Jan Bialostocki dans Livres de sagesse et livres de vanités (éd. des Cendres, Institut d’études du livre, 1993), comme chacun peut le faire dans ce livre, à partir des exemples choisis par Robert Bared. On peut aussi s’interroger sur ce que lisent ces lecteurs, comment chacun lit, à partir de gestes significatifs, et comment ces modes de lectures induisent un mode de peinture. Beaucoup d’historiens s’interrogent sur la distinction qu’il faut faire entre lectorat féminin et masculin : sont-ils représentés de la même façon, avec les mêmes couleurs, la peinture des lecteurs est-elle sexuée ? Le livre ne répond pas directement à ces questions mais les nourrit par l’abondance d’exemples. L’auteur, très informé pour chacune des illustrations, laisse au lecteur le soin de faire ses propres comparaisons et d’en tirer ses conclusions, et notamment d’expliquer à quoi est due cette surreprésentation du livre, cette complaisance de l’acte de lecture à l’image ? Pourquoi l’acte de lecture est-il « pictogénique » comme on dit « photogénique » ? On se demande enfin ce que la peinture a fait au livre et ce que le livre a fait à la peinture.
Le texte, bien écrit, allant de thème en thème, abonde en informations précieuses et en citations précises, mais de façon vagabonde et c’est plutôt une merveilleuse promenade qu’il nous propose. Ce livre invite à la flânerie, ce qui ne veut pas dire que le texte soit complaisant, il est au contraire très nourri de contextualisations des œuvres, tantôt historiques, tantôt techniques ou anecdotiques, mais fragmentées, éparpillées, d’image en image, comme si chacun avait sa longue légende. Il n’appelle pas à une lecture suivie, en revanche, on ne peut s’en passer lors des nombreuses images peu connues, voire inédites que le choix nous réserve. Car, si on trouve ici les « classiques » incontournables, les Madeleine au désert, les Annonciations, les Saint Jérôme, les Saint Dominique, les Paolo et Francesca de Rimini, on appréciera la part importante donnée à des œuvres moins connues et à des artistes peu en vogue, notamment ces peintres réalistes que les histoires françaises ont longtemps négligés (le suisse Albert Anker, l’allemand Johann Peter Hasenclever, le russe Nikolaï Bogdanov-Belsky, le danois Vilhelm Hammershøi, etc.), conservés dans des musées peu fréquentés (l’étonnant tableau du groupe d’enfants lisant Le dernier des Mohicans de Max Arens que l’auteur du texte a été dénicher à la Saint-Lucas Gallery de Moscou) et rarement reproduits.
Ce mélange ne fait qu’évoquer, avec Henner, Tamara de Lempicka et Théodore Roussel, la dimension sensuelle, voire érotique, du livre qui est une des clés de son succès dans la peinture, si bien étudiée par Evanghélia Stead dans La chair du livre (Presses de la Sorbonne, 2012), et qui mériterait une analyse plus profonde. On peut comprendre ce tropisme du livre vers la sensualité dans le bel ouvrage d’Alexandre Wenger, La fibre littéraire. Le discours médical sur la lecture au XVIIIe siècle (Droz, 2007) ou dans la thèse de Christophe Martin « Dangereux suppléments ». L’illustration du roman en France au XVIIIe siècle (Peeters, 2005). Ici, les lectures solennelles, politiques et liturgiques côtoient sans ambages les lectures intimes, sentimentales ou confidentielles, l’auteur jouant tantôt sur les similitudes (Liotard et Renoir et leurs lectrices solitaires dans deux siècles différents), tantôt sur les contrastes (les lectures diaboliques de Michaël Pacher en 1480 et celles de Félicien Rops en 1885).
Chaque exemple pris séparément nous réserve ses surprises, mais les limites que l’auteur s’est données ne permettent pas d’aller au fond de la question de la spécificité des représentations du livre en peinture. On ne peut lui en vouloir de s’être limité aux peintures, car l’étendre aux autres supports (estampes, dessins, sculptures) serait étendre le corpus à l’infini. Mais il se limite aussi au livre dans la peinture, et ce choix méritait, à tout le moins, d’être justifié, car il nous prive de toute distinction entre les représentations du lecteur de livre et du lecteur de lettres ou de journal par exemple. Quand la peinture s’empare-t-elle du livre plutôt que de la feuille ? Pourquoi le codex remplace-t-il les rouleaux chez la Vierge Marie, au mépris de toute vraisemblance ? La belle exposition conçue par Matteo Bianchi Leggere, leggere, leggere ! Libri, giornale, lettere nella pittura dell’Ottocento (Silvana Editoriale) tenue l’an dernier à la pinacothèque cantonale Giovanni-Züst à Rancate, sur le même sujet (et qui a laissé un magnifique catalogue) gagne beaucoup à faire côtoyer sur une même cimaise des lectures de livres, de manuscrits, de publications, donnant au mot lecture son sens plein, sans le préjugé qui consiste à réduire la lecture à la seule lecture du livre. Ce choix exclut aussi les livres orientaux et tout le genre des paravents coréens dont l’amas savamment agencé de livres reliés et vus en perspective forme l’unique motif. Consolons-nous, chacune de ces lectures est représentée ici dans des exemples pertinents et parfois saisissants (la solitude du lecteur chez Hopper et Fantin-Latour, p. 170) et émouvants comme la superbe conclusion sur cette fascinante femme de Vallotton qui, ayant abandonné son livre, « soutient notre regard de ses yeux de jais et semble avec son air grave, au bord d’une confidence qu’elle ne se résout pas à livrer ». N’est-ce pas l’image d’une vision nostalgique du livre, la raison profonde du plaisir que nous offre cet ouvrage ?