La sagesse du bibliothécaire
Michel Melot
Les livres exclusivement consacrés aux bibliothécaires sont rares. Ce qu’on écrit d’eux relève tantôt du cliché, tantôt du plaidoyer corporatiste. Notre profession excelle en outre à pratiquer alternativement le questionnement indéfini sur son identité et l’autodénigrement. Le livre de Michel Melot échappe fort heureusement à ces écueils. Ce qui nous importe s’inscrit entre la seconde phrase de ce livre (« Pourquoi serait-il sage le bibliothécaire ? ») et la dernière (« C’est pour cela qu’on le dit sage, le bibliothécaire. »).
Qu’on ne s’attende pas pour autant à un syllogisme implacable : Michel Melot pratique avec talent l’art du détour, s’attarde en chemin (mais est-ce s’attarder que de parler du livre et de l’écriture ?), pour mieux revenir à l’essentiel de son propos. Il le fait avec liberté, avec cette manière discrètement érudite qui lui appartient. Méthode et trajet qui ne surprendront pas chez un homme, ses multiples publications en attestent, d’une inlassable curiosité intellectuelle, d’une constante imagination et d’une capacité rare à parler des bibliothèques et des bibliothécaires aux milieux les plus divers, les moins informés, et parfois les moins bienveillants. Son action à la Bibliothèque publique d’information, puis au Conseil supérieur des bibliothèques a bénéficié de cette créativité et de ce sens de la pédagogie. Toutes qualités que le lecteur retrouvera avec plaisir dans ce bref volume écrit d’une plume heureuse, comme en témoignent quelques belles formules. Par exemple, à propos des bibliothèques : « La bibliothèque doit être une symphonie, pas un vacarme. » Ou à propos du livre : « Le pli qui articule la pensée, et la reliure qui la circonscrit. »
Un organisateur de l’univers
« Sage », « sagesse », Michel Melot joue sur les acceptions diverses de ces mots : le bibliothécaire sage est sans doute un savant, celui qui sait, ou qui, en tout cas, a pris avec modestie la mesure de l’immensité du flot des publications sous toutes leurs formes matérielles et immatérielles. Comme le souligne judicieusement l’auteur, cet effort de lucidité et de mise en ordre rapproche le bibliothécaire du botaniste ou de l’astronome. Michel Melot cite à ce propos Alberto Manguel qui fait du bibliothécaire un « organisateur de l’univers ».
Il est aussi, ou devrait être, un sage qui tente de contribuer à la construction 1 d’une vérité « partagée et contingente », qui invite chaque lecteur à construire sa vérité, en mettant au service de la communauté sa compétence professionnelle nourrie par l’intelligence et la raison (c’est le sens des classifications qu’il utilise), sa curiosité, et surtout sa tolérance.
Il est enfin celui qui goûte et fait goûter (autre sens du « sapere » latin) en édifiant des collections qui établissent ces chemins entre livres et lecteurs en se référant à une compétence et à une éthique professionnelles. Le ou la bibliothécaire, comme le souligne Michel Melot, est modeste à titre individuel, mais il est porteur d’une véritable ambition collective. C’est sans doute là l’une des raisons principales du relatif anonymat des bibliothécaires. Les plus connus d’entre eux, de Bataille à Borges, l’ont été pour des raisons qui n’avaient que peu à voir avec leur activité professionnelle quotidienne, activité multiforme, car, si « son métier est d’être sage », le bibliothécaire l’exerce selon des modalités très diverses.
Cette ambition collective, Michel Melot la résume d’une phrase : « Assigner à résidence le savoir du monde […] faire de cette résidence un lieu d’accueil et de rencontres… » Cette formule cristallise l’un des points forts de cet essai qui ne dissocie jamais la dimension patrimoniale et intellectuelle des bibliothèques de leur dimension sociale. Le bibliothécaire est un sage et un savant, mais il l’est dans la Cité, à l’écoute et au service de la société.
Sage mais non pas consensuel
Ce livre de bonne compagnie, paisible, mesuré, et donc sage, n’est pas platement consensuel. Michel Melot, à la lumière de son expérience professionnelle et des diverses expertises qui lui ont été régulièrement demandées, développe quelques idées qui lui sont propres sur lesquelles chacun exercera son jugement. Ainsi, par exemple, à propos de l’ambition totalisatrice devenue impossible pour les bibliothèques, et en particulier pour les bibliothèques nationales : selon lui le projet de la Bibliothèque nationale de France aurait reposé « sur une conception figée de la connaissance », dans la mesure où « toute bibliothèque universelle ne peut se concevoir qu’en réseau ». De la même manière, il prend parti pour une loi sur les bibliothèques.
Comme l’affirme l’auteur, « le bibliothécaire ne prend la place de personne, ni du père, ni du professeur, ni du patron ». La sagesse n’est pas un métier, elle est une attitude, une manière d’occuper discrètement une place juste, utile : au terme de la lecture de ces pages, les bibliothécaires et les amis du livre en seront convaincus.
On ne saurait passer sous silence la qualité éditoriale de ce volume (format, maquette, impression et mise en page), qui accroît encore l’indéniable plaisir de sa lecture.