Le roman du XXe
Avant-propos d’Antoine Gallimard et Jean Rouaud
Paris, Gallimard, 2011, 263 p., 23 cm
N° 596 (février 2011) de La Nouvelle Revue française
ISSN 0029-4802 : 22,50 €
Pour achever l’année du centenaire (ou bien pour la poursuivre) et après les ouvrages consacrés à Gaston Gallimard 1, aux éditions du même nom 2 puis aux auteurs 3 de l’ex-rue Sébastien-Bottin, il convenait de revenir aux œuvres en s’intéressant à celles, du XXe siècle, qui « constellent », pour reprendre les propos liminaires d’Antoine Gallimard et de Jean Rouaud, l’univers du « récit » de 31 auteurs 4 de notre paysage littéraire. Avec ce numéro spécial de la Nouvelle Revue française (NRF), Jean Rouaud, prix Goncourt 1990 5, en sollicitant ces écrivains français et étrangers, a tenté d’esquisser le portrait du roman emblématique du XXe siècle, celui qui dirait (peut-être ?) les heurs et malheurs de ces temps perdus. Point de palmarès, chaque propos est singulier, chaque approche intime, chaque « correspondance » unique, et pourtant cette carte littéraire donne un aperçu atypique d’un siècle de romans.
Tout un siècle
« Ce ne serait pas nécessairement un livre de chevet ou l’ouvrage fondateur de votre œuvre, mais celui qui en révélerait le mieux le récit », ont écrit les coordinateurs du projet dans le courrier qu’ils ont adressé aux auteurs interrogés. « Ce recueil pourrait être aussi l’occasion de ramener à la lumière tel ouvrage essentiel, que l’époque n’avait pas jugé bon de retenir, et qui pourtant aujourd’hui, avec le recul, vous semble avoir saisi [avec] le plus de vérité son mouvement. On peut imaginer que l’ensemble de vos contributions constituera un panorama assez fidèle de ce proche XXe siècle. »
Au final, le résultat est à la hauteur de l’entreprise, et la première contribution le démontre avec brio. Hédi Kaddour 6 consacre un passionnant article au Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline. Un roman réellement représentatif de son époque, écrit le poète-romancier, car « il est violent et pervers, comme son siècle ». Hédi Kaddour dit ainsi la modernité de Céline, la modernité de son récit, de sa narration et surtout de son ton, qui avait tant effrayé en 1932 les jurés du prix Goncourt. Enjoints de choisir entre les récits ronronnants du passé et l’atypique Voyage au bout de la nuit, ils avaient préféré couronner Les loups d’un certain Guy Mazeline 7 et sa narration conventionnelle. Louis-Ferdinand Céline qualifiait cette écriture héritée du XIXe de « vache classique ». Il avait, lui, fait le choix définitif de la « parole déconstruite des petites gens et de la noirceur du monde ». « Tu ne comprends rien, tu ne sais pas combien la vie est tragique », disait-il à Elizabeth Graig, sa compagne d’alors. Pour Hédi Kaddour, Voyage au bout de la nuit est un récit magistral, malgré ses abjections, ses obscénités, ses insultes, qui ne sont que les reflets de la dérive des classes moyennes abîmées par la crise et dont l’auteur était issu. Représentant ô combien éminent du renouveau de la littérature française du XXe siècle, Louis-Ferdinand Céline cohabite dans ce recueil avec trois autres francophones : Blaise Cendrars (pour Philippe Forest), Alfred Jarry (pour Annie Le Brun) et Claude Simon (pour Jens Christian Grondhal) et une foultitude de romanciers marquants de langue étrangère : anglais (Éric Hobsbawm, George Orwell, etc.), italiens (Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Elsa Morante, Malaparte, etc.), allemands (W.G. Sebald, etc.), hongrois (Imre Kertész), mexicain (Juan Rulfo), etc., au sein desquels la majorité des auteurs sollicités ont puisé leurs exemples des romans représentatifs du siècle passé.
Pour dire le roman du (nouveau) monde
Le prix Nobel de littérature 2010, Mario Vargas Llosa, a élu Ulysse de James Joyce. Alain Mabanckou et Ananda Devi, les deux auteurs d’origine africaine interrogés pour donner leur avis, ont sélectionné respectivement Le tunnel de l’argentin Ernesto Sábato et En attendant les barbares de Jean-Michel Coetzee. Mais, c’est un Américain, natif du Sud profond, en l’occurrence William Faulkner, qui semble être le « grand gagnant » de l’épreuve littéraire imaginée par la NRF. L’auteur de Tandis que j’agonise est cité trois fois (François Weyergans, Pierre Guyotat et Carlos Fuentes). Aux yeux de ses admirateurs, le prix Nobel américain de littérature 8 est la plus haute figure de ce siècle pour les États-Unis. Ses romans sont autant de témoignages sur les lignes de rupture qui traversent la société américaine et la travaillent de l’intérieur jusqu’à l’exacerbation. Reprenant à son compte le qualificatif de « baroque » dont les critiques de son époque avaient accablé Faulkner, le romancier mexicain Carlos Fuentes écrit : « Le baroque est l’esthétique du Nouveau Monde, l’art qui permet aux Indiens vaincus et aux Africains asservis de recouvrer leurs dieux et leurs rêves sous les coupoles de la chrétienté. Il est aussi, grâce à William Faulkner, le territoire littéraire dans lequel le Sud peut pleinement se reconnaître comme une société multiraciale moderne. »
Bouillonnant d’érudition et d’intuitions, riche en anecdotes et en drôleries, ce recueil est un bonheur de lecteur et de lecture, un voyage aux poésies retrouvées, aux mythes décomposés, aux souvenirs enfouis. Cependant, en choisissant de ne poser le regard que sur le territoire occidental, la carte littéraire universelle souffre cruellement de l’absence de l’Afrique et de l’Asie, qui ont pourtant été de formidables pourvoyeurs de chefs-d’œuvre au cours du siècle passé.