Gallimard, 1910-2011 : un siècle d’édition
Préfaces d’Antoine Gallimard et Bruno Racine
Paris, Bibliothèque nationale de France/Gallimard, 2011, 192 p., 25 cm
ISBN 978-2-07-013317-8 : 49 €
«Décidément, j’aime les catalogues, c’est aussi beau qu’un indicateur de chemin de fer, on y voyage. On y prend une vue assez juste de l’humanité, de celle qui pense. » Cette phrase, extraite de la correspondance de Gaston Gallimard à sa femme, placée telle un « frontispice » dans le catalogue de l’exposition 1 consacrée par la Bibliothèque nationale de France aux cent ans des éditions Gallimard, résume à elle seule tout le plaisir que l’on éprouvera à découvrir ce magnifique ouvrage, le souvenir d’un beau voyage au pays des « œuvres » comme l’écrit si bien Jonathan Littell.
Éditer
C’est le 31 mai que furent créées, au 31 de la rue Jacob (Paris 7e), les éditions de la Nouvelle Revue française (NRF)par Gaston Gallimard, André Gide et Jean Schlumberger, dans le sillage de la revue 2 née elle en 1909. Dès le début, il s’agit pour les fondateurs de cette entreprise d’avoir une véritable politique éditoriale qui se ferait l’écho de la NRF, tout en accueillant des œuvres théâtrales et des premières traductions 3. Ce ne sont pas moins de douze titres qui seront publiés en 1912, donnant ainsi naissance à ce que d’aucuns appelleront le « classicisme moderne », même si cette deuxième année d’existence voit André Gide refuser le premier manuscrit 4 de Marcel Proust… Mais la NRF saura accueillir, en 1919, le deuxième volume de « À la recherche du temps perdu » : À l’ombre des jeunes filles en fleurs, offrant ainsi aux éditions leur premier Goncourt. Dans l’idée de constituer un catalogue littéraire, un fonds prend alors forme, et, dès le début, ce sont les plus grands noms de la littérature qui déposent leurs ouvrages : Roger Martin du Gard, Paul Claudel, Georges Duhamel, Jules Romains et tant d’autres. Durant toute la Première Guerre mondiale, les activités se poursuivent inlassablement entre Paris et New York. Elles vont d’ailleurs connaître une évolution majeure avec la prise de conscience de Gaston Gallimard qu’il faut faire évoluer l’entreprise, et que celle-ci ne peut avoir qu’un seul dirigeant, un seul patron, un seul chef de file, même si les principales orientations sont prises collégialement. La librairie NRF deviendra ainsi la librairie Gallimard et la société anonyme verra le jour le 1er juillet 1919. Il faudra attendre un an de plus pour que s’ouvre, au bas de boulevard Raspail, une librairie pensée comme pilote et vitrine des éditions de la NRF : diversification sera alors le maître mot de Gaston Gallimard. À l’augmentation du capital succéderont la naissance de collections et l’élargissement des publications, tout en s’adaptant aux méthodes publicitaires et de diffusion des concurrents. Désormais, il ne s’agit plus seulement d’éditer mais aussi de publier.
Publier
Une chronique, en date du 1er juillet 1925, et parue dans Le Crapouillot 5 en donnera une version quelque peu outrancière puisqu’on y lit : « […] une maison d’édition qui grâce à la qualité de ses auteurs… avait réussi à acquérir une cote d’amour, s’avise subitement de se rabaisser, en flattant les goûts les plus vulgaires. M. Gallimard […], lui, n’hésite pas, flairant (à tort peut-être) la bonne affaire, à trahir, les écrivains d’une haute tenue, qui lui ont permis d’exister et à compromettre délibérément le crédit moral qu’ils avaient acquis à sa firme, tant en France que dans les centres intellectuels de l’étranger. » Mais peut-on croire l’éditorialiste, alors même que la maison, maintenant installée au 43, rue de Beaume 6, publie Jean Cocteau, Albert Cohen ou encore Marcel Jouhandeau, et prend l’initiative d’accueillir des textes brefs relevant de l’esprit nouveau dans sa collection « Une œuvre » ? Ce sera toute l’intelligence de Gaston Gallimard que d’être dans cet art du « grand écart » au nom de la cause littéraire, lui permettant d’accueillir des personnalités que tout oppose, dans une maison d’édition où cohabitent par exemple la collection « Chefs-d’œuvre du roman d’aventures 7 » et la « Blanche ». Viendront par la suite l’aventure des publications Zed 8, l’impérieuse nécessité, pour surmonter la crise, de lancer de nouveaux projets, de s’essayer aux collections populaires 9 tout en reprenant « La Pléiade 10 », d’être dans le mouvement, l’inventivité et, en même temps, de se structurer comme une entreprise, une société.
Diffuser
Les dix années qui précéderont la Seconde Guerre mondiale seront celles de l’âge de raison et de la constitution du catalogue, qui scelleront cette nécessité impérieuse d’éditer, de publier et de diffuser quoi qu’il advienne. Et il adviendra parfois le pire durant cette période tumultueuse, comme l’attesteront les nombreuses interdictions qui frapperont la rue Sébastien-Bottin, mais aussi le meilleur au moment où, par exemple, Jean Paulhan œuvre à une manière d’amnistie anticipée sous couvert de littérature avec sa revue Les cahiers de la Pléiade 11. Cette république des idées bâtie par Gaston Gallimard est à l’image des points de tension qui touchent la société française et son entreprise d’édition en est en quelque sorte une chambre d’écho, une arène parfois. L’après-guerre sera éditoriale, le groupe se métamorphosera alors même que le « poche » entre en scène et que les sciences humaines se développent. Le besoin de savoir, de comprendre et d’imaginer un autre monde permet à cette entreprise des contraires d’être cet espace de référence d’une société intellectuelle en demande de reconnaissance et de pouvoir. Et, comme dans toute aventure, celle-ci aura son lot de difficultés, qu’elles soient humaines, conjoncturelles ou structurelles.
Le catalogue publié en coédition par la BnF et Gallimard est un joyau splendide. Il nous offre dans un volume d’une grande élégance formelle (magnifique alliance du rouge et du beige) un roman familial et historique, un album de photographies, des sources scientifiques nombreuses (citons par exemple : le répertoire des collections ; la liste des membres du comité de lecture depuis 1925, des long-sellers et best-sellers ; l’évolution des tirages du graphisme de la collection « Blanche » ; logos et en-têtes ; florilèges divers ; revues ; prix littéraires, etc.) et de quoi satisfaire nos envies de curiosité par la présentation, par exemple, de nombreux fac-similés de correspondances diverses et surtout, parmi ceux-ci, des fiches de lecture jusqu’alors inédites. Le grand défilé ainsi mis en scène procure un grand bonheur de lecture, comme celui que l’on éprouve en découvrant à la faveur d’un anniversaire centenaire le trésor d’un grand homme, oncle Gallimard.