Gallimard : un éditeur à l’œuvre
Alban Cerisier
Collection Découvertes Gallimard n° 569
ISBN 978-2-07-044169-3 : 14 €
La belle maison d’édition de la rue Sébastien-Bottin fête avec élégance et sans l’ombre d’une ride son centenaire comme le ferait une fringante demoiselle qui se rirait de son passé et dévorerait à pleines dents son avenir. Pour fêter cet événement (national !!!), celle-ci s’offre une exposition à la Bibliothèque nationale de France 1, des expositions itinérantes dans des grandes librairies de province, un cycle de lectures au théâtre de l’Odéon 2 et du Vieux-Colombier 3, des articles 4, un documentaire sur Arte 5 et des publications diverses 6 dont le passionnant Gallimard : un éditeur à l’œuvre d’Alban Cerisier.
Fondements
Les Éditions de la Nouvelle Revue Française naissent en 1911 dans le sillage de la revue littéraire créée par André Gide et ses amis en 1909 et publient à l’aube de ce bel été : L’otage de Paul Claudel, Isabelle d’André Gide et La mère et l’enfant de Charles-Louis Philippe. Déjà entouré de son célèbre double liseré rouge et noir, la « collection blanche » portée sur les fonts baptismaux par André Gide et cinq autres de ses amis 7 attendra l’après-guerre pour connaître un véritable départ sous l’égide des Éditions Gallimard, grâce à la passion débordante de Gaston Gallimard pour les hommes et l’amitié. Cet éternel sentimental, un « cœur un peu ivre de lui-même » comme le décrit Alban Cerisier, était un Diogène, un homme de la consolation qui aimait la vie, l’amour et son expression la plus sincère : la poésie. Il était de ceux pour qui la fidélité avait un sens (même s’il ne le fut guère), le goût de l’indépendance une obligation sans fard et sans outrecuidance.
Le « Comptoir 8 » marquera le sceau de cette belle aventure de la rue Saint-Benoît à la rue Sébastien-Bottin en passant par la rue Madame. Dans cet entremêlas entre la NRF, les éditions et les années de guerre où chacun cherchera sa voie, bien des aventures humaines s’écriront, laissant sur la route leurs lots d’aigreurs et de douleurs. Mais qu’importe, l’aventure est en marche et il est temps pour Gaston Gallimard de renoncer « à une solidarité compromettante et mensongère » comme la qualifiait André Gide, afin que la librairie NRF devienne la librairie Gallimard. Le bel essor, même s’il connut des chaos, permettra à la maison d’édition de se structurer, de se professionnaliser, alors même que se met en place une politique éditoriale ambitieuse et curieuse. Les premières collections apparaissent, la psychanalyse est accueillie au sein des « Documents bleus », la jeune prose française fait son entrée, mais aussi Simenon, Nizan, Sartre et bien d’autres comme Kafka, Faulkner… En 1933, sur le conseil d’André Gide, c’est la collection « La Pléiade 9 » qui entre dans le giron des Éditions Gallimard alors même que la politique d’auteurs agite la profession en 1936.
Des années noires à l’édification d’une grande maison familiale
Malgré les contraintes qui pèsent sur l’édition française 10, la maison Gallimard maintient de bons résultats en librairie sous l’Occupation, en multipliant par trois son chiffre d’affaires et en faisant l’acquisition de l’hôtel Bochart-de-Saron qui jouxte son siège. Cette période est décrite avec précision par Alban Cerisier, qui ne la passe pas sous silence comme on glisserait la poussière sous un tapis. C’est peut-être dans ces pages que se jouent la petite et la grande histoire, l’aventure humaine et la résistance intellectuelle clandestine. C’est peut-être dans ces pages que l’on perçoit au mieux « l’âme » des Éditions Gallimard, ce singulier enchevêtrement de passions, de croyances, d’exigence et de foi en l’avenir de l’homme. Ce point de tension entre Drieu La Rochelle, Montherlant et Éluard, Queneau, Camus au temps du Comité national des écrivains 11 et l’instruction judiciaire du 5 mai 1945 visant Gaston Gallimard de faits intentionnels de collaboration. En octobre 1946, la Cour de Justice de la Seine classe le dossier, suivie, deux ans plus tard, par la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration.
Le souffle d’un siècle
La mort d’André Gide en 1951 marque une rupture, resserrant cette « étroite survivance » de ce qui fut le groupement des débuts. Âgé, Gaston Gallimard commence à passer le relais alors même qu’un nouvel âge éditorial voit le jour. La grande famille est confrontée au développement capitalistique de la société, des désaccords naissent et à la fin des années cinquante la maison d’édition est au bord de l’implosion. Malgré ces tensions, Gallimard se diversifie (rachat de La Table ronde et du Mercure de France, création de la collection « L’univers des formes », etc.), signe en 1970 un pacte de non-agression 12 avec Hachette, accueille Pierre Nora pour la « Bibliothèque des sciences humaines », « Témoins » et « Bibliothèques des histoires », et participe de plein droit de la république des idées. À la mort de Gaston Gallimard en 1975, Claude n’aura de cesse de développer l’entreprise éditoriale afin qu’elle achève sa mue. Son fils cadet, Antoine, qui prend sa succession en 1988, poursuit ce nécessaire « projet d’indépendance et de créativité » qui animait Gaston en 1911. De la loi relative au prix unique du livre 13 à l’essor de la littérature de jeunesse comme à celui des documentaires impulsé par Pierre Marchand 14, de son audace éditoriale au fonds patrimonial ainsi constitué, la maison Gallimard prouve son indéfectible attachement aux valeurs civilisatrices du livre et de la lecture.
Que ce centenaire soit l’occasion de lui témoigner toute notre affection et de remercier l’auteur de ce passionnant livre, du bonheur que nous avons eu de découvrir un « éditeur à l’œuvre », comme si nous étions le témoin privilégié de cette grande aventure familiale.