« Loi symbolique » ou mesures concrètes ?
Réflexions sur la lecture publique
Aux origines de la lecture publique
La revendication d’une loi sur la lecture publique est régulièrement évoquée depuis désormais plus d’un siècle. L’esprit et la loi qui découlent du mouvement de décentralisation ont rendu très improbable toute obligation faite aux collectivités locales, l’on ne parle plus guère que de « loi symbolique », et les gouvernements successifs s’attachent désormais à développer des propositions de réforme des dispositifs existants.
Pour mieux apprécier l’éventuelle portée de ces dernières et les conditions de leur succès, nous reviendrons d’abord sur le rappel des considérants sur lesquels se fonde et se définit la lecture publique, puis sur les motifs très divers qui amènent à souhaiter une intervention de l’État. C’est ensuite sur cette base que nous envisagerons quelles pourraient être les modalités « bibliothéconomiques » des propositions politiques de la dernière décennie.
De la Révolution française au modèle américain
La première mention d’un réseau national de bibliothèques apparaît dans les Cinq mémoires sur l’instruction publique de Condorcet 1 : « Chaque chef-lieu d’instruction doit avoir une bibliothèque ; et en désignant des ouvrages pour être mis, les uns dans les bibliothèques des districts, les autres, en plus grand nombre, dans celles des départements, on aura un moyen d’accélérer la composition, la publication des livres utiles, et, en quelque sorte même, d’après leur degré d’utilité, sans être obligé à une nouvelle dépense 2. » Cette mutualisation géographique n’était pas uniformisation. Elle présentait au contraire l’avantage, aux yeux de Condorcet, de prévenir la tentation d’en faire un vecteur de propagande opposé à sa conception de l’instruction publique, qui devait selon lui veiller à transmettre des raisons et non des vérités. Aussi préconisait-il que nul ne puisse « affecter sur les opinions une domination toujours dangereuse, en quelque main qu’elle soit confiée », tout en précisant : « ici comme ailleurs, on sera fidèle au principe de ne rien diriger qu’en respectant l’indépendance 3. »
En 1881-1882, les lois scolaires de la Troisième République, qui s’inspiraient largement des idées de Condorcet, furent accompagnées de la création des bibliothèques scolaires, dont beaucoup furent à l’origine des bibliothèques municipales. Tous s’accordaient alors à penser que la bibliothèque constituait le complément indispensable de l’école, permettant à chacun d’approfondir et de s’approprier en toute indépendance les savoirs dispensés par les maîtres.
En 1906, l’Association des bibliothécaires français était fondée sur la revendication d’une loi qui garantirait la présence de bibliothèques sur tout le territoire et la compétence professionnelle de leur personnel, en s’inspirant des réalisations anglaises et surtout américaines, plus proches par leurs origines révolutionnaires des attendus politiques français. Ce fut d’ailleurs grâce au Book Committee on Children’s Librairies, et au Comité américain des régions dévastées, que la Bibliothèque de l’Heure joyeuse, première bibliothèque pour enfants, fut inaugurée le 12 novembre 1924 en même temps qu’une bibliothèque publique. La même année, Eugène Morel, qui avait pris une part active à la création de l’Association des bibliothécaires français et au développement en faveur de ce qu’il appelait la librairie publique, réaffirmait sans équivoque la vocation éducative des bibliothèques : « L’école s’est parfois trompée. Soit par misère, maladie de jeunesse, éloignement des centres, inaptitude aux formules de l’enseignement, erreur des maîtres, erreur des élèves ou des parents, tous n’ont pas profité de l’école […], la bibliothèque répare 4. »
L’héritage du programme du CNR : 1945 – 1975
En 1945, tous les partis politiques qui n’avaient pas été compromis dans la collaboration s’accordaient sur une orientation programmatique commune : le Programme du Conseil national de la Résistance (CNR) dont l’un des objectifs était d’offrir la « possibilité effective pour tous les enfants français de bénéficier de l’instruction et d’accéder à la culture la plus développée, quelle que soit la situation de fortune de leurs parents, afin que les fonctions les plus hautes soient réellement accessibles à tous ceux qui auront les capacités requises pour les exercer et que soit ainsi promue une élite véritable, non de naissance mais de mérite, et constamment renouvelée par les apports populaires 5 ».
Le programme du CNR s’est traduit par des mesures qui entreprennent la mise en œuvre d’une politique de « lecture publique » : création de la Direction des bibliothèques et de la lecture publique (DBLP), de l’inspection générale 6, puis d’un statut spécifique de bibliothécaires, sous-bibliothécaires et assistants 7. Ces mesures structurelles accompagnent la mise en place progressive, « dans la limite des crédits inscrits au budget annuel du ministère de l’Éducation nationale », de services de l’État : les bibliothèques départementales de prêt 8. Le gouvernement provisoire de la République française jugeant ainsi qu’il lui revenait d’abord de fixer le cadre d’un service public de la lecture, d’assurer la desserte des zones rurales, et ce faisant de donner l’exemple, sans s’immiscer pour autant dans le libre choix des communes.
En 1973, Bibliothèque nationale, bibliothèques universitaires et bibliothèques publiques étaient toujours considérées comme des composantes d’un même projet de lecture publique. Étienne Dennery, alors administrateur général de la Bibliothèque nationale et directeur des bibliothèques de France, voyait dans la naissance de l’informatique le moyen d’harmoniser enfin « l’activité des différentes bibliothèques dans l’ensemble du pays », de façon à faire converger le développement des collections et la conservation. Ce projet s’appuyait sur le Bureau pour l’automatisation des bibliothèques créé deux ans plus tôt, en vue de la « préparation d’un Catalogue national centralisé » qui, grâce à « la mécanisation du catalogage », devait permettre l’établissement d’une bibliographie courante française et l’échange d’enregistrements magnétiques avec les autres nations, tandis qu’au plan national, le CANAC (Catalogue national centralisé) avait pour rôle de mettre en place des réseaux d’information et d’amélioration de la gestion des bibliothèques 9. L’ensemble de ces décrets et ordonnances formaient un dispositif institutionnel organisé « autour d’une direction de ministère unique et de la Bibliothèque nationale », associant « les services techniques et les instruments de travail, tels la Bibliographie de la France ou les catalogues collectifs », et la tutelle de l’École nationale supérieure de bibliothécaires (ENSB), créée en 1963 10.
L’éclatement de la DBLP et ses conséquences
L’année 1975 marqua la fin de ce dispositif. Les compétences de la DBLP furent réparties entre le ministère de l’Éducation nationale et celui de la Culture. En absence de loi, cette mesure fut présentée comme purement administrative. Elle fut cependant le point de départ d’évolutions politiques successives, dont le simple énoncé du dispositif marque combien elles s’éloignaient progressivement des ambitions du programme du CNR. La Direction des bibliothèques et de la lecture publique devenait la Direction du livre et de la lecture, au ministère de la Culture, opérant un rapprochement avec les industries du livre, puis un Service du livre et de la lecture, dépendant de la Direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC) au sein d’un ministère de la Culture, devenu entre-temps ministère de la Culture et de la Communication. Les bibliothèques publiques désormais confiées à un ministère distinct de celui de l’éducation, la « lecture publique » se voyait peu à peu définie en opposition aux bibliothèques scolaires et universitaires, accompagnant ainsi la naissance de l’opposition entre « école » et « culture » théorisée à partir des années 1970.
C’est dans ce nouveau contexte qu’est réapparue la revendication d’une loi, dont la récurrence ne doit pas masquer pour autant la disparité des attentes.
Attentes hétérogènes et constats partagés
Des problèmes relevant difficilement d’une loi
L’inégalité des territoires
Dans les années 1970, l’objectif de la lecture publique est essentiellement devenu quantitatif. La revendication d’une loi obligeant les collectivités locales à créer des bibliothèques publiques sur la base de normes minimales ne résista pas aux lois de décentralisation. En 1987, Jean Gattégno, alors directeur du livre au ministère de la Culture, dissipait tout espoir en ce domaine, réaffirmant « que les communes comme les départements sont libres d’administrer comme ils l’entendent leurs bibliothèques et qu’il ne faut pas attendre une quelconque remise en cause de ce principe intangible 11 ». Plus de vingt ans plus tard, dans un contexte de restriction des dépenses publiques de l’État et des collectivités locales, et au moment où est restreint le financement des collectivités locales tout en les appelant à réduire leurs dépenses, on voit mal comment l’État pourrait remettre en cause ce principe.
La liberté de choix des bibliothécaires
La revendication d’une loi a alors été évoquée dans le but de préserver la liberté de choix des bibliothécaires. La pression, sinon la censure politique ou morale, n’a jamais cessé de provoquer d’infinis débats. L’évolution des mœurs ne les a guère apaisés, elle les a simplement transférés en aggravant quelquefois les passions. Poser le problème en termes de liberté de choix des bibliothécaires est pour le moins maladroit. Si l’on en juge par l’impressionnante liste d’exclusions de certaines « chartes documentaires », les bibliothécaires qui sont à leur origine ne sont pas épargnés par la tentation de participer à un nouvel ordre moral qui n’a rien à envier à l’ancien.
Le problème n’est donc pas la liberté de choix des bibliothécaires, mais celui du cadre juridique dans lequel s’exerce le développement des collections 12. On voit mal à cet égard comment la constitution des collections pourrait déroger au principe affirmé par la décision du conseil constitutionnel, à propos de la diffusion de la presse, et selon lequel « en matière de libre communication des pensées et des opinions garanties par l’article 11 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 […], l’objectif à réaliser est que les destinataires essentiels [de cette liberté] soient à même d’exercer leur libre choix sans que ni les intérêts privés ni les pouvoirs publics puissent y substituer leurs propres décisions 13 ». Le seul cadre réglementaire restrictif en la matière est la loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 qui réglemente les publications destinées à la jeunesse 14, l’interdiction de publications étrangères par arrêté du ministre de l’Intérieur au titre de l’article 14 de la loi sur liberté de la presse 15, ainsi que les décisions de justice prises à la suite de plaintes de parties civiles, comme ce fut le cas de l’interdiction de Suicide mode d’emploi en 1988 16, et plus récemment, en application de diverses « lois mémorielles », comme la « loi Pléven 17 », la « loi Gayssot 18 », la « loi relative à la reconnaissance du génocide arménien 19 », la « loi sur la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité 20 », etc.
Mais il s’agit là du cadre de l’exercice d’une liberté qui n’exonère en rien les bibliothécaires de justifier leurs choix.
Le « pluralisme »
Attendre d’une loi qu’elle définisse la règle en termes de « pluralisme » des collections serait un remède pire que le mal. La question s’accommode en effet fort mal de quelque forme de manichéisme : il serait par exemple totalement absurde de prétendre justifier la présence d’un document « de gauche » par un document « de droite », comme si l’on pouvait réduire les considérants d’un débat en ces termes. Une disposition législative formulant des exigences en ces termes est difficilement envisageable et, si par malheur, elle venait à être prise, son application ne ferait que mettre les bibliothécaires dans une impasse.
La diversité de la représentation des opinions dans une collection ne peut en effet se décréter abstraitement. Elle s’inscrit dans un cadre délimité par des moyens financiers (crédits d’acquisitions et d’abonnements) et matériels (capacité des rayonnages). Mais elle repose aussi sur une problématique scientifique complexe qui requiert des compétences : comment constituer un fonds respectueux de la diversité des points de vue, si l’on ne connaît pas le champ et les enjeux d’une discipline ?
Il est naturel, par contre, d’attendre des bibliothécaires une plus grande transparence des politiques documentaires. Il serait donc par conséquent opportun d’exiger qu’ils formulent explicitement la politique documentaire de l’établissement dans des documents programmatiques pouvant servir de base de référence et de dialogue avec leurs autorités de tutelle et le public.
La pérennité des services existants
Le désengagement de certaines collectivités locales dans le domaine des bibliothèques, notamment celui de départements, est à l’origine de l’idée d’une loi générale reconnaissant symboliquement le rôle et le caractère de service public des bibliothèques.
La demande d’une loi symbolique ne peut être sérieusement envisagée. Une loi établit par définition une règle ou un ensemble de règles obligatoires, garanties par une autorité souveraine. Elle doit donc porter sur des objets précis et définir des obligations ou des droits, compatibles avec la constitution et l’ensemble du dispositif législatif. Car – faut-il le rappeler ? – le respect des lois relève de la force publique et l’on voit mal cette dernière s’exercer envers des élus territoriaux au seul motif qu’ils auraient porté atteinte à la reconnaissance du rôle et du caractère de service public des bibliothèques.
La brûlante actualité de la promotion de la lecture
L’Angleterre a longtemps servi de modèle par l’action de ses bibliothèques pour enfants, à l’origine du développement et du prestige de sa littérature jeunesse. Les renoncements successifs à cette ambition produisent les effets que l’on pouvait prévoir. Selon une enquête citée par The Guardian, la proportion d’enfants de moins de 5 ans auxquels un adulte lisait un ouvrage tous les jours atteignait encore 69 % en 2013, elle est désormais réduite à 51 % *. Au moment où l’on constate les problèmes grandissants d’apprentissage de la lecture et les dangers d’une exposition trop précoce aux écrans, cette enquête souligne la nécessité de la promotion de la lecture, tant auprès des enfants que de leurs parents.
Elle confirme également l’importance du rôle des bibliothèques en faveur du développement artistique et économique de l’édition pour la jeunesse. Car, comme le relève le journal économique Les Échos qui rend compte de cette enquête :
« Les éditeurs britanniques de livres pour enfants ont de quoi se faire des cheveux blancs **. »
* « Only half of pre-school children being read to daily, UK study finds », The Guardian, édition en ligne, 21 février 2018 : https://www.theguardian.com/books/2018/feb/21/only-half-of-pre-school-children-being-read-to-daily-study-finds
** Alexandre Counis, « Ça se passe en Europe : les Britanniques font de moins en moins la lecture à leurs enfants », LesEchos.fr, 12 mars 2018 : https://www.lesechos.fr/monde/europe/0301414011105-ca-se-passe-en-europe-les-britanniques-font-de-moins-en-moins-la-lecture-a-leurs-enfants-2160293.php
Des constats partagés et des solutions appelant à mieux tirer parti des opportunités
L’heure n’est plus à la proposition d’une loi générale, mais à des propositions d’aménagement du dispositif. Cinquante et une, plus ou moins officielles, ont ainsi été produites au cours de ces huit dernières années : 14 propositions présentées le 30 mars 2010 par le ministre de la Culture et de la Communication Frédéric Mitterrand, 18 présentées par la sénatrice Sylvie Robert en 2015 21, et enfin 19 présentées par Erik Orsenna et Noël Corbin en février 2018 22.
Certaines de ces propositions sont partiellement imbriquées. Les contrats territoire-lecture (CTL) 23, initiés à partir des propositions de 2010, servent de base à une partie des propositions qui ont suivi, tandis que le rapport Orsenna-Corbin rend hommage à celles de Sylvie Robert. Toutes comportent un socle de points communs :
- L’attention aux enjeux du développement de la lecture, d’abord. Le rapport Orsenna-Corbin voit dans les bibliothèques un « réseau engagé pour lutter contre l’analphabétisme et l’illettrisme 24 », et souligne par une opportune citation l’importance de la lecture pour le développement, dans l’esprit des apports de la psychologie cognitive s’inspirant notamment des travaux de Paul Ricœur, selon laquelle elle invite à se « penser soi-même comme un autre 25 ». L’importance de ce rappel mériterait cependant que l’on s’intéresse davantage aux causes et aux remèdes à apporter à la baisse régulière des inscrits et des emprunteurs, encore relevée par la dernière étude du CNL 26, alors même que la lecture des livres a tendance à progresser 27. La « fréquentation » indéterminée des bibliothèques, quel que soit son intérêt, ne pouvant en effet traduire à elle seule un succès des orientations de développement de la lecture proprement dite.
- L’importance de la contribution à la formation, ensuite. La ministre de la Culture a très nettement fait savoir qu’elle entendait faire de la coopération avec l’école une priorité majeure afin de « permettre à chaque enfant de se construire grâce à la pratique artistique et la lecture dès le plus jeune âge ». C’est dans la logique de cette volonté politique que le rapport Orsenna-Corbin propose de « développer, en lien avec les rectorats, les partenariats entre les bibliothèques et les collèges et lycées, avec comme objectif d’en doubler le nombre d’ici 2022 28 » et de renforcer les partenariats conventionnels entre bibliothèques universitaires et municipales pour des ouvertures coordonnées 29. Cette dernière proposition reprend celle de Sylvie Robert « d’expérimenter des projets de coopération entre les bibliothèques publiques et les bibliothèques universitaires à l’échelle d’un territoire 30 ». Nous ajouterons que ces propositions recouvrent implicitement l’idée d’un partage régional des ressources documentaires afin d’améliorer la réponse aux besoins de formation initiale et continue, auxquels toutes les bibliothèques ne peuvent répondre de la même manière.
- L’extension des heures d’ouverture, bien sûr, mais aussi la qualité et la complémentarité des politiques documentaires dont le rapport Orsenna-Corbin rappelle qu’elles sont « au cœur des missions des bibliothécaires 31 ». Cette proposition rejoint celle de Sylvie Robert d’encourager le développement des CTL, actuellement abondés par le programme 334 (livre et industries culturelles) en les inscrivant parallèlement sur le programme 224 (transmission des savoirs et démocratisation de la culture) 32. Elle s’inscrit dans une politique d’encouragement contenue par la proposition n° 2 du rapport Orsenna-Corbin, suggérant de « conditionner l’octroi de subventions de l’État pour des investissements dans une bibliothèque à l’adoption d’un plan stratégique définissant les ambitions en matière de lecture publique, au niveau d’un bassin : charte de la lecture publique 33 ».
- Le besoin d’une évaluation objective, comprise et partagée, enfin, dans l’esprit de l’évaluation des politiques publiques. La parution de la norme ISO 16439:2014 Information and documentation – Methods and procedures for assessing the impact of libraries montre à quel point s’avère un besoin grandissant à travers le monde de s’intéresser, au-delà des moyens et des résultats apparents, aux effets de l’action publique au regard des enjeux qui l’ont suscitée.
Les propositions que nous venons d’évoquer sont essentiellement de nature politique. Notre propos est de l’ordre du management et axé sur la recherche de l’efficience, de l’efficacité et de l’impact de l’action des bibliothèques. Il ne s’agit donc pas de propositions concurrentes, mais de remarques et de suggestions relevant de la gestion. Ce faisant, nous espérons contribuer à attirer l’attention sur l’interrelation entre des aspects particuliers qui, abordés séparément, ne prennent ni le sens ni l’importance qu’ils revêtent si on les considère selon une perspective d’ensemble. Tel est par exemple le cas du lien entre la Transition bibliographique, l’ouverture des métadonnées bibliographiques et d’autorité de la BnF, la réforme du catalogage local et l’extension des horaires d’ouverture.
Sept propositions en faveur de la lecture publique
1. Revaloriser l’expertise professionnelle et la réglementation de l’exercice de la profession
La responsabilité de la définition d’un projet de service et de la politique documentaire sur lequel il se fonde, celle du choix des fonctionnalités d’un système d’information, celle des bâtiments ou des installations forment un tout indissociable.
Seuls des professionnels disposant d’une vision d’ensemble des interactions de ces composantes sont en mesure d’en assurer la cohérence. Le recours à des consultants extérieurs sur des questions relevant de l’expertise professionnelle comme le choix d’un système d’information ou la programmation d’un bâtiment, voire « l’externalisation » des acquisitions relevant de l’expertise professionnelle qui se multiplie actuellement, témoignent d’une inquiétante remise en cause des compétences des conservateurs qui ne peut que nuire à l’efficacité recherchée.
Il est en effet encore possible aujourd’hui que les fonctionnalités d’une bibliothèque soient conçues selon les idées d’un architecte, le système d’information et de gestion selon celles d’un expert informatique, et les collections déposées par un grossiste de diffusion de « produits culturels » sur la base d’un montant financier et de quelques préconisations générales. Dans une telle conjoncture, il est logique de considérer qu’il ne reste qu’à recruter quelques « médiateurs », vacataires ou bénévoles pour plus de souplesse et moins de contraintes, visant à animer ce que l’on se plaît à désigner d’abord comme un « lieu de vie », en confiant le tout à un responsable administratif et, pourquoi pas, à un prestataire délégué.
Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que, d’une telle façon de procéder, on peut difficilement attendre des collections qui se différencient de la distribution commerciale, des procédures efficientes, et un impact positif sur l’éducation et la démocratisation de la culture. L’invraisemblable archaïsme des procédures de constitution des catalogues et de traitement des documents, les aberrations fonctionnelles de nombreuses réalisations architecturales, le désarroi de personnels qui ne savent plus quelle est leur mission, expliquent en grande partie la baisse des inscrits et des emprunts. Chacun sait que la « fréquentation », dont on fait désormais grand cas, résulte pour beaucoup de l’initiative du public, souvent pour le meilleur, comme le révèle une enquête sur l’usage qu’en font les lycéens et les étudiants quand l’environnement s’y prête 34, mais parfois aussi pour le pire, quand elle prend la forme d’agressions envers les personnels, de vandalisme et de comportements propres à décourager les usagers et les utilisateurs potentiels.
C’est pourquoi nous pensons que les missions définies par le statut des conservateurs doivent être respectées et non remises en cause. L’intérêt général exige en effet qu’ils soient en charge de « constituer, organiser, enrichir, évaluer et exploiter les collections de toute nature des bibliothèques » et qu’ils doivent être « responsables de ce patrimoine et du développement de la lecture publique 35 ». L’intérêt public exige plus que jamais, à l’heure de la Transition bibliographique, que les catalogues soient « établis sous leur responsabilité », ce qui exclut notamment qu’ils puissent ne pas être les décisionnaires finaux de la définition des fonctionnalités d’un système d’information, sous peine de voir se perpétrer le catalogage redondant, et un désordre bibliographique inconcevable à l’époque de l’ouverture des métadonnées bibliographiques et d’autorité au web sémantique.
Rien dans la forme actuelle des statuts des conservateurs ne s’oppose à la promotion de la lecture, de la connaissance et de la culture. Cette mission est bien mieux définie par le deuxième alinéa de l’article 2 du décret no 91-841 du 2 septembre 1991, que ne pourrait le faire un concept aussi restrictif et équivoque que celui de « médiation ». Cet article dispose en effet plus précisément que les conservateurs sont en charge de l’organisation de « l’accès du public aux collections », de « la diffusion des documents à des fins de recherche, d’information ou de culture », ainsi que de la « formation des professionnels et du public dans le domaine des bibliothèques, de la documentation et de l’information scientifique et technique ». Ces missions s’expriment en termes d’orientation et d’assistance auprès du public dans sa recherche documentaire, de formation des usagers à l’utilisation des catalogues et des ressources numériques, de présentations promotionnelles, d’éditorialisation des contenus et du portail, d’organisation d’heures du conte, d’expositions, de conférences, de rencontres organisées directement ou en coopération, d’actions « hors les murs », de partenariats divers, etc. Ces missions sont généralement celles qui sont le mieux assumées. L’enjeu n’est donc pas celui d’une modification des statuts des conservateurs, mais celui de leur meilleure prise en compte et d’une mise en cohérence de ceux des cadres A et B avec lesquels ils doivent accomplir leur mission.
La nécessaire revalorisation de l’expertise passe par l’amélioration des objectifs et des modalités de recrutement et de formation des bibliothécaires et des assistants. Il convient à cet égard de revoir les épreuves des concours qui privilégient la « sociologie des pratiques culturelles 36 » au détriment d’une réflexion sur le sens et la portée de l’action publique et de la culture générale. Il en va de même des épreuves trop « professionnalisées » qui conduisent les candidats à faire valoir leurs aptitudes dans les tâches qu’ils sont amenés à exécuter et non sur leurs connaissances.
Cette revalorisation fera alors apparaître l’intérêt et la nécessité de confier la direction et l’encadrement des bibliothèques à des personnels qualifiés : disposer d’une expertise globale et cohérente et épargner les coûts directs du recours à des compétences extérieures, et les coûts indirects qui résultent d’une gestion exercée au moyen de la juxtaposition d’outils conçus à partir de considérations indépendantes les unes des autres. Il sera alors possible de faire admettre que la responsabilité d’une bibliothèque d’une certaine importance ou de celle d’un réseau de bibliothèques devrait réglementairement revenir à un conservateur 37.
« Médiation »
Attention à l’ambiguïté du terme « médiation » et à ne pas faire de la relation avec les usagers une matière morte !
Le recours au terme de « médiation » des bibliothécaires, non accompagné d’un complément de nom, ne va pas sans engendrer quelque confusion. Si l’évocation de la médiation des ressources documentaires, de la médiation numérique des connaissances, etc., ne laisse pas place à l’ambiguïté, il en va autrement de l’emploi isolé du terme, qui désigne plutôt les rôles d’arbitre, de conciliateur, de négociateur, etc., que tout acteur d’une organisation de service peut être amené à exercer. Prises isolément, ces fonctions ne relèvent pas spécifiquement, et prioritairement moins encore, du métier de bibliothécaire.
L’action des bibliothécaires peut emprunter bien des chemins. On peut comme l’évoque le rapport Orsenna-Corbin partir « du bagage de chacun, de son propre regard sur le monde pour, ensuite, lui proposer l’offre artistique et culturelle * », à condition, bien entendu que l’on ne confonde pas le moyen avec la fin. Mais on peut aussi former le goût de la lecture et le sens artistique comme le font les bibliothécaires jeunesse par la présentation d’albums de qualité. On peut encore surprendre en faisant découvrir ou en amenant les jeunes à se reconnaître dans des textes littéraires, comme le faisait cette enseignante des quartiers nord de Marseille dans le beau film Nous, princesses de Clèves **.
L’art d’intéresser et de faire comprendre demande de la motivation et de l’imagination qui, avec l’expérience, se transforment en savoir-faire. Elles constituent une matière vivante, diverse, nourrie des talents de chaque bibliothécaire. En faire un enseignement théorique – une sorte de « science de la médiation » – serait le meilleur moyen de les figer et de mettre fin à leur inventivité. C’est pourquoi, si, dans la proposition n° 10 du rapport Orsenna-Corbin, on ne peut qu’approuver l’idée de rétablir une formation d’application de six mois après la réussite au concours, il serait regrettable que celle-ci soit « axée » sur « le rapport aux usagers », au lieu de délivrer aux lauréats des formations personnalisées, dans le but d’acquérir les compétences décrites dans la famille « Bibliothèques et centres documentaires » du Répertoire des métiers territoriaux, en prenant en compte ce qu’ils connaissent déjà et les besoins liés à leur prise de poste (une spécialité documentaire, ou la préparation à une prise de fonction dans une bibliothèque jeunesse, par exemple). Le rapport aux usagers, comme le reste de la vie d’une bibliothèque, pouvant faire sur six mois l’objet d’un stage pratique d’une semaine à quinze jours maximum.
* Rapport Orsenna-Corbin, p. 18.
** Régis Sauder, Nous, princesses de Clèves, Nord/Ouest Documentaires, France Ô, 2011.
2. Distinguer la formation professionnelle de la formation universitaire
Le renforcement de l’expertise exige de dégager la formation professionnelle de la formation universitaire. La bibliothéconomie est une chose, le champ des « sciences de l’information et des bibliothèques », quelle que soit l’acception que l’on accorde à cette discipline académique, en est une autre. Les bibliothécaires ne sont pas des observateurs, des commentateurs ou des idéologues des bibliothèques, mais les acteurs de leur positionnement et du succès de leurs missions.
La bibliothéconomie n’est pas une science, mais un champ de compétences professionnelles constitué d’emprunts aux sciences politiques (pour l’aide à la décision en matière d’orientation, et la programmation et l’évaluation des actions et des impacts au regard des politiques publiques), à l’administration publique pour la gestion courante et l’évaluation des performances, à des savoirs techniques aussi différents que ceux relevant de l’organisation physique des réseaux, de l’information bibliographique et numérique et de l’organisation sémantique du web (ontologies) pour le choix des solutions bibliographiques, à des notions de psychologie et de sociologie des comportements pour le développement d’interfaces avec le public, à des disciplines associées comme la bibliographie et l’histoire du livre pour la gestion des collections, à des disciplines propres aux bibliothèques comme les méthodes de programmation et d’évaluation des collections 38, etc.
L’application de ces connaissances, méthodes et outils au domaine professionnel a pour but de nourrir une vision stratégique et opérationnelle qui, en bibliothèque, ne peut être dissociée d’une indispensable culture générale. C’est en cela que les corps ou les cadres d’emploi des conservateurs, des bibliothécaires, des bibliothécaires adjoints ou assistants de conservation sont considérés comme ceux de personnels scientifiques et techniques qui doivent se compléter de façon cohérente selon cette perspective. Pour prendre deux exemples particulièrement décisifs pour une bibliothèque : le choix, l’évaluation et le désherbage des collections ne peuvent être le fait des seuls cadres qui en ont la responsabilité, et il en est de même pour tout ce qui concerne les systèmes d’information et la Transition bibliographique.
3. Favoriser les compétences intellectuelles dans la formation initiale et les concours
Les bibliothécaires doivent disposer des compétences intellectuelles et de la motivation qui leur permettent d’œuvrer à leur mission de démocratisation de la connaissance et de la culture, de répondre aux besoins de formation initiale et continue de la population, d’accompagner les élèves, les étudiants et les personnes actives ou en recherche d’emploi dans leurs recherches documentaires et dans leurs efforts de formation.
Le développement d’une offre documentaire appropriée à un objectif de niveau de connaissances, en respectant la diversité des points de vue et celui des genres et des courants artistiques, exige que ceux qui en ont la charge en connaissent le champ et les enjeux afin d’être capables d’opérer une sélection pertinente. Cette question rejoint celle que nous avons évoquée au sujet du « pluralisme ». En effet, on ne peut prétendre choisir ou éliminer un document et garantir l’objectivité du fonds par la diversité des opinions en droit, en sciences humaines, en médecine, etc., sans développer une expertise minimale dans chacun de ces domaines. Cette compétence est d’autant plus nécessaire que les bibliothécaires sont inévitablement confrontés à des problèmes complexes – par exemple celui de la vaccination ou de tel point de droit – pour lesquels ils devront circonscrire l’offre dans un cadre scientifique ou juridique qu’ils sauront justifier, sans que leurs choix et leurs conseils ne les exposent à l’accusation d’exercice illégal de professions réglementées 39.
Les bibliothécaires de tous grades doivent donc disposer des compétences épistémologiques et bibliographiques (entendues au sens large, en incluant les ressources numériques) leur permettant d’exercer leur fonction. Les formations Épistémologie et paysage documentaires délivrées par l’Enssib sur des domaines de connaissance bien circonscris, par exemple en histoire 40 ou en économie et gestion 41, sont un parfait exemple de développement de connaissances incontestablement nécessaires à l’exercice des responsabilités des bibliothécaires. Si cette offre se justifie pleinement en formation continue – où elle est nécessaire à la mise à niveau ou à un changement de spécialisation documentaire des professionnels en exercice, elle n’est pas moins pertinente en formation professionnelle initiale.
Cette dimension de la formation pourrait être définie comme une sorte de « propédeutique » au sens d’enseignement des « éléments de connaissance constituant une préparation nécessaire à l’étude plus approfondie d’une science 42 ». Elle pourrait figurer au programme de la formation des conservateurs – la seule à disposer du temps de formation nécessaire – mais aussi à celui des concours, ce qui inciterait les centres de formation aux métiers des bibliothèques et les centres de formation aux concours à les développer.
4. Encourager la transparence et la complémentarité des politiques documentaires
La revalorisation de l’expertise scientifique et technique des personnels devrait permettre de formuler davantage d’exigences sur la cohérence et la transparence des politiques documentaires. Il y a seize ans, le Conseil supérieur des bibliothèques rappelait déjà que « lorsque le pluralisme des collections des bibliothèques est mis en cause, en appeler à la déontologie professionnelle ne peut être légitime que si existe un projet intellectuel d’ensemble, conscient, assumé et formalisé 43 ».
Ce projet repose sur des considérations qu’un auteur américain résumait en ces termes : « Le but de toute organisation du développement d’une collection doit être de fournir à la bibliothèque des ressources documentaires qui répondent de façon appropriée aux besoins de la population qu’elle a pour mission de desservir dans le cadre de ses ressources budgétaires et humaines. Pour atteindre ce but, chaque segment de la collection doit être développé avec un usage proportionnel à son importance au regard des missions de la bibliothèque et des besoins de ses usagers 44. »
On voit mal ce qu’une loi pourrait apporter en ce domaine. Le rôle de l’État est de définir le cadre de la libre expression et celui de ses institutions régaliennes de veiller à son respect. Mais ce n’est pas à lui de définir « les éléments d’une politique documentaire », au sens de « projet culturel et intellectuel » applicable à chaque collectivité. C’est aux professionnels, au sens que nous venons de rappeler, de fournir aux « président de l’université », « maire », « président du Conseil départemental » une « proposition intellectuelle réfléchie dont le chef d’établissement porte la responsabilité. Responsabilité qui bien sûr s’exerce tant pour les acquisitions que pour la conservation des documents 45 ».
La responsabilité d’un choix pourra alors échapper à l’imbroglio des considérations politiques et morales abstraites pour s’inscrire dans la logique de la collection et de l’expertise intellectuelle que nous venons d’évoquer. Si l’on prend l’exemple si souvent évoqué de Mein Kampf, la place du document ne s’appréciera pas au regard du « pluralisme » – ce qui engendrerait des débats abstraits, au terme desquels il serait difficile de parvenir à un consensus –, mais au statut de la bibliothèque et à la place accordée, dans le fonds historique, aux témoignages des acteurs de la période de la République de Weimar et du régime nazi, au sein du corpus d’histoire de la période.
Réseau de proximité, ou abandon des populations éloignées à l’initiative individuelle ?
La proposition n° 9 du rapport Orsenna-Corbin appelle à « développer toutes les bonnes pratiques en matière d’actions hors les murs des bibliothèques dans le cadre de la DGD : kiosques “livres service” notamment en envisageant leur substitution aux bibliobus lorsque les conseils départementaux abandonnent ce dispositif ». Ce qui se concevrait dans un rapport sur le développement de la lecture ne nous semble pas à sa place dans un rapport sur les bibliothèques.
Entendons-nous : la bibliothèque n’a pas le monopole du développement de la lecture, pas plus qu’elle n’a celui de la diffusion de l’audiovisuel et d’internet. Elle ne peut que se féliciter de l’action de l’école et des institutions engagées dans la lutte contre l’analphabétisme et l’illettrisme, dont elle est le partenaire et le relais. Elle ne peut de même qu’encourager, et même contribuer à ce que l’on achète des livres, qu’on se les échange entre amis ou sous la forme d’initiatives collaboratives. Mais ces actions ne sont pas de même nature que l’accès et la sélection organisée de sources documentaires cohérentes, promues et communiquées par du personnel spécialisé.
C’est pourquoi – comme il serait difficile de se satisfaire que les publics éloignés des lieux où se trouvent des bibliothèques n’aient d’autres choix que d’acheter leurs livres ou de se contenter de ce que l’initiative privée voudra bien mettre à leur disposition – nous préférerons, à la proposition n° 9, la proposition n° 5 du même rapport visant à « garantir, si nécessaire par la loi, le rôle et le fonctionnement des bibliothèques départementales, indispensables à la vitalité du réseau de lecture publique, notamment dans les zones rurales ». Il serait d’autant plus dommage d’abandonner cette dernière proposition que les nouveaux outils de mutualisation et de communication rendent plus accessibles le maillage du territoire.
5. Encourager la coopération initiée par la BnF et l’Abes
On ne souligne pas assez que la décision de l’État d’offrir l’usage gratuit et libre de droits des métadonnées bibliographiques et d’autorité de la BnF par leur placement sous licence ouverte 46 et la mise en chantier conjointe entre la BnF et l’Abes du programme de Transition bibliographique 47 constituent une contribution décisive de l’État à la lecture publique.
La sous-estimation de l’importance de cette décision et de cet effort, est révélatrice du fait que l’on n’a pas encore mesuré pleinement le parti que l’on peut en tirer. Car, outre son objectif initial d’exposer les catalogues des bibliothèques dans le web de données, le chantier de la Transition bibliographique permet d’envisager des formes de coopération régionales associant non seulement les bibliothèques des grandes villes, mais aussi – par l’harmonisation des autorités entre la BnF et l’Abes – les bibliothèques universitaires, dont la participation permettrait de mieux répondre aux besoins de la formation continue dans les domaines scientifiques et techniques. L’harmonisation et la mutualisation des catalogues sur la base des métadonnées bibliographiques et d’autorité de la BnF 48 ouvrent en effet la voie à :
- la mise en place de politiques documentaires partagées ;
- la mutualisation des expertises par des réseaux sociaux professionnels qui permettrait de rompre l’isolement du personnel des petites bibliothèques, au bénéfice de la sélection des acquisitions et de la prise en charge du public ;
- la mutualisation des droits d’accès aux bases documentaires et aux ressources numériques en ligne, ainsi que les prêts accélérés entre bibliothèques qui permettraient d’élargir l’offre en optimisant les coûts ;
- la réorientation du temps consacré à des procédures redondantes ou inutiles, vers la maîtrise et la médiation des ressources documentaires, l’extension des heures d’ouverture et des actions en faveur de la lecture, de la connaissance et de la culture.
Cette mutualisation territoriale des ressources ne s’oppose nullement à la prise en compte de la particularité des composantes d’un territoire et des choix politiques des différents échelons de sa représentation politique. Elle permet au contraire de garantir un peu plus qu’aucun échelon de décision ne puisse « affecter sur les opinions une domination toujours dangereuse, en quelque main qu’elle soit confiée » et de rester « fidèle au principe de ne rien diriger qu’en respectant l’indépendance 49 ». Si d’aventure quelque édile peut s’indigner de voir acquis ou proposé en rayon tel ou tel titre, qui osera s’offusquer que l’on fournisse un document provenant d’une autre composante du réseau à un lecteur qui en ferait la demande ?
Il convient donc d’orienter l’aide de l’État à l’informatisation et à la réinformatisation des bibliothèques vers un objectif d’harmonisation des catalogues sur la base des notices bibliographiques et d’autorité de la BnF, de même qu’il convient également d’en étendre l’attribution à des dépenses de fonctionnement pour tenir compte de l’évolution des solutions informatiques, et notamment de la possibilité de recourir à des plates-formes de service.
6. Créer un centre national de formation et de coopération autour de la BnF
La BnF concentre l’essentiel des compétences bibliographiques et intellectuelles, compétences que conforte son rapprochement avec l’Abes. Comme il s’agit d’un établissement public de l’État, il apparaîtrait logique d’en faire le point de rassemblement et de convergence de la lecture publique selon le même principe qui avait conduit à associer la direction conjointe de la DBLP et celle de la BN avant 1975. Il paraît par conséquent souhaitable de rassembler un certain nombre de services qui sont déjà partiellement ébauchés afin :
- de mieux accompagner la Transition bibliographique, par la recherche, la formation et la production d’outils de reconversion des catalogues sur la base des métadonnées bibliographiques et d’autorité de la BnF, comme un nombre croissant de bibliothèques en donnent l’exemple depuis l’expérimentation de la bibliothèque de Fresnes 50, et notamment la Bpi, les médiathèques de Montpellier ou de Nice ;
- d’associer l’objectif d’exposer les catalogues des bibliothèques dans le web de données de la Transition bibliographique, à celui de l’harmonisation des données clefs des catalogues sur la base de la Bibliographie nationale française (ainsi que du futur Fichier national d’entités), et celui du développement partagé des enrichissements de contenus et de l’éditorialisation des données numériques ;
- de créer un Centre national de formation professionnelle afin : – d’harmoniser la formation des conservateurs de la FPE et de la FPT sur la base d’une formation professionnelle distincte des formations universitaires par une extension des partenariats déjà établis entre l’Enssib et l’Inet ; – de développer la formation bibliographique et numérique des personnels, délivrée dans le cadre des collaborations avec l’Enssib, le CNFPT et les CRFCB, en associant la formation théorique à celle des modalités pratiques de son application (notamment les exigences à formuler pour le choix des systèmes d’information et de gestion) ;
- de combiner les missions d’expertise et de conseil de l’Inspection générale des bibliothèques aux objectifs d’harmonisation des catalogues et d’optimisation des circuits du document, de construction de plans de développement des ressources documentaire, d’identification des besoins de formation, etc.
7. Pérenniser le dispositif d’aide de l’État
Il est enfin essentiel de conserver le dispositif d’aide de l’État. La décentralisation et la libre administration des collectivités locales étant un fait, cette aide est désormais le seul moyen réaliste pour contribuer à l’égalité des territoires et pour mener une politique nationale de lecture publique, non par la contrainte, mais par l’incitation. Pour ce faire, l’aide ne peut se limiter à compenser des dépenses, mais doit viser des objectifs précis.
Comme le relevait en 2011 un article en faveur d’une loi, les « différences considérables de niveau entre les collectivités nécessitent l’accompagnement d’un État régulateur, dont les soutiens financiers pallieraient les insuffisances des plus démunis 51 ». Si une loi d’obligation est aujourd’hui inenvisageable, rien n’interdit d’envisager un effort particulier en faveur des zones qui le nécessiteraient.
Il est également souhaitable de conditionner la délivrance d’aides à des objectifs permettant d’améliorer le mode de fonctionnement des bibliothèques. La question n’est pas, par exemple, d’informatiser ou de renouveler une informatisation, mais comment cette opération va améliorer le fonctionnement de la bibliothèque, lui permettre de travailler en réseau, etc. Ce même raisonnement peut s’appliquer à la construction ou à la réhabilitation. De même, en matière de lecture publique, le rôle de l’État n’est pas de contribuer à satisfaire le goût de tel ou tel édile pour un « geste architectural », mais d’encourager le respect d’exigences fonctionnelles qui permettront aux bâtiments de remplir leur fonction, afin de permettre au personnel de se consacrer à leur mission et non à la surveillance d’espaces morts ou à l’arpentage d’espaces dispersés. Ce besoin rejoint la proposition de Sylvie Robert visant à « accompagner les maîtres d’ouvrage en amont de tout projet de construction ou de réfection de bibliothèque pour s’assurer qu’il n’entre pas en contradiction avec les axes stratégiques et les objectifs en termes d’horaires d’ouverture 52 » ; ce qui se pratiquait d’ailleurs autrefois, et se pratique encore mais avec l’objectif de veiller à ce que la conception des bibliothèques facilite plus qu’elle ne contraigne leur ouverture sur des temps atypiques.
Tirer pleinement parti des investissements de l’État et des collectivités locales
Dans les faits, l’avenir de la lecture publique relève de responsabilités partagées. Celles, grandissantes, des collectivités locales pour l’ensemble des bibliothèques publiques, celles des régions et des métropoles pour les universités et la mutualisation de la lecture publique, et enfin, celle de l’État sous forme de services, de coordination et d’aides, mais aussi celle des professionnels.
Cette dernière n’est pas la moindre et exige de faire preuve d’initiative et d’expertise. Le programme de Transition bibliographique constitue à cet égard un parfait exemple de rassemblement, de partage et de mutualisation des expertises en vue d’objectifs communs. Il faut désormais aller plus loin et plus vite pour démontrer, à l’occasion de la recherche de l’exposition des catalogues des bibliothèques dans le web de données, que celle-ci est indissociable de la récupération des métadonnées bibliographiques et d’autorité de la BnF. Grâce à la volonté et à la compétence de professionnels qui s’y sont engagés, ce programme ouvre la possibilité de saisir l’opportunité offerte par la BnF et par son rapprochement avec l’Abes permettant de réaliser les objectifs autrefois envisagés sous la forme du CANAC.
L’enjeu de l’harmonisation des catalogues, c’est celui de la coopération documentaire, bibliographique et numérique. C’est aussi celui d’une réforme du circuit du document qui – en libérant du temps perdu en catalogage redondant – permettra de recentrer l’activité des personnels sur la rencontre entre la connaissance et le public, en bonne intelligence avec l’institution scolaire et universitaire et avec les organismes de formation.
Mais l’avenir de la lecture publique repose aussi sur la capacité des bibliothécaires à faire valoir l’importance du rôle des bibliothèques et leur contribution à des enjeux majeurs d’intérêt général, aussi bien dans le domaine de la formation et de l’information que dans celui des loisirs. Car l’enjeu de l’action culturelle repose sur la conscience qu’il existe des connaissances fondamentales, et des lectures plus enrichissantes et émancipatrices que d’autres. Sans ce rappel, l’action publique n’aurait guère de sens. Si tout est culture, les bibliothèques n’auraient rien à apporter et aucune raison de concurrencer le marché aux frais du contribuable.
L’oubli des considérations philosophiques, politiques et sociales qui sont à l’origine de la constitution de collections publiques conduit ainsi à celui de l’utilité des compétences intellectuelles et techniques qui fondent le métier de bibliothécaire. C’est en cela que statuts et politiques publiques sont liés, car de la définition des premiers dépend le service que l’on entend rendre à la population, et par conséquent l’avenir de la lecture publique.
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