La bnF à l’âge de la multitude
* La forme prise par cet article doit beaucoup aux riches échanges avec mes collègues de la BnF. Qu’ils en soient ici vivement remerciés.
La contribution et l’ouverture sont au fondement de l’idée même de bibliothèque et de sa croissance, puisqu’en faisant se rencontrer les esprits et en intégrant de nombreux partenaires, la bibliothèque a toujours procédé par pollinisation. Et le principe de la collaboration tous azimuts n’est pas nouveau : songeons aux chantiers médiévaux autour des cathédrales, aux ateliers des grands artistes, ou à l’aventure du Bauhaus, qui restent des paradigmes. Mais des exemples de dispositifs tels que la bibliothèque numérique toulousaine Rosalis ou le Rijksstudio, l’identification de fermes danoises sur des photographies anciennes grâce au crowdsourcing, ou encore la possibilité de corriger tout l’OCR de la presse dans la bibliothèque numérique nationale australienne suggèrent le principal enjeu de la démarche : non seulement il importe d’intégrer le participatif dans le fonctionnement courant de la bibliothèque, mais il faut surtout changer d’échelle dans sa capacité à impliquer ce qu’Henri Verdier et Nicolas Colin 1 appellent « la multitude ».
Cet enjeu interroge le « service public ». Où, exactement, se situe-t-il : la contribution, le collaboratif peuvent-ils être envisagés comme un service en eux-mêmes ? Quelle est l’œuvre attendue de ce chantier quasiment planétaire ?
La réponse à ces questions mérite d’autant plus d’être clairement énoncée que ni l’implication de la multitude, ni le renouvellement de la relation aux publics ne sont des fins en soi. Ils participent du capitalisme cognitif, cette forme de capitalisme propulsée par les GAFAMI 2 qui, à la suite du capitalisme mercantile et du capitalisme industriel, induit une nouvelle approche de l’économie, une « vision macroéconomique, fondée sur le vivant et la connaissance 3 ». Et cette vision appelle des normes de régulation. Dans ce cadre, et eu égard à ses missions, la Bibliothèque nationale de France ambitionne de devenir bien davantage qu’un ensemble de ressources éparses.
Fin novembre 2017, elle a mis en ligne le « Gallica Studio », un dispositif participatif inédit à la fois en raison des supports et contenus auxquels il donne accès (tutoriels, API 4, morceaux de code…), des projets qu’il entend susciter (enseigner la trompette grâce à Gallica 5…), et des contributeurs qu’il a vocation à rassembler et à mettre en valeur (il inclut une résidence artistique virtuelle). Il s’inscrit dans la politique de la Bibliothèque en direction des publics, formulée dans son Contrat de performance 2017-2021 6.
Tout cela suppose de mieux s’ouvrir à l’imprévisible (donc au non maîtrisable), mais aussi d’accepter de s’écarter de ses objectifs de développement en fonction de ce qui sera insufflé par le public. Cela ouvre la voie à une ère de post-médiation et à une nouvelle forme de transformation de l’objet patrimonial.
Gallica Studio
À la différence de nombreux sites institutionnels et bibliothèques numériques qui relèvent d’une démarche de mise à disposition de ressources et services préalables, organisés et structurés, le Gallica Studio n’offre rien de vraiment prévisible puisqu’il repose essentiellement sur les initiatives et les réappropriations des Gallicanautes, qu’il vise à mettre en valeur.
Les prototypes, les tutoriels et la veille proposés dans cet espace d’expérimentation sous-tendent l’implication de tous. Chacun est invité à soumettre des projets ou à participer à des projets existants, par exemple issus des hackathons BnF. Un artiste gallicanaute y trouvera bientôt une résidence temporaire, et certaines réalisations seront intégrées dans Gallica elle-même.
Vous avez envie de vous initier à l’origami, d’imaginer des animations ou de développer des applications en utilisant les données de Gallica ? Le Gallica Studio est fait pour vous !
« Voici ce que vous pouvez faire »,
ou l’ère de la post-médiation
ou l’ère de la post-médiation
[Des objectifs de la BnF aux objectifs de la multitude]
La post-médiation va plus loin, par exemple, que les politiques de diffusion sur les réseaux sociaux, tout simplement parce que ces réseaux ont un caractère enfermant : elle fait l’éloge de la bibliothèque « indirigée », ouverte, qui se laisse plier par le vivant, qui vise une implication de chacun et qui, à certains égards, peut relever d’un rêve aiguillonnant.
Le Gallica Studio est l’un des aboutissements d’une évolution continue (qui inclut toutes les appropriations permises par Gallica elle-même, un hackathon, un biblioremix…), mais aussi le prétexte à une réflexion : de quoi est-il le signe ?
Ce projet est la première étape d’un double mouvement : d’une part, la BnF souhaite, à terme, intégrer une dimension participative directement dans Gallica elle-même – a priori d’ici trois ou quatre ans, après qu’elle aura mis en place des mises à jour en temps réel. D’autre part, le Studio déploie un champ d’initiative non bridé par une logique institutionnelle, terrain de jeu ouvert à l’inattendu et à l’éphémère. Sur quoi une telle dynamique s’appuie-t-elle ?
Un nouvel impératif catégorique
[L’obligation, aujourd’hui de passer par la multitude. Les différents moyens de la prendre en compte, et la façon dont les plus poussés de ces moyens sont aujourd’hui présents dans les bibliothèques]
Henri Verdier et Nicolas Colin écrivent : « Nous pouvons […] tenir pour acquis – et en faire une règle primordiale de conception – le point suivant : il y aura presque toujours plus d’intelligence, plus de données, plus d’imagination et de créativité à l’extérieur qu’à l’intérieur d’une organisation 7. » Cette présentation duale des choses, sur le mode de la confrontation, permet de mieux intégrer l’altérité même si, dans les faits, l’écosystème est sans doute plus nuancé que ne le présentent Henri Verdier et Nicolas Colin. Donc, il y a plus d’intelligence en dehors de moi qu’en moi. Le corollaire de ce premier énoncé est le suivant : il est impossible, aujourd’hui, de se passer du participatif. Cet impératif se nourrit du développement d’internet, qui offre une technologie de lecture/écriture, comme le rappelle Dominique Cardon : « À la différence de la télévision et des médias de masse classiques, sa diffusion ne s’est pas faite sur le mode spectatorial et asymétrique de la seule lecture, mais à travers une appropriation en mode lecture/écriture 8. » L’action est inscrite dans l’ADN de l’internet.
Parmi les approches envisagées par Henri Verdier et Nicolas Colin 9 pour changer d’échelle en matière d’implication des publics, les deux premières sont relativement classiques. Capter l’activité de la multitude, c’est-à-dire interpréter le comportement des utilisateurs et personnaliser davantage le service en fonction de ce comportement, correspond à une pratique avérée dans le monde des bibliothèques : ainsi, la BnF procède au recensement des documents de Gallica les plus consultés, ou des tweets sur les réseaux sociaux, etc. De même, la BnF expérimente la deuxième approche à travers un projet de recherche autour des logs de Gallica : pour accompagner la multitude, soit collecter ses traces d’activité et analyser ses comportements via le big data, la BnF a en effet entrepris d’analyser les logs de Gallica, lignes correspondant aux quelque 45 000 visites quotidiennes et donnant des informations sur l’adresse IP de l’utilisateur (anonymisée), la date et le lieu de connexion, le site de provenance, la requête formulée, le navigateur utilisé 10. Par ailleurs, la BnF examine aussi les requêtes faites dans Google pour accéder à Gallica.
Les deux autres approches sont les suivantes : stimuler la multitude, lui donner des choses à faire ; et échanger avec la multitude selon le système du donnant-donnant, ce qui relève d’une économie de la contribution dans un contexte d’innovation accélérée, incarnée par exemple par le mouvement du Do it yourself. Dans le monde des bibliothèques, et à la BnF, ces approches supposent des interactions plus directes avec les publics et renvoient à des initiatives diverses : correction participative 11, hackathon… Si elles sont organisées – et avec succès ! –, elles relèvent encore souvent de l’événementiel ou du projet ponctuel, faute d’une inscription durable dans un fonctionnement, ou se situant encore dans la mouvance d’un renouvellement en train de se produire. Qu’est-ce qui bouge ?
Une communication altruiste
[Précision de ce qu’est la post-médiation. Et première forme de modestie : mettre en avant autrui.]
Ce que nous avons appelé la « post-médiation » se caractérise à la fois par un élargissement en termes de contenus présentés et par une grande diversification des modes d’appropriation proposés. Ces modes sont placés sous le signe du faire, selon l’idée qu’il ne faut plus proposer un service tout fait, qui ne laisse plus rien à faire à l’utilisateur : un internaute ne doit plus être un consommateur passif, mais devenir actif. En cela, le terrain du bibliothécaire n’est plus seulement le réel – les collections, les services, les publics – mais le virtuel, puisque ce qu’il propose restera placé sous le signe de l’inachevé, du « en puissance ». C’est comme s’il fallait créer une nouvelle collection après « Que sais-je ? » : « Que faire ? » Il est même possible d’aller plus loin dans l’analyse : la vraie question est « Que puis-je faire ? », toute pleine de promesses. De fait, dans le monde éditorial, de telles collections existent déjà 12. Il s’agit, pour la bibliothèque, d’étendre ce mouvement des makers – pour reprendre l’analyse de Chris Anderson 13 – au-delà de ses machines emblématiques (imprimantes 3D, etc.).
La communication altruiste – nous entendons ici la distinguer de formes de communication qu’on a appelées institutionnelles, ou encore positives – en est une première expression. Le « Gallicanaute », c’est déjà la multitude en puissance, c’est le premier pas du bibliothécaire sur cette terra incognita que représente la multitude non institutionnelle. La BnF l’a placé à la base de sa communication sur les réseaux sociaux : sur Twitter, elle met en valeur les réalisations de ces internautes, augmente leur visibilité. Elle s’appuie pour cela sur une équipe de community managers. Il arrive même que certains Gallicanautes l’en remercient. En outre, grâce au Gallica Studio, des projets voués à disparaître faute d’hébergeur pérenne, par exemple les projets développés lors d’un hackathon BnF, pourront trouver un prolongement de visibilité. Ainsi, l’adoption du principe de l’ouverture par défaut – après les données de data.bnf.fr, les données du Catalogue collectif de France sont sous licence ouverte de l’État depuis le 1er janvier 2018 – ne suffit pas : si la BnF reste une source, il lui est essentiel de contribuer à irriguer le patrimoine, en toute modestie et humilité. Son travail de signalement s’étend des documents, des contenus, vers ce à quoi ils donnent prise, vers la valeur créée à partir de ces ressources, leurs externalités. Appeler cette politique « communication altruiste » est aussi une manière de se positionner dans un système général régi par la logique suivante, décrite par Dominique Cardon : les données produites, les liens créés par les internautes ne valent rien s’ils ne sont pas accompagnés de tout un système d’hébergement, d’algorithmes, de filtres, de classement, de recommandation, qui va leur conférer de la visibilité 14.
Si le tas de glaise n’est pas dévoué à devenir statue,
le sculpteur n’y pourra rien
[Seconde forme de modestie : le principe de l’indirection au cœur même de la bibliothèque.]
Mettant en cause la notion de travail et le modèle auctorial auquel elle est étroitement associée depuis l’antiquité, le philosophe Pierre-Damien Huyghe émettait l’hypothèse d’un monde sans travail lors du séminaire « Effectuer » qu’il assurait à l’ENSCI 15 en 2015. Son analogie avec la sculpture nous parle : de même, si les conditions ne sont pas réunies, par défaut (ou by design), pour qu’il donne prise à de multiples œuvres, le patrimoine ne produira rien. Les mots clés de la post-médiation sont l’outil, le mode d’emploi, la documentation 16, et leur avatar contemporain, la plateforme de développement Github 17 ! Il ne s’agit plus de se demander « que trouver ? » ni même « comment trouver ? » mais « comment faire ? ».
Cette problématique, la BnF la rencontre par exemple au moment d’ouvrir son logiciel BCWeb aux développeurs de la communauté des archives du web. « BnF Collecte du web » ou BCWeb est l’outil développé par la BnF pour sélectionner les sites à collecter dans le cadre du dépôt légal du web. Il permet aux bibliothécaires d’indiquer les url à crawler et à quelle profondeur. Les informations qu’il contient sont réutilisées à des fins de signalement, notamment par l’intermédiaire de data.bnf.fr, et il fonctionne de pair avec NetarchiveSuite développée par la Bibliothèque royale du Danemark en collaboration avec d’autres bibliothèques dont la BnF. Aujourd’hui, l’application BCWeb a évolué vers un projet de logiciel libre impliquant de multiples acteurs. En effet, un partenariat unit déjà la BnF et la Bibliothèque nationale d’Espagne autour de l’outil. Comme la bibliothèque nationale du Danemark, cette institution a conçu des enrichissements et des nouvelles fonctionnalités dont elle souhaite que tous puissent bénéficier, ce qui n’est pas pleinement possible tant que les échanges se font selon le mode du partage et non selon des formes de reversements et d’intégrations directes dans le code. La mise en open source de BCWeb se ferait via trois éléments : le transfert du code de l’application sur Github, le choix d’une licence et l’organisation d’une communauté. Elle supposerait de nouvelles contraintes en interne (travailler selon différents calendriers, penser des vérifications et des cycles réguliers de versions…), mais aussi beaucoup d’avantages : mutualisation, soutien d’une communauté, visibilité des réalisations internes, élargissement des perspectives de développement. C’est aussi un geste politique en faveur de l’ouverture dans la communauté des institutions qui archivent le web. Dans le même esprit, la BnF ouvrira prochainement le code source de son rapport de recherche 18, développé par la BnF à partir des API ouvertes de Gallica.
Le Gallica Studio s’inscrit également dans cette logique, puisqu’il a été conçu pour mettre en valeur à la fois des contenus, des réutilisations, des projets, des outils nécessaires, des API, du code… Là encore, la simple ouverture des données ne suffit pas. D’une certaine manière, en véritable Github du patrimoine, le Gallica Studio constitue en quelque sorte le point d’orgue du principe d’indirection déjà inscrit dans Gallica, et ainsi décrit par Henri Verdier et Nicolas Colin : « Reprendre la main dans un monde hyperfluide et hyperdense suppose un travail considérable sur la relation entre le producteur et le consommateur, sur l’expérience utilisateur, sur les formes et les situations qui permettront une nouvelle harmonie entre les humains et les choses. Il suppose une réflexion sur l’intentionnalité des propositions de valeur et un respect de l’indirection des objets (qui peuvent être détournés et utilisés aux fins propres des utilisateurs). Ce travail à la fois humaniste et technologique constitue le geste du designer 19. » Pour ainsi dire, le prêt n’appelle plus de retour, ou du moins pas celui qui est habituellement attendu dans une bibliothèque 20. Martijn Pronk, concepteur du Rijksstudio 21, ne dit pas autre chose : « Il nous est souvent demandé ce que nous ferons lorsque nos images seront utilisées d’une manière que nous n’aimerons pas. La réponse est simple : cela nous est égal 22. » À travers le Gallica Studio, très ouvert et volontairement à la marge des autres sites de la BnF, l’« indirection » ne concerne plus seulement les documents, les collections, les contenus, les services, mais l’institution elle-même – autre posture d’humilité. Elle anime une communauté plutôt qu’elle n’offre un service fini, elle favorise le croisement de différents cercles d’usagers et communautés d’intérêt 23 ; elle construit et organise une relation internaute-internaute et non plus seulement une relation bibliothécaire-internaute. Distinguant précisément l’institution de la communauté, Emmanuelle Bermès explique : « La communauté se considère comme un facilitateur : son objectif principal est d’impliquer (to engage) ses membres et de leur donner des moyens (to empower) pour créer les conditions de la concrétisation de leurs propres idées. » Par exemple, lors des hackathons, la BnF « fournit un lieu sympa, du café à volonté et des pizzas (yacking), la communauté fournit des idées, de la force de travail et des compétences (hacking) 24 ». C’est fondamental lorsqu’il s’agit d’innover. Certains projets du hackathon 2016, mû lui aussi par ce principe d’indirection, trouvent naturellement leur place dans le Studio, tels Gallica Lol 25, outil de création de mèmes à partir d’images de Gallica, ou Gallicarte, qui permet la géolocalisation des réponses à une requête dans Gallica.
Cependant, nous l’avons vu, la vocation du Gallica Studio est bien de renvoyer à Gallica, de s’inscrire dans Gallica : Gallicarte enrichira un jour Gallica et l’expérience de ses utilisateurs. Prenons l’image du ruban de Möbius : la face dédiée à la bibliothèque et la face dédiée à la multitude cherchent à se rejoindre, et y sont vouées, au nom de l’intérêt collectif. Sophie Bertrand traduit l’idée en termes de temporalités : le rôle séculaire de la bibliothèque – enrichir et structurer une collection numérique pour ses citoyens – est relié aux usages de son temps.
Ce ruban est courbe, par définition : la route n’est pas rectiligne ni unidirectionnelle. Le chemin de la BnF vers la multitude ne l’est pas non plus. Avant d’en préciser les nuances, voyons ce qui peut l’alimenter.
L’infobésité en ligne de mire
[Inscription de cette démarche dans la mission même de la BnF et articulation entre post-médiation et médiation.]
SINDBAD (Service d’information des bibliothécaires à distance de la BnF) est un service d’aide en ligne ou par téléphone, associé à une base de connaissances rassemblant plusieurs milliers de réponses archivées. Bientôt, une corrélation sera faite entre Gallica et ce dialogue à la fois instantané et durable, producteur de savoir. Car la post-médiation, comme la médiation, a un enjeu fondamental : la lutte contre l’infobésité. Ainsi, la post-médiation n’est pas un renoncement à la médiation, au contraire : elle est son accomplissement et a pour enjeu le maintien de la diversité, la perpétuation de la surprise, du regard singulier, voire la diffusion de contenus inédits sur internet.
Dans cette perspective, le partage peut être considéré comme un allègement (mais non un appauvrissement). La bibliothèque donne la possibilité à l’internaute de se défaire de ce qu’il n’a pas besoin de garder (ou de retenir) tout en le maintenant disponible et accessible. C’est peut-être le cœur de sa mission originelle : collecter ce support, le livre, qui contient une pensée disponible dont l’auteur s’est en quelque sorte défait tout en la rendant publique. Le projet de la Grande Collecte 26 développé en novembre 2013, en partenariat avec le service interministériel des Archives de France, peut être lu dans ce sens. Il est l’un des WW1 family history roadshows initiés par Europeana et a pour mot d’ordre : « Vos archives sont une part de l’histoire de France ! » De même, le dispositif « Adoptez un livre 27 » permet à un « ami de la BnF » d’apposer son nom dans la notice d’un document de Gallica dont il aura soutenu la numérisation, signifiant à tous en quoi il est formidable.
Cette rencontre active entre un public et un collectif de documents se traduit par un autre projet actuellement à l’étude : la tente de numérisation. Grâce à cette installation légère et mobile, constituée d’un support qui se place au-dessus du document à reproduire et sur lequel peut être fixé un simple smartphone, les publics pourront procéder eux-mêmes à la numérisation dans les murs de la BnF. De fait, les chercheurs et généalogistes, pour ne citer qu’eux, prennent déjà de nombreuses photographies : l’idée serait de tirer profit de cette forme de numérisation pour enrichir la liste des documents dématérialisés par la BnF tout en permettant à chacun de se dire : « J’ai contribué 28. »
Portrait du bibliothécaire en charpentier
[Transition : ce qui reste de la BnF une fois ces principes posés. Questionnements qui président à une politique globale d’inscription de la BnF dans l’âge de la multitude.]
Imaginons que la BnF soit une maison : en associant les publics à ses projets de fond – la numérisation, mais aussi le signalement d’erreurs dans le catalogue, la correction de l’OCR, l’identification des poilus dans Gallica, le référencement des ressources… –, la BnF ouvre une porte d’entrée, essentielle. En créant des extranets, en sollicitant d’autres communautés pour, collectivement, produire des métadonnées ou procéder à la collecte des archives du web, en travaillant directement avec les chercheurs pour améliorer l’interface de Gallica, en leur donnant la possibilité de formuler des demandes de corpus spécifiques et d’archivage particulier dans le cadre du dépôt légal du web, elle abat ses murs. Supprimons l’ancrage même de la maison : la BnF devient tout-terrain, peut atterrir partout. Le Gallica Studio relève de « la grande distribution » au sens littéral du terme, ou encore de l’idée d’une bibliothèque en kit, à monter soi-même, que chacun peut s’approprier. Telle est aujourd’hui la condition élémentaire d’une démocratisation de la participation, d’une véritable ouverture à d’autres cultures. Il s’agit de ce qu’Henri Verdier et Nicolas Colin ont appelé une « rupture philosophique avec cette vision “transcendantale” de l’État, supposé neutre et au-dessus de la société, pour accepter de concevoir un État immergé dans la société, acceptant d’être “utilisé” par les citoyens 29 ».
S’il reste quelque chose de la maison « BnF », c’est une clé, non pas tant pour ouvrir ni même pour donner des solutions, mais pour remonter la machine, relancer un dynamisme chaque fois que nécessaire. Une première question se pose en effet : quelle est la soutenabilité de ce modus vivendi qui repose sur un bon vouloir – celui de la multitude – non acquis d’avance ? Sa disponibilité sera-t-elle infinie ? Surtout, ce qui persiste de la maison, c’est sa vocation d’hébergement, son toit, un toit incommensurable pour accorder une hospitalité (numérique) sans limites. « Le ciel charpenté au-dessus de moi, le savoir en moi » pourrions-nous dire pour paraphraser l’épitaphe kantienne. Car un second risque doit aussi être pris en compte : la production de nouvelles formes d’entre-soi 30. Or, la multitude, contrairement à la communauté, n’est pas caractérisée par une homogénéité, même ténue, mais par une pluridimensionnalité, une indéfinition. Il s’agit donc de charpenter… quitte à s’apercevoir qu’il y a des poutres moins solides que d’autres : la question de la qualité est la troisième des questions qui seront maintenant abordées.
« Vous êtes là »
Des règles à la confiance : les ressorts de la démocratisation
[Ne pas rêver la multitude… Prendre acte d’une présence et mettre en œuvre des modes de dialogue pertinents et durables, pour préserver une confiance réciproque nécessaire.]
Engagée aux côtés de la multitude, la bibliothèque ne dit pas tant à ses publics « les contenus et les services sont là », que « vous êtes là ». Cette exigence se vérifie d’abord dans l’univers professionnel : lors de la journée BnF-AFNOR du 23 juin 2017 31, Gildas Illien rappelait combien l’interopérabilité des données et les progrès du web sémantique sont garantis par la qualité des interactions entre les professionnels. Plus généralement, se penchant sur la démocratie participative, la sociologue Martine Legris analyse les écarts entre consultation et coproduction. L’enjeu est de construire une base expérientielle commune en prenant en compte d’où parle chacun : « Jusqu’à présent, c’est la procédure d’organisation des débats et ses règles qui étaient censées garantir la qualité et l’équité des échanges. Nous proposons de porter davantage l’attention sur le contexte et les conditions d’émergence des capacités (certains parleront d’empowerment) des citoyens dans un objectif précis 32. » Martine Legris préconise notamment la prise en compte des manifestations émotionnelles pour fonder « une communauté débattante ouverte et engagée, à même d’être créative et de s’appuyer sur des profils sociologiques diversifiés ». Dominique Cardon explique par ailleurs que « la massification des publics n’a pu être conquise que grâce à des dispositifs relâchant progressivement les contraintes cognitives sur l’écriture afin d’accueillir des formes d’énonciation et d’interaction ne répondant pas aux standards du discours lettré ». Il ajoute : « Démocratiser réellement, c’est-à-dire donner à ceux qui n’en disposaient pas des droits et un pouvoir nouveau, c’est inévitablement se confronter au fait que les nouveaux entrants usent de cette liberté à leur guise, n’importe comment, sans respect pour ceux qui pensent être à l’origine de ce droit 33. » D’où vient, même, qu’il est habituellement considéré comme risqué de se laisser dérouter ?, nous interroge encore Pierre-Damien Huyghe. Il présenterait plutôt la déroute comme une chance favorisant les « conditions de possibilité ». Dans ces circonstances, l’introduction d’un forum au sein de Gallica à la manière de ce qu’a expérimenté France Télévisions via la plateforme Disqus devient non seulement envisageable mais souhaitable.
L’autorisation d’une expression vive et spontanée comporte des écueils, des risques : le mensonge, la fausse information, la propagande, le prosélytisme, le surgissement de tous ces points incandescents qui divisent la société. Cela suppose de définir ce sur quoi reposera la confiance, ce qui permettra à l’autorité (à la raison d’être) du service public d’être préservée : des limites en termes d’étendue de la liberté d’expression (nombre de caractères, durée…) alors qu’internet offre un puits sans fond de rebondissements ? Une charte, des conditions d’utilisation ? Une identification vérifiée ? Un système de modération a posteriori, sur signalement ? Le projet CLAP a donné lieu à de telles réflexions : forgé par Flore Gaboreau, alors élève de l’ENSCI 34, dans le cadre d’une réflexion autour du thème « venir à la BnF », il organise l’interaction des publics avec les contenus proposés par la Bibliothèque (documents de Gallica, mais aussi événements, expositions, conférences…) en leur permettant de laisser des commentaires sonores qui peuvent ensuite être partagés et publiés. Même si d’autres pistes restent à explorer concernant les formes de mise à disposition des contenus directement issus des publics 35, une approche, en particulier, peut étayer les décisions conduisant à la mise en œuvre de projets participatifs.
En effet, signifier que, dans ce nouvel écosystème faisant la part belle à la multitude, il ne reste surtout de la BnF qu’un toit, soit réaffirmer sa fonction d’hébergeur, c’est également rappeler la distinction qu’il convient de faire entre hébergeur et éditeur. Cette distinction, tout comme le principe de pollinisation rappelé en introduction, fonde l’existence même de la bibliothèque. Ainsi l’explique Pacôme Aurengo, chargé du développement du projet CLAP : « Refuser des opinions n’appartient pas au métier des bibliothèques : c’est un travail d’éditeur avant publication, ou de juge, après. » La BnF est « source de culture 36 » : elle multiplie et signale les sources, parmi lesquelles la date et l’éditeur d’un livre – lui-même situable parmi un ensemble d’autres contenus qu’il a produits – ont longtemps été les principales. À l’âge de la multitude, d’autres sources sont à prendre en compte, conjuguées, le cas échéant, sur le mode de la licence, de la certification. Henri Verdier et Nicolas Colin écrivent encore : « La coexistence de deux régimes de responsabilité – la responsabilité de l’hébergeur et celle de l’éditeur – est un dispositif juridique classique dans l’économie numérique absolument indispensable à son bon fonctionnement. Le statut d’hébergeur exonère de la responsabilité de contrôler a priori le contenu mis en ligne dans une application. En contrepartie, il astreint à une obligation de neutralité, qui interdit tout filtrage a priori et oblige à obtempérer aux décisions de justice. Le statut d’éditeur, lui, oblige à une certaine publicité et à assumer la responsabilité d’éventuels délits 37. »
Enfin, la confiance sera réciproque : de son côté, la BnF s’engage à ne pas utiliser sans accord préalable les données personnelles qu’elle est amenée à recueillir, et à les protéger 38. Elle s’engage aussi à ne pas mettre l’utilisateur à contribution à son insu.
Dès lors, comment accompagner ?
[Réaffirmation de quelques piliers propices à l’implication du plus grand nombre.]
Du point de vue des contenus, c’est l’image qui semble la plus inspirante. Gallica Lol 39, déjà évoqué, se fonde sur l’image. Son rapport au patrimoine est bien plus émotionnel que savant. Et, en toute logique, le Rijksmuseum a placé l’image au cœur de son Rijksstudio, véritable « invitation adressée aux utilisateurs pour les inciter à créer des produits ou services innovants à partir de données culturelles ou d’œuvres mises à disposition librement et gratuitement 40» « De cette façon, on peut avoir un petit morceau du Rijksmuseum dans sa vie », explique Martijn Pronk 41. Dans ce domaine, le standard IIIF (géré par un consortium dont la BnF est membre fondateur) s’avère très prometteur : il permet la consultation d’images et de portions d’images sur des sites distants sans changer d’interface. Outre l’image, la proximité – géographique, familiale – est un bon ressort. Ces deux éléments figurent naturellement dans le projet d’actions communes entre la BnF et Wikimédia qui se précise depuis juin 2017 : ateliers de comparaison de photographies d’archive avec des photographies prises sur place dans diverses villes ; contribution à l’amélioration des articles en ligne sur les communes françaises à l’aide des ressources de la BnF et de ses partenaires, en particulier avec des illustrations et des documents sonores…
Citons encore la forme de l’enquête, évoquée par Laurent Demanze dans un article très documenté à propos du travail d’Ivan Jablonka : « Malgré ses protocoles et ses procédures, l’enquête est en somme le mode de savoir de l’homme ordinaire, la forme narrative qu’il déploie pour résister aux aliénations, aux asservissements et aux assignations. » Il y a un « lien étroit entre le mouvement de démocratisation et l’émergence du paradigme de l’enquête : la figure de l’enquêteur, si elle est souvent héroïsée à travers le détective ou le journaliste, est aussi un représentant de l’homme ordinaire et de son désir de savoir 42. » La recherche des traces des poilus par les amateurs de la Grande Guerre relève de cette logique, de même que l’identification participative des lieux et des personnes, et de nombreuses autres formes de crowdsourcing ou de correction collaborative. Enfin, sur un mode ludique, Gallica offre régulièrement des énigmes dont les internautes s’empressent de s’emparer.
L’accompagnement est également une question de parcours : tout professionnel nouvellement recruté à la BnF peut être frappé par la façon dont le « circuit du lecteur » y est formalisé, aux côtés du circuit du document. En ligne, il s’agit de faire en sorte que la participation de l’internaute se fasse le plus naturellement possible, et au moment même où il en éprouve le désir. Par exemple, en vue d’améliorer le référencement de Gallica dans Google, la BnF pourrait opter pour une présentation par défaut qui ferait apparaître le document en mode texte. Un tel choix supposerait que des outils de correction manuelle soient placés immédiatement à côté du texte transcrit via l’OCR 43.
Enfin, et bien sûr, l’association du monde éducatif est déterminante. La BnF développe autour de Gallica un réseau de Gallicanautes enseignants 44, lance des défis tous publics conçus pour que les élèves puissent les relever, accompagne des projets particuliers – par exemple un projet pédagogique d’annotation participative d’EPUB : les EPUB ainsi enrichis apparaîtront dans le Gallica Studio en attendant d’être, un jour, intégrés dans Gallica.
Les contours de l’objet patrimonial en question
[Le patrimoine aussi, dans son expression contemporaine, est une affaire de multitude.]
S’il importe, pour la BnF, d’intégrer la dimension collaborative dans ses canaux de diffusion traditionnels eux-mêmes, c’est notamment parce que les pratiques collaboratives sont susceptibles de transformer l’objet patrimonial : dans un article sur ces pratiques 45, Vincent Puig, cofondateur de l’Institut de recherche et d’innovation du Centre Pompidou (IRI), relate le travail de recherche qu’Hélène Fleckinger a mené pour étudier les « influences réciproques entre la vidéo amateur et les mouvements féministes dans les années 70 ». Elle s’est appuyée sur un corpus de la BnF et, constatant « un problème de dénaturation de la mémoire de ces événements encore largement soutenue par le témoignage vivant des protagonistes », elle a proposé avec l’IRI un dispositif permettant d’« annoter ces archives par le biais d’un enregistreur vocal ». Ce projet s’inscrivait dans une démarche plus globale engagée par l’IRI en 2012 visant à « concevoir et […] développer des méthodes, des outils et des normes d’annotation ouvrant l’accès à la production et à la discussion de catégories dans tous les domaines », notamment pour favoriser « la mise en évidence de controverses ». De même, les interactions, le flux et le mouvement sont au cœur des archives du web conservées à la BnF. Et, comme le suggèrent Aline Girard et Sophie Bertrand 46, Gallica représente davantage que la somme des objets patrimoniaux auxquels elle donne accès : elle est elle-même objet patrimonial.
Conclusion
L’inscription de la BnF dans l’âge de la multitude et sa capacité à servir les publics avant de servir le patrimoine ne reposent pas uniquement sur des problématiques techniques ou numériques. Plusieurs logiques sont à l’œuvre : l’innovation, le développement de la recherche et de la connaissance, la personnalisation du service public, la place de l’amateur, l’émergence d’un nouvel art de la conversation (où, contrairement à ce qui se produit souvent dans le débat politique, il s’agit de faire se rencontrer des pensées cheminantes plus que d’opposer des idées préalablement établies), la transmission d’un patrimoine en mutation, la capacité d’une institution à répondre en temps réel…
La BnF conçoit des outils pour inviter à l’action, elle déploie des infrastructures pour optimiser ses chances de toucher le plus grand nombre et favoriser le partage. En cela, la palette d’actions possibles s’érige en collection autant que l’éventail des ressources elles-mêmes, pour s’adapter à la pluridimensionnalité des attentes et des usages. Paradoxalement, alors que l’enjeu, pour les institutions, consiste à se défaire de leurs propres objectifs pour laisser une place à ceux de la multitude – ce qui rend donc caduque toute interrogation sur les modèles de bibliothèque à suivre – le modèle de plateforme s’avère pertinent. En plus d’être malléable et ouverte, une plateforme est capable d’intégrer des éléments externes qui ne sont pas nécessairement proches des bibliothèques et/ou ne passent pas par leurs canaux mais lui permettent, par ricochet, de toucher un public qu’elles ne peuvent pas toucher autrement. Le Gallica Studio et tous ses frères et sœurs ne sont qu’un début.