Former les bibliothécaires à l’éducation aux médias

Évolution des compétences, évolution des formations ?

Julienne Bourdet

Si la question de la désinformation est loin d’être nouvelle  1, elle est sans conteste résolument actuelle. Les exemples de rumeurs, fake news, théories du complot ou autres détournements de l’information sont nombreux et l’arrivée des réseaux sociaux, notamment de Facebook au milieu des années 2000, a profondément modifié le paysage à la fois des médias et des pratiques informationnelles. Les flux et volumes d’information ont augmenté de manière exponentielle et le contrôle des données est devenu un enjeu de plus en plus complexe. Auparavant réservée à une poignée d’acteurs, la production d’information est désormais possible par tous, sans aucune vérification ou contrôle, contribuant ainsi à bouleverser notre rapport à l’information et à la vérité.

L’actualité plus ou moins récente a vu croître, en parallèle de l’émergence du concept de post-vérité, les fausses informations, souvent diffusées, voire amplifiées par les réseaux sociaux. À l’image des rumeurs et fausses informations qui ont circulé suite aux attentats de 2015, aux cours d’arabe facultatifs à l’école ou encore au pacte de Marrakech, ce nouveau moyen de créer et de percevoir l’information, qui s’accompagne d’une méfiance grandissante envers les médias et les sources d’information traditionnels, se mue en levier de déstabilisation politique et culturelle. Dans le dernier baromètre annuel de la confiance des Français dans les médias publiés par le journal La Croix 2, la radio est identifiée comme étant le média le plus fiable avec paradoxalement un niveau de confiance d’à peine 50 %. La presse écrite, la télévision et Internet suivent et sont en net recul depuis l’édition précédente. Bien que révélateur d’un contexte particulier, cette enquête atteste aussi d’une inquiétante remise en question de l’indépendance des médias de la part de la population, au même titre qu’une critique sans concession du traitement de l’information en lui-même, estimé peu fiable et insuffisamment transparent. Cette mutation de la perception de l’information contraint les professionnels de la documentation à revoir leur positionnement et leur rôle de médiateur dans l’accès à l’information et à la connaissance.

En 1982, la Déclaration de Grünwald sur l’éducation aux médias et à l’information (EMI), adoptée à l’initiative de l’Unesco, offre un premier jalon théorique en matière d’enseignement, de communication et de paysage médiatique. Traduction des termes anglais media and information literacy, l’éducation aux médias et à l’information vise à former des citoyens éclairés et sensibilisés à une recherche et à une lecture critique de l’information ainsi qu’aux enjeux de son accès. L’EMI permet en outre à la population de mieux comprendre comment exercer ses droits vis-à-vis des outils numériques. L’éducation aux médias bénéficie ainsi d’une grande diversité d’actions qui contribue à sa richesse et à son développement sur le territoire : ateliers pour détecter le vrai du faux, conférences et débats, rencontres avec des journalistes, création de web radios ou de vidéos, expositions, bibliothèques vivantes, etc.

Cette nécessaire tâche d’éducation aux médias passe par une mobilisation de tous les acteurs de l’enseignement et de la culture, y compris les bibliothèques qui ont l’avantage d’être à la croisée de ces deux chemins. De son côté l’Éducation nationale, notamment par l’intermédiaire du CLEMI 3, des services académiques et des programmes scolaires, s’est saisie de cet enjeu et a mis en place depuis plusieurs années de nombreuses actions sur le sujet auprès des classes de primaires, collèges et lycées, à l’image de la Semaine de la presse et des médias à l’école  4. D’autres acteurs issus du milieu culturel, universitaire ou associatif s’emparent progressivement de cet enjeu national.

La lutte contre les fake news, axe stratégique du plan Bibliothèques

Le 10 avril 2018, Françoise Nyssen, ministre de la Culture, présentait les axes stratégiques de son « Plan Bibliothèques 5 », fruit d’un travail de consultation mené par Erik Orsenna et Noël Corbin. Parmi les éléments clés relevés par la ministre figure la lutte contre les fake news, qualifiée de « grand combat de notre démocratie ». Aidées par des services civiques, plusieurs bibliothèques de chaque région sont ainsi encouragées à mettre en place des ateliers pour lutter contre les fausses informations et consolider l’éducation aux médias. Piloté par les DRAC, ce projet incite les bibliothèques à accueillir des personnes en service civique afin d’offrir une couverture sur l’ensemble du territoire d’ateliers EMI, mais aussi à mettre en œuvre des cycles de formation à destination des bibliothécaires de lecture publique. Sollicités à l’automne dernier par les DRAC de chaque région, les CRFCB (Centres régionaux de formation aux carrières des bibliothèques) sont chargés de réaliser un programme de formation adapté à chaque établissement à destination des agents amenés à intervenir sur ces questions d’éducation à l’information.

Une enquête de la Fondation Jean-Jaurès et du site Conspiracy Watch indique que 79 % des Français croient à au moins une théorie complotiste, le public des moins de 35 ans étant particulièrement sensible à ces théories.

Enquête « Le conspirationnisme dans l’opinion publique française », 2018 : https://jean-jaures.org/nos-productions/le-conspirationnisme-dans-l-opinion-publique-francaise

    En Rhône-Alpes, les réseaux de lecture publique de Lyon, Valence-Romans et Grenoble jouent le rôle de pilotes pour cette initiative. Médiat Rhône-Alpes a donc mis en place des cycles de formation personnalisés à destination des bibliothécaires de ces trois réseaux. Ces formations, établies en fonction des besoins, attentes et spécificités de chaque bibliothèque, répondent à une pluralité d’objectifs. Il s’agit dans un premier temps d’offrir des formations indispensables pour tout agent souhaitant proposer des ateliers au sein de son établissement, tout en tenant compte, dans un deuxième temps, des projets déjà en cours. Il s’agit de renforcer éventuellement un aspect de l’EMI que la bibliothèque souhaiterait aborder en priorité, telle la lutte contre les théories du complot par exemple, ou la mise en place d’une web radio. Ces formations répondent également à une attente légitime des agents sur ce sujet, l’EMI étant un domaine encore peu abordé dans les formations initiales des bibliothécaires mais qui commence progressivement à être intégré dans les catalogues des formations tout au long de la vie. Jusqu’ici, la mise en place d’ateliers EMI en bibliothèques résultait d’une bonne volonté et d’une autoformation de bibliothécaires qui avaient noué des partenariats avec des journalistes et des associations afin d’inclure ces problématiques dans la programmation culturelle de leur établissement. C’est ainsi que sont nés les ateliers info/intox de la Bpi  6 à destination des collégiens, les rendez-vous « Voix de presse » à la médiathèque de Melun qui créent un temps de réflexion autour d’une question d’actualité, ou encore le cycle « La Fabrique de l’Info » de la Bibliothèque municipale de Lyon qui propose des ateliers médias et des débats  7 pour décortiquer et analyser l’actualité, sans oublier le récent jeu d’aventure Hellink  8 porté par les bibliothèques de Sorbonne Université et qui offre une opportunité d’aiguiser son sens critique de l’information.

    Quant à la formation, ces trois dernières années ont vu une multiplication des journées d’étude sur le sujet de l’EMI ou des fake news, parfois fruit d’un partenariat entre deux organismes de formation, à l’image de la journée d’étude organisée par l’Enssib et Médiat Rhône-Alpes en 2016. Ces journées ont permis d’amorcer une réflexion et une prise de conscience collective au sein de la profession. Leur format court n’a cependant sans doute pas répondu entièrement au besoin d’acquisition de nouvelles compétences. Le Plan Bibliothèques et l’implication des services civiques au sein des établissements permettent de répondre à la fois à la demande grandissante du public dans le domaine de l’EMI mais aussi l’absence de formation pour les bibliothécaires sur un sujet qui s’impose rapidement comme incontournable dans le contexte actuel de mutation de l’information. Par ailleurs, le format de ces actions, dont les programmes et contenus sont élaborés en concertation avec les équipes et qui ont lieu au sein même des bibliothèques pour les agents de l’établissement, permet de privilégier une formule au plus près des besoins des professionnels. En bref, il s’agit d’amener la formation aux bibliothécaires, en tenant compte de leurs attentes, contraintes et calendrier.

    Des compétences informationnelles à développer

    Il n’est pas inutile, avant d’aborder le cœur même des formations à l’EMI pour les bibliothécaires, de partir des compétences à acquérir ou à mobiliser, sans quoi la formation en elle-même manquerait un chaînon essentiel. Plusieurs référentiels, principalement réalisés par l’Éducation nationale, existent afin de dresser un portrait des compétences indispensables, pour les professeurs comme pour les élèves. Le socle commun de connaissances et de compétences  9, élaboré en 2015, insiste sur plusieurs piliers que l’on retrouve également dans le référentiel européen de compétences, DIGCOMP  10. Parmi ceux-ci, cinq grands domaines communs sont identifiés : le traitement de l’information et des données, la communication, la création de contenus, la sécurité et la citoyenneté et enfin la résolution de problèmes. Ces référentiels semblent tous s’accorder sur un fondement commun qui rassemble des compétences indispensables en matière de culture et d’identité numérique passant nécessairement par un usage responsable et raisonné de ces outils, mais aussi par des compétences en langue et communication, et enfin d’incontournables compétences en information et documentation.

    À cela s’ajoutent des compétences d’animation, de collaboration et de transmission de connaissances et une capacité à produire et accompagner la production de contenus. Le bibliothécaire suscite le débat, sensibilise à l’environnement numérique et médiatique et établit les scenarii et les séquences pédagogiques en fonction de son public, souvent intergénérationnel. Autant de compétences identifiées qui sont des points de départ de la construction d’une formation à l’EMI, avec l’indispensable question des publics visés par les bibliothécaires en formation.

    Objectifs pédagogiques d’une formation à l’EMI

    – Comprendre les enjeux de l’éducation aux médias et à l’information et le rapport des publics aux médias.

    – Acquérir et renforcer ses compétences informationnelles.

    – Savoir élaborer et mettre en œuvre des projets EMI auprès de différents publics.

    – Connaître les outils, ressources et partenariats pour conduire des projets EMI en bibliothèque.

      Publics et pratiques informationnelles

      Une récente étude du Cnesco 11 sur les pratiques informationnelles des élèves de 3e et de terminale 12 révèle un fort intérêt des jeunes pour l’actualité, mais en revanche une éducation aux médias qui reste encore assez limitée à l’école, avec 52 % seulement d’élèves de 3e concernés. Plus surprenant encore, l’étude met l’accent sur les sources d’information qui recueillent la confiance des élèves : bons derniers, les réseaux sociaux suscitent la méfiance des jeunes tout en restant paradoxalement la troisième source d’information pour ce public, derrière la télévision et l’entourage. Si les actions d’éducation aux médias ont souvent jusque-là mis l’accent sur le public jeune, il n’en reste pas moins que le public adulte est plus susceptible de partager et diffuser des fake news : une étude de deux chercheurs américains 13 conduite en 2016 indique que la population des 65 ans et plus partage sept fois plus de fausses informations que le public jeune, conséquence directe d’un déficit de compétences numériques et informationnelles suffisantes pour parvenir à déterminer la fiabilité d’une information. Ce constat paradoxal indique bien que le public fréquentant les ateliers EMI organisés par les bibliothèques doit aussi être un facteur indispensable à prendre en compte lors de la conception d’actions de formation.

      Il existe de nombreux projets, actions ou événements à destination des jeunes, peut-être au détriment d’un public plus âgé qui, pour autant, paraît plus touché par la désinformation. S’il est tout à fait pertinent d’aborder dans une formation à l’EMI à destination des professionnels les possibilités d’actions auprès des scolaires, il serait regrettable de délaisser la problématique du public adulte, dont les pratiques informationnelles ont subi de plein fouet le phénomène d’infobésité. C’est d’ailleurs le rôle de la personne chargée de l’ingénierie de formation que de déterminer, en concertation avec les équipes concernées, quel sera le public ciblé par la bibliothèque. En effet, cela favorise une adaptation primordiale de la formation à ces besoins et une réflexion indispensable à la fois sur le choix des intervenants et des retours d’expérience qui pourront être développés durant la formation.

      Former les professionnels à l’EMI : intervenants, contenus et formats

      En prenant comme point de départ les objectifs pédagogiques, quelles sont alors les problématiques indispensables à aborder lors de formations à l’EMI ? S’il faut bien se garder de proposer une matrice pour tout programme sur le sujet, un premier pas dans la conception d’une action de formation consiste à croiser les regards sur l’éducation aux médias. Le concept d’EMI étant particulièrement complexe à retranscrire, il n’est jamais inutile de faire intervenir différents acteurs mobilisés dans ce domaine : universitaires (sociologues, anthropologues, chercheurs en science de l’information), membres de l’éducation nationale (CLEMI, enseignants, réseau Canopé), journalistes, organismes d’éducation populaire, associations et bibliothécaires ou documentalistes. Les journalistes en particulier s’avèrent de véritables alliés pour offrir une explicitation de leur métier. La médiathèque de Tremblay-en-France (Seine-Saint-Denis) en constitue un parfait exemple en accueillant une journaliste en résidence 14 qui propose des actions au sein de la bibliothèque mais aussi hors les murs 15 et participe à la formation des bibliothécaires eux-mêmes.

      Plusieurs aspects abordés lors de formations EMI sont des sujets maîtrisés par les bibliothécaires, tels les stratégies et outils pour rechercher et trouver une information fiable. La capacité à localiser puis vérifier une source d’information est une compétence familière pour les bibliothécaires, et celle-ci est d’autant plus facilitée par les nombreux outils de recherche documentaire mais aussi de fact-checking qui ont vu le jour ces dernières années, notamment créés par le monde du journalisme tels Decodex, CheckNews, ou encore Factuel.

      Pour autant, la question réside à présent dans la manière de présenter à l’usager ce nécessaire travail de vérification et cette stratégie de recherche. Comment faire face à la défiance vis-à-vis de la presse et des sources d’informations pourtant reconnues comme fiables ? Comment répondre à un usager qui préfère s’informer grâce aux réseaux sociaux et affiche une méfiance vis-à-vis des médias traditionnels ? C’est en partie pour être en capacité de répondre à ces questionnements que la formation des bibliothécaires à l’EMI doit s’accompagner d’une nécessaire introduction à l’économie des médias. Connaître le paysage actuel des médias français, étrangers en langue française et internationaux devient un point de départ indispensable de toute formation à l’EMI. Cette introduction est assortie d’un enseignement fondamental à l’environnement et à la culture numérique, ainsi que d’une analyse des pratiques informationnelles des jeunes comme des adultes. Comprendre les mécanismes des réseaux sociaux, de la diffusion de l’information, de la production de contenus sur internet, sans oublier les dimensions juridiques inhérentes à ces enjeux (droits d’auteur, vie privée, données et droit à l’image) sont autant d’aspects à s’approprier. Ce socle de connaissances constitue une introduction large et incontournable à l’EMI avant de pouvoir aborder des phénomènes plus particuliers comme les théories du complot, rumeurs ou autres hoax. Une formation à l’EMI ne saurait se passer en outre d’un apprentissage du décryptage de l’information, qui recouvre un vaste champ à explorer, que ce soit dans la vérification des sources ou encore dans l’acquisition d’un regard critique et stratégique vis-à-vis de l’information : étude des titres et chapeaux d’articles, recherche et analyse de la section « à propos » d’un site, identification des types d’information traitées, recensement des sources utilisées, des objectifs et affiliations de l’auteur, de la date réelle de publication, etc.

      Pour compléter ces apprentissages, il ne faut pas non plus écarter trop rapidement les problématiques liées à l’image et à son analyse : au-delà des connaissances sur les enjeux du photojournalisme et de la construction d’un propos photographique qui sont loin d’être dénuées d’intérêt pour l’EMI, aborder les questions de détournement ou de manipulation d’images peut apporter un éclairage particulièrement pertinent au programme global de la formation. L’influence d’une image, notamment dans un contexte d’actualité ou d’enjeu social, est aussi une thématique qui peut faire l’objet d’une partie de la formation afin, là encore, de questionner les connaissances de chacun. Des associations comme LE BAL, Parole de Photographes, ou encore le Collectif Item proposent dans ce sens des interventions offrant outils et idées pour aborder ces sujets en bibliothèque. LE BAL en particulier a mis en ligne une vidéo 16, réalisée avec une classe de seconde, qui reprend pas à pas avec humour les étapes de construction d’une vidéo conspirationniste et qui peut constituer un excellent exemple d’atelier à mettre en place en bibliothèque.

      Enfin, ces formations sont aussi l’occasion d’amorcer une réflexion plus large autour de la liberté d’expression dans toute sa pluralité et de la manière de la défendre au sein de la bibliothèque, en abordant des cas particuliers comme le dessin de presse ou les caricatures.

      Une forte attente des bibliothécaires réside par ailleurs dans des outils, ressources et exemples concrets sur le sujet de l’EMI. C’est pourquoi lors des formations élaborées en Rhône-Alpes, le choix a été fait de mettre en lumière des retours d’expérience divers. La formule adoptée par la Bpi lors d’une journée d’étude sur l’EMI en novembre 2018 a été reprise lors d’une dernière demi-journée de formation à Lyon, où il a été décidé de mettre en place l’après-midi un forum des initiatives autour de l’EMI en invitant bibliothécaires, associations et journalistes à venir présenter les ateliers et projets réalisés dans leurs structures. L’objectif est de permettre à chacun de glaner idées et outils mais aussi d’échanger autour des pratiques et de partager l’analyse des expériences, réussies ou perfectibles.

      Au-delà du contenu, le format de l’action de formation est un autre aspect à ne pas négliger. Si certains sujets sont propices au format conférence, là encore il paraît pertinent de conjuguer les temps d’apports théoriques avec des temps d’échanges et d’ateliers. Le sujet de l’EMI s’y prête d’ailleurs tout particulièrement et il n’est pas inintéressant d’intégrer au programme des séances où les bibliothécaires sont amenés par exemple à créer leurs propres fake news ou théories du complot afin de mieux comprendre les ressorts de ces mécanismes.

      Enfin, la formation à l’EMI est aussi l’occasion pour chaque bibliothécaire de prendre la mesure de ses propres préjugés et idées préconçues sur le sujet de l’information. De la même manière qu’il faut aller à la rencontre des usagers n’ayant pas un accès libre à l’information, il est nécessaire de comprendre le cheminement de la pensée des citoyens méfiants vis-à-vis du paysage médiatique actuel. Les réseaux sociaux cultivent et accentuent un certain entre-soi, qualifié communément de bulle de filtres. Cet isolement intellectuel n’est pas l’apanage de l’usager crédule mais bien également du professionnel de la documentation qui est lui aussi soumis aux mêmes règles de chambres d’écho et d’algorithmes. La formation permet de prendre de la distance et de réfléchir à ses propres pratiques, usages et lacunes en matière de culture numérique et il est utile d’aménager dans le programme un espace pour prendre conscience de ses propres biais.

      La question complexe du positionnement des bibliothécaires

      Une question récurrente soulevée au fur et à mesure de l’élaboration et de la mise en œuvre de formations à l’EMI est celle du positionnement et des postures des bibliothécaires face aux publics. Une forte attente est créée autour de cette problématique dans les formations et il n’est pas toujours aisé d’arriver à trouver un intervenant acceptant d’aborder cet aspect, sans doute par peur de ne pas être assez légitime, chacun se gardant bien de proposer une recette par ailleurs inexistante sur ce sujet. Pourtant, il subsiste une véritable demande concernant cet enjeu : comment répondre à un usager amateur de théories du complot ? Comment arbitrer un débat animé sur le sujet de la chaîne RT France 17 ? Alors que la neutralité de l’animateur devrait être de rigueur, se limiter à ce constat n’est pas suffisant, et c’est avant tout le rôle de la formation d’apporter des outils, et de créer un espace de questionnements et de débats, en laissant la part belle aux échanges de pratiques et aux retours d’expérience. C’est par ailleurs en tentant de répondre à cette épineuse question que deux scientifiques australiens ont élaboré un précis de réfutation 18 à l’attention de la communauté universitaire. Sans promouvoir une méthode unique, ce guide permet de mettre en lumière que l’important n’est pas tant de réfuter une fausse information, et encore moins de porter un jugement, mais de le faire d’une manière compréhensible et juste pour le lecteur, en s’appuyant sur des faits et sur une explication alternative. Il s’agit d’amener le public à construire lui-même sa propre réflexion critique. Autant de méthodologies et compétences d’animation que le programme de formation et les intervenants se doivent de prendre en compte afin de tenter d’apporter quelques clés aux bibliothécaires.

      Une seconde difficulté réside dans le fait que le public fréquentant les ateliers EMI proposés par les bibliothèques est intrinsèquement un public captif. Ces ateliers rencontrent un fort succès dans les bibliothèques publiques qui les mettent en place et indiquent bien qu’il y a là une forte demande sur ce sujet de la part des usagers. Du côté des bibliothécaires, au-delà de la défiance et de la construction de la réfutation déjà abordées plus haut, se pose la question d’aller à la rencontre des usagers réceptifs aux fake news et aux théories du complot. Les outils évoqués précédemment pour lutter contre ces fausses informations n’ont malheureusement que peu d’influence sur le public crédule, car peu utilisés et adoptés par celui-ci. Il revient donc aux bibliothécaires de faire le lien entre les deux et d’aborder une nécessaire réflexion sur les possibilités et partenariats pour créer un débat au sein de ce public non fréquentant. De manière plus concrète et comme l’indiquait Loida Garcia-Febo, présidente de l’American Library Association, dans une journée d’étude organisée par le CFIBD sur les fake news en février 2019 19, il est nécessaire que les bibliothécaires s’éloignent de leur banque d’information et aillent à la rencontre du public qui n’a pas forcément accès à l’information. Cette incitation à sortir de son bureau doit alors s’accompagner d’une offre de formation adaptée qui prend en compte le besoin d’outils et de partenariats pour aller trouver le public non fréquentant sur son propre terrain. Le choix d’intervenants pour les formations à l’EMI s’inscrit dans une stratégie à plus long terme qui permettra de mettre en relation la bibliothèque avec des acteurs (journalistes, associations) en vue de futurs partenariats et projets, par exemple auprès du public en centre de détention. L’association L’Onde Porteuse, qui opère dans le secteur de l’audiovisuel, propose ainsi des ateliers radio et podcasts 20 aux détenus du centre pénitentiaire de Riom dans le Puy-de-Dôme.

      Conclusion

      Au cours d’une introduction à l’EMI lors d’un premier jour de formation, un débat est né entre les bibliothécaires et le journaliste animant l’intervention autour d’un paradoxe : comment encourager l’indispensable travail de vérification de l’information, tout en respectant le pluralisme des ressources documentaires et la liberté d’expression ? Faut-il faire évoluer les chartes documentaires des établissements et repenser la politique documentaire au regard de la lutte contre la désinformation ?

      Pour les acteurs de l’information, comprendre le phénomène de la désinformation, ses rouages, stratégies et outils, c’est déjà être en mesure de pouvoir l’affaiblir et le contrer. Les bibliothécaires ont la difficile mission d’élargir et de réhabiliter les notions d’esprit critique et de raisonnement auprès de leur public et de créer un espace de parole. Stimuler le sens critique lors d’ateliers EMI, c’est alors prendre un rôle actif pour lutter contre les fake news et les rumeurs plutôt que de subir le phénomène a posteriori. Toutefois, ces actions de médiation ne peuvent être exercées sans une formation à la littératie numérique et médiatique, et sans l’acquisition de compétences informationnelles spécifiques afin de disposer d’un personnel préparé et averti.

      Tout l’enjeu de la construction d’une formation pour les bibliothécaires réside dans la nécessité de partir de l’existant : la bibliothèque a-t-elle déjà une programmation autour de l’EMI pour ses publics ou s’agit-il de nouveaux projets ? Quels types d’ateliers souhaite-t-elle mettre en place ? Ces actions seront-elles à destination d’un public jeune ou adulte, dans l’établissement ou hors les murs ? Enfin, quelle est la politique sur ce sujet de la collectivité dans laquelle s’inscrit la bibliothèque ? Autant de questionnements qui permettront d’élaborer le programme en concertation avec les équipes et surtout de l’adapter aux besoins et aux attentes du personnel. C’est d’ailleurs tout l’intérêt et la complexité de ces formations dont les contenus mais aussi les formats diffèrent significativement d’un établissement à un autre : une bibliothèque privilégiera ainsi un format conférence tandis qu’une autre préférera intégrer plus d’ateliers dans le programme. Il n’est donc guère possible de proposer une formation « clé en main » qui serait dupliquée d’une bibliothèque à une autre. Ce dispositif de formation personnalisée et intra-établissement pourra dans un second temps être élargi à d’autres établissements, ce qui est envisagé dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, afin de couvrir plus largement le territoire et d’encourager les actions dans des réseaux de lecture publique de différentes envergures. C’est donc le début d’un processus qui sera sans doute lui-même amené à s’adapter en fonction des évaluations et des retours, mais aussi des évolutions du contexte de crise informationnelle.

      Si les bibliothécaires s’emparent de manière aussi affirmée des questions de l’EMI, c’est bien parce qu’elles entrent en résonance avec les valeurs mêmes du métier, des enjeux d’accès à l’information et de formation à la citoyenneté. Proposer des formations adaptées aux territoires, aux contraintes et aux demandes des bibliothécaires doit donc permettre de répondre à cet enjeu et d’accompagner les équipes dans cette mission indispensable et démocratique.