Enseigner la diffusion du patrimoine des bibliothèques sur Wikipédia

Retour sur une expérimentation

Jessica de Bideran

Romain Wenz

Si la dissémination numérique des connaissances ne cesse de questionner les bibliothécaires dans leurs pratiques quotidiennes, une expérience conduite depuis plusieurs années avec des institutions patrimoniales permet de confronter ces réflexions à la réalité des institutions administratives. En particulier, nous nous appuierons dans cet article sur un travail associant les équipes des fonds patrimoniaux des bibliothèques de l’Université de Bordeaux et des étudiants de l’Université Bordeaux Montaigne dans le cadre des enseignements de première année du master « Patrimoine et musées ». Ce travail, qui s’est déroulé durant le premier semestre 2018-2019 1

, avait pour finalité la création et l’édition d’articles de Wikipédia ayant un lien direct avec les fonds patrimoniaux des bibliothèques de l’université. Au-delà de cette finalité immédiate et pratique, cette expérimentation conduit en effet à s’interroger sur le mode de travail collaboratif, caractéristique de cette encyclopédie libre, mais aussi de mettre en place un mode de transmission des savoirs qui interroge les libertés des futurs professionnels du patrimoine formés dans le cadre des enseignements universitaires.

Après avoir présenté comment cette expérimentation s’inscrit dans un temps long où le web ne nous attend pas, nous présenterons d’abord les bénéfices et biais tirés de ce mode de travail collectif entre enseignant-chercheur, étudiants, équipe de bibliothécaires et bénévoles actifs dans Wikipédia, puis nous définirons les implications théoriques de notre démarche en termes de formation de futurs professionnels du patrimoine. Nous conclurons en donnant des pistes permettant de reproduire ce type d’expérimentations dans des contextes similaires.

Un travail inscrit dans le temps long de la diffusion du patrimoine

Le mouvement d’édition de catalogues et de publication imprimée des sources historiques, lancé au XIXe siècle dans les métiers de la conservation du patrimoine écrit, a trouvé son prolongement au tournant du XXe siècle dans le mouvement de numérisation développé massivement dans les institutions patrimoniales, dans un contexte maîtrisé par l’administration, tant pour la politique de numérisation que pour les modes de diffusion, dans nos sites web institutionnels et nos bibliothèques numériques.

À mesure que nous avançons dans le XXIe siècle, cette démarche de numérisation et de mise en ligne des documents patrimoniaux, en particulier des livres, trouve une double limite. D’une part, tous les lecteurs fréquentant nos institutions peuvent, avec des matériels qui sont dans leurs poches, prendre par eux-mêmes des photographies d’une qualité supérieure à celles que nos institutions produisaient professionnellement il y a à peine une décennie. Cette possibilité de produire soi-même des images répond d’ailleurs à une pratique quotidienne de la nouvelle génération d’étudiants puisqu’en 2019, l’usage d’Instagram dépasse celui de Facebook chez les moins de 24 ans 2

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“Youngsters are avoiding Facebook – but not the firm’s other platforms”, The Economist, 20 juillet 2019.

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D’autre part, le mode de diffusion des images produite par les institutions reste globalement figé dans des silos, en bibliothèque comme en archives ou en musées. Si la diffusion des métadonnées décrivant les images s’est en effet rapidement adaptée aux exigences de l’Open Data, à l’inverse les images numériques restent globalement figées dans les entrepôts institutionnels qui peinent à renouveler leurs publics 3

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Bibliothèque nationale de France, Enquête 2016 auprès des usagers de Gallica, 2017. https://multimedia-ext.bnf.fr/pdf/mettre_en_ligne_patrimoine_enquete.pdf, p. 9 sur la baisse des publics en 2016, p. 31 sur le vieillissement du public.

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Surtout, les décisions de pilotage de ces bibliothèques numériques sont, dans le meilleur des cas, prises localement à l’échelle des établissements, avec la contrainte de répondre en premier lieu aux attentes réelles ou supposées de leurs publics traditionnels.

Pour mieux comprendre les activités des publics en ligne, l’observation détaillée des statistiques d’usage à partir des logs serveur et des outils d’analyse disponibles sont aujourd’hui des aides précieuses. Ainsi, dans le contexte plus local d’une bibliothèque numérique universitaire comme Babordnum.fr (bibliothèque numérique patrimoniale du réseau documentaire des universités de Bordeaux, partenaire de Gallica), ces analyses permettent de souligner trois grandes tendances :

  • En premier lieu, d’une année sur l’autre, une augmentation du nombre de pages vues et de téléchargements, atteignant 1,2 million pour l’année 2018 contre 0,8 million en 2017, soit une hausse d’une moitié.
  • Une hausse, ensuite, du nombre de visiteurs uniques, avec 48 000 en 2018 contre 37 000 en 2017, soit un tiers de hausse.
  • Surtout et enfin, une évolution structurelle de la part d’accès depuis des plateformes extérieures. En 2018, on distingue ainsi trois grandes sources d’accès des internautes : un « gros » tiers depuis les moteurs de recherche généralistes dont les règles d’indexation sont respectées depuis longtemps, un tiers depuis gallica.bnf.fr qui est notre principal partenaire depuis des années, mais aussi un tiers d’accès depuis des liens figurant dans des sites affluents extérieurs. Cette part d’accès depuis les sites extérieurs est par ailleurs nouvelle, comparée aux années précédentes où elle était minime. Elle correspond à une nouvelle logique d’appropriation des documents patrimoniaux par les utilisateurs qui utilisent désormais les liens vers les documents numériques, tant pour les signaler que pour les retrouver. Parmi les sites affluents, se retrouvent bien sûr les grandes plateformes généralistes d’internet telles que Twitter (réseau sur lequel l’équipe de Babordnum.fr est particulièrement active) et Wikipédia. Et alors même que les autres canaux de diffusion stagnent, ce vecteur de diffusion est manifestement celui qui est en pleine croissance.

Le web ne nous attend pas et on ne peut que se réjouir de l’effervescence que suscitent les projets culturels et pédagogiques comme Wikipédia, tant par l’animation d’événements ponctuels pour la création ou l’amélioration d’articles (par exemple Wiki Loves Monuments 4

, et les journées contributives 5) que par les recherches qui se multiplient autour de cet « objet scientifique non identifié » 6
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Lionel Barbe, Louise Merzeau et Valérie Schafer (dir.), Wikipédia, objet scientifique non identifié, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2015.

. Mais au-delà de ces éléments, qui permettent de souligner l’influence de Wikipédia dans la diffusion de connaissances à l’échelle de la planète, force est de constater que les documents numériques cités dans les sources des articles en ligne sont effectivement utilisés à la fois par des internautes « normaux » pour retrouver les références desdits documents en les redirigeant vers Babordnum.fr, mais aussi par des « wikipédiens » plus aguerris pour produire et valider des articles disponibles en ligne. C’est effectivement essentiellement dans les sources, citations et illustrations des articles de Wikipédia que les documents patrimoniaux ont leur place dans la galaxie de projets lancés par la Wikimedia Foundation où la dimension historique et encyclopédique ne constitue finalement que la partie la plus connue…

Un travail collégial riche en enseignements

La démarche expérimentale menée ici nous amène à questionner notre position d’enseignants (chercheuse en sciences de l’information et de la communication, et professionnel des bibliothèques et expert du patrimoine documentaire) dans un contexte où le numérique est aussi bien le support du cours que l’enjeu intellectuel de celui-ci. Dimension technique des outils et dimension éthique du web, ouverture des données patrimoniales, circulation des contenus et prise en compte des publics en ligne : autant de questions qui traversent les échanges avec les étudiants et les wikipédiens lors de cet enseignement qui évolue régulièrement depuis 2015.

L’accompagnement du service commun de documentation de l’Université de Bordeaux, qui numérise et met en ligne à travers sa propre bibliothèque numérique les ouvrages et les revues les plus précieux de sa collection, prend en effet la suite des projets menés depuis quatre ans avec l’association de wikipédiens girondins et diverses institutions culturelles locales (voir la page du projet pédagogique 7

et l’article bilan sur le blog Com’en Histoire 8
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Jessica de Bideran, « L’atelier des médiations ou Wikipédia au musée », site Com’en Histoire, 12 septembre 2016. https://cehistoire.hypotheses.org/690

). L’intitulé particulièrement ouvert de ce cours dédié à la « Culture numérique » nous a ainsi incités depuis plusieurs années à confronter des étudiants se destinant aux métiers de la médiation culturelle et de la régie des œuvres à cette fameuse « culture numérique » dont Wikipédia, en soulignant la reconfiguration culturelle à laquelle nous assistons 9
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Dominique Cardon, Culture numérique, Presses de Sciences Po, 2019.

, constitue un des symboles.

S’inspirant de programmes déjà en cours au sein de différents musées ou établissements culturels 10

et prenant la suite du Wiki-Day 11 qui s’était déroulé en octobre 2014 à Bordeaux, il s’agit durant ces quelques heures de cours de répondre à une triple attente :

  1. faire travailler les étudiants sur Wikipédia afin d’acquérir de nouvelles compétences en culture informationnelle ;
  2. donner de la visibilité aux fonds patrimoniaux concernés ;
  3. enrichir Wikimédia en y versant des ressources numériques et patrimoniales de bonne qualité et, bien sûr, libres de droit.

Dépassant les critiques récurrentes faites à l’encontre de cette plateforme protéiforme, le travail d’écriture « à la manière encyclopédique », soit une rédaction concise, effectuée en groupe et selon des thématiques précises, le versement d’images et de métadonnées, le renseignement des sources et l’analyse critique de ces sources, la documentation et la recherche bibliographique, sont autant d’activités qui permettent à l’étudiant d’acquérir une culture informationnelle et documentaire aujourd’hui essentielle mais difficilement accessible sans ce passage concret à la logique projet. Il faut également souligner la satisfaction des étudiants de voir leurs travaux en ligne, de contribuer à enrichir les connaissances disponibles pour toutes et tous, de discuter et d’argumenter avec les wikipédiens, de faire évoluer leurs notices, et de voir le résultat de leurs travaux d’études s’inscrire de façon pérenne dans les publications disponibles en ligne. S’initier aux enjeux de fonctionnement de tels outils d’édition et de partage permet finalement de saisir au moins en partie les caractéristiques de la culture numérique au regard de la culture de l’imprimé (différences mémorielle et juridique en particulier).

Il est ainsi essentiel que ces futurs professionnels du patrimoine qui, pour beaucoup, intégreront des collectivités ou des établissements publics, prennent conscience de « la somme des conséquences qu’exerce sur nos sociétés la généralisation des techniques de l’informatique » 12

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Dominique Cardon, Culture numérique, op. cit., p. 18.

tout en distinguant les plateformes qui relèvent des biens communs (Wikipédia) et celles qui relèvent des logiques de marchés (Facebook, Twitter et Instagram pour ne citer que les réseaux sociaux les plus utilisés). Mettre à disposition de toutes et de tous des documents appartenant au domaine public relève ainsi d’un positionnement éthique qu’il n’est toujours pas évident de faire saisir à des structures culturelles qui sont par ailleurs sollicitées par des géants du web tels que Google dans le cadre des partenariats et actions du Google Cultural Institute, et dont les pratiques de mise en ligne (expositions virtuelles où il est impossible de télécharger les ressources numérisées) conduisent certains wikipédiens à contourner ces techniques en récupérant massivement les images en haute définition des œuvres tombées dans le domaine public, la catégorie Google Art Project de Commons étant à cet égard très fournie 13. Outre la récupération des images, le mode de présentation des informations par les administrations culturelles fait ici écho aux méthodes et expressions des projets privés, en en reprenant malheureusement les codes 14
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Danièle Guillemot et Gilles Jeannot, « Modernisation et bureaucratie, l’administration d’État à l’aune du privé », Revue française de sociologie, 2013/1 (vol. 54), p. 83-110. https://www.cairn.info/revue-francaise-de-sociologie-2013-1-page-83.htm

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Au-delà du travail de recherche et d’écriture somme toute assez classique pour ces étudiants en humanités, ces séances permettent également d’aborder des questions plus techniques (métadonnées EXIF, syntaxe wiki, etc.) et donnent enfin l’occasion aux étudiants de comprendre que la mise en ligne de contenus sur le web (documents iconographiques, audiovisuels, textes, etc.) ne se limite pas aux seuls réseaux sociaux. D’autres communautés « virtuelles » sont ainsi convocables telle celle des wikipédiens.

Wikipédia, par sa dimension humaine très forte, se rapproche en effet d’un « service de réseautage social comme les autres » 15

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 Antonio A. Casilli, « Le wikipédien, le chercheur et le vandale », in : Wikipédia, objet scientifique non identifié, op. cit. Disponible en ligne : http://books.openedition.org/pupo/4108

où la question des pseudonymes et d’identification des personnes est essentielle. L’organisation interne des wikipédiens, qui a fait l’objet de nombreux commentaires, constitue à cet égard une sorte de droit coutumier qui organise la participation des institutions et permet d’évacuer la présence d’autorités assertives : la bibliothèque fait faire, elle aide, mais ce n’est pas elle qui fait… Cette distinction est importante à saisir pour ces futurs professionnels du patrimoine qui pourront être confrontés, à l’extrême, à une forme de censure des administrations par la communauté wikipédienne qui souligne parfois la non-légitimité de l’institution légitime. Tout cela rend le travail avec les étudiants d’autant plus intéressant puisqu’il permet d’effleurer les mutations professionnelles en cours avec des transferts de compétences entre professionnels et amateurs de plus en plus nombreux. In fine, ce traitement égalitaire entre les futurs professionnels et les déjà professionnels du patrimoine permet non seulement de valoriser l’institution et sa collection mais aussi les contributeurs (wikipédiens et étudiants) qui montent en compétence en se sentant valorisés…

Les avantages et les limites d’une diffusion via Wikipédia

Du point de vue institutionnel, la démarche expérimentale que nous décrivons ici part de l’hypothèse que la dissémination sur les réseaux numériques des informations présentes dans les bibliothèques offre une visibilité plus grande à ces informations que le simple signalement au sein des seules bibliothèques numériques en ligne, si interopérables soient-elles. Cette démarche de dissémination ne s’inscrit pas dans une perspective de notoriété des établissements eux-mêmes, et n’envisage donc pas l’effet de notoriété pour les établissements autrement que comme un effet de bord de la diffusion des informations. En d’autres termes, si cette dissémination numérique, qui renvoie à la société liquide évoquée par Christophe Evans 16

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Christophe Evans, « Avant-propos », in Des tweets et des likes en bibliothèque : enquête sur la présence de quatre bibliothèques de lecture publique sur les réseaux sociaux numériques, Éditions de la Bibliothèque publique d’information, 2017. En ligne : http://books.openedition.org/bibpompidou/2106

, s’accompagne d’une perte d’emprise due à un mode de travail collectif pour la rédaction et l’édition de contenus, elle ne signifie pas pour autant perte de visibilité et donc d’identité, mais renforce tout au contraire celles-ci.

Dans ce type de projet, le bouleversement professionnel pour les métiers de la conservation n’est pas que les documents soient réutilisables, ni que l’exploitation intellectuelle soit faite par une intelligence extérieure à l’établissement. Ces deux phénomènes peuvent bousculer d’autres métiers mais, pour les bibliothécaires, il n’y a rien de nouveau sous le soleil, les lecteurs ont toujours contribué à la valorisation des documents.

Le vrai changement professionnel est que seuls soient retenus les objets jugés dignes de figurer dans une encyclopédie, selon des critères définis par une communauté extérieure à l’institution patrimoniale. La profession s’est structurée autour de politiques documentaires affirmées et volontaristes 17

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Voir par exemple Jérôme Pouchol, « Indispensable politique documentaire », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2016, no 9, p. 70-77. Disponible en ligne : http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2016-09-0070-007

, qui ont été logiquement transposées à la politique documentaire numérique, comme le souligne Emmanuelle Bermès, « pour imiter au plus près l’expérience de lecture originale et donner accès aux documents un à un, comme on le faisait avec les collections traditionnelles » 18
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Emmanuelle Bermès, « Quand le dépôt légal devient numérique : épistémologie d’un nouvel objet patrimonial », Quaderni, vol. 98, no 1, 2019, p. 73-86.

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La confrontation avec les communautés de sites indépendants impose au contraire de répondre à un besoin formulé de l’extérieur, tant en termes de choix documentaires qu’en termes d’outils et de méthodes. À titre d’exemple, l’Université de Bordeaux dispose évidemment de la thèse de Victor Ségalen, un des illustres anciens élèves 19

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Victor Segalen (1878-1919), « L’observation médicale chez les écrivains naturalistes », BabordNum, http://www.babordnum.fr/items/show/1412

. Il est pourtant inutile de s’appesantir sur ce document, numérisé par l’université, mais aussi par la BnF 20 et présent dans les Wikimedia Commons 21. Inversement, la communauté est en attente d’images qui peuvent sembler anecdotiques localement, mais qui présentent collectivement un intérêt, par exemple les signatures des anciens possesseurs des livres patrimoniaux, qui permettent de retrouver et d’identifier leurs signatures autographes et d’alimenter les pages de Wikipédia correspondantes. Au-delà du repérage des références, on contribue ainsi à un changement de statut du document : par exemple une signature de parlementaire dans un livre devient un spécimen d’autographe dans l’article de Wikipédia, et une carte postale de 1900 devient image historique de la façade du musée d’ethnographie.

Du point de vue économique, les bibliothèques entrent avec le numérique dans un environnement d’« avantages comparatifs », déjà théorisé il y a deux siècles pour le commerce international 22

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David Ricardo, Des principes de l’économie politique et de l’impôt, 1815.

. Ce changement de paradigme se traduit par l’observation automatisée, notamment par la détection sur des articles à l’état d’ébauche dans notre champ disciplinaire. Concrètement, il s’agit de repérer dans Wikipédia les articles taggés « ébauche » et reliés à notre institution ou à nos champs de recherche.

Plus encore, la possibilité de mettre en place une « numérisation à la demande » 23

pour les documents libres de droits permet, à moindre coût, de savoir rapidement quels documents sont prioritaires à numériser, puisque le public en fait la demande. Avec ce type de mécanisme, très utile pour les contributeurs de Wikipédia pour alimenter les pages, on n’est plus dans de la massification mais on revient à du façonnage et à des échanges interpersonnels, alors même que la finalité reste celle de l’adaptation aux nouveaux usages dus à l’omniprésence des outils numériques dans les pratiques d’étude et de recherche, y compris en sciences humaines.