Indispensable politique documentaire
La mise en place de véritables outils de politique documentaire est une procédure indispensable afin d’adapter au mieux les collections des bibliothèques à leurs publics, tout en légitimant de manière institutionnelle et scientifique l’apport professionnel du bibliothécaire. Ces démarches formalisées sont particulièrement utiles dans un contexte où les collections font face à de nombreuses mutations et sont l’objet d’enjeux et de pressions très fortes.
Implementing appropriate document management policy tools is a vital step in adapting library collections to the user profile while providing institutional and scholarly legitimacy for the librarian's professional role. Formalising such processes is particularly useful in a context in which collections are facing changes on many fronts and as such are under considerable pressure.
* Entretien réalisé par Anne-Sophie Chazaud le 11 mai 2016.
S’emparer des questions de politique documentaire s’est pour moi imposé comme une évidence, au regard de la situation que j’ai pu connaître au début de ma carrière. Ainsi, dans les années 1990, en tant que responsable adjoint du service des bibliothèques de quartiers et des bibliobus à Marseille, j’ai été frappé par l’absence totale de méthodologie et de contractualisation dans les choix d’acquisition et dans le processus de développement des collections. Aucun outil formel de projet n’était alors conçu ni mis à disposition des acquéreurs, chacun procédait à ses achats de manière empirique, en cochant des notices sur Livre Hebdo ou en faisant son « marché » chez le libraire, sans notion de mise en réseau, ni prérequis méthodologique et stratégique, sinon celui de « l’intime conviction ». Et toute tentative de faire « bouger les lignes » rencontrait une résistance très puissante, qui n’avait sans doute pas d’équivalent en France, comme de nombreux cadres et directeurs de ce « réseau phocéen » ont pu après moi le constater et surtout l’éprouver…
C’est dans ce contexte que j’ai rencontré puis commencé un travail d’échanges avec Bertrand Calenge, que je considère comme mon mentor, bien qu’il n’acceptât guère que je le qualifie de la sorte, et à la mémoire duquel je souhaite rendre un hommage appuyé dans cet entretien. Le regard qu’il portait sur ces questions, ses écrits et travaux, notre qualité de dialogue à la fois professionnel et amical, ont sous-tendu ma propre réflexion et ont accompagné nombre de mes actions.
En rejoignant le réseau Ouest Provence (à l’époque « SAN de la Ville nouvelle de Fos ») en 1999, j’ai découvert un terrain et un terreau plus favorables à la mise en place d’une véritable politique documentaire. J’ai parallèlement intégré le groupe Poldoc à ses débuts (2001), à l’invitation de Bertrand. L’objectif était alors de créer et de développer les conditions d’une plus grande professionnalisation des acteurs documentaires, notamment en partageant avec eux nos outils et notre expérience de praticiens.
Dans ma nouvelle structure intercommunale, la départementalisation avait déjà été organisée en réseau, ce qui était très incitateur pour le projet que je souhaitais élaborer et mettre en œuvre. En revanche, les différents domaines d’acquisition avaient été distribués « un peu comme des bonbons » aux bibliothécaires du réseau, sans formalisation ni contractualisation aucunes. Il s’agissait dès lors, pour chacun, non pas seulement d’avoir en charge tel budget affecté à tel ou tel domaine enclos sur lui-même, mais d’investir un champ d’activité documentaire bien plus vaste et aussi plus exigeant, sur les plans tant scientifiques que méthodologiques ; celui-ci allait de la veille informationnelle à la médiation (physique puis numérique), en passant par la sélection, la gestion et la production de contenus.
Afin de favoriser la réussite de ce dispositif global, il m’a semblé indispensable qu’il s’inscrive « en dur » dans l’organigramme de la bibliothèque, sous la forme d’une Direction de la politique documentaire, dont j’ai pris la responsabilité en 2002. Nous étions alors le premier établissement en France à considérer la Poldoc comme un élément réellement structurant et pérenne (direction vs coordination) de l’organisation, ainsi en capacité de croiser le vertical (l’arbitrage) et l’horizontal (la mutualisation), d’agir tant sur le global (des processus et des instances de travail en réseau) que sur l’instrumental (des outils de projet et de partage, des ressorts méthodologiques). La professionnalisation des responsables documentaires (le terme « acquéreur » étant désormais impropre à rendre compte dudit champ couvert) s’est progressivement mais très efficacement mise en place sur l’ensemble du réseau, grâce à un dispositif d’accompagnement méthodologique (formation en intra, outils de suivi) et managérial très soutenant et fortement structuré. Avec le recul, je mesure combien cette phase d’organisation et d’orchestration des opérateurs documentaires a pu conditionner un vrai et durable changement dans les pratiques professionnelles, a permis de développer peu à peu une culture commune, faite de pédagogie de projet, de mutualisation, d’apprentissage par les pairs.
L’une des réformes les plus importantes que j’ai pu mettre en œuvre, et qui constitue selon moi un marqueur identitaire fort de notre organisation en réseau, concerne la question de la durée et des critères d’attribution d’un domaine documentaire. Il a été posé en pétition de principe le fait qu’une collection ne saurait être la propriété d’un bibliothécaire et que pour éviter cette dérive (et réalité si répandue dans le métier), la responsabilité d’un domaine ne pourrait s’exercer au-delà de 4 à 5 ans, soit un temps suffisant pour construire une offre, établir un plan de développement de la collection, assurer une sélection et une médiation, certes spécialisées, mais non expertes. Ce principe de turn-over et de partage n’a pu fonctionner sans cet étai indispensable que représente la fiche domaine 1, un outil de pilotage et de transmission que j’ai élaboré dès ma prise de fonction de directeur de la Poldoc en 2002 et qui a été progressivement investi par les 45 responsables documentaires du réseau. C’est aujourd’hui un outil de travail partagé à mes yeux extrêmement précieux, et que j’ose dire exemplaire car il est devenu, au fil des ans et des contributions individuelles successives, un véritable capital immatériel de notre organisation, un bien commun qui dit beaucoup de la qualité de l’engagement professionnel ainsi formellement et concrètement investi par tant de mes collègues. Dans le même esprit de partage et de co-construction, il a été décidé, pour la fonction de responsable documentaire, de donner le primat de la compétence sur le grade, ce qui a ouvert la possibilité à des agents de catégorie C d’assurer ce niveau de responsabilités, jusqu’alors réservé aux cadres intermédiaires, assistants ou assistants qualifiés.
L’enjeu majeur était là de poser les conditions non seulement techniques mais aussi pédagogiques et managériales du développement de la politique documentaire. De ce point de vue, le soin apporté à la rédaction des fiches de postes et à leur dimension contractuelle a été particulièrement déterminant.
La Médiathèque intercommunale Ouest Provence en chiffres
– 7 sites en réseau (compétence culturelle intercommunale
depuis 1995)
– Bassin de population : 98 000 habitants
– Nombre d’adhérents : 21 000
– Catalogue en réseau : 230 000 documents, dont 2 000 œuvres d’art de l’artothèque et un fonds local patrimonial
– 150 agents
– 460 000 prêts / an
– 2 200 suggestions d’achat / an
– Service de réservation à distance : 80 000 réservations / an
– SID composé de logiciels exclusivement open source
(Koha, Bokeh, WebKiosk)
– Blog professionnel Bambou : https://docmiop.wordpress.com/
Faire fonction de responsable documentaire à la MIOP implique une charge importante, un travail de veille permanent, une démarche autoréflexive, une rigueur méthodologique, la nécessité de rendre compte, de se former, etc. Et ce, dans un contexte où la contrainte budgétaire, l’inflation éditoriale, et l’essor du numérique, complexifient toujours plus la tâche et l’enjeu induits. Ajoutons à cela la pression de la demande qui s’est considérablement accrue, le fait que celle-ci n’est plus aujourd’hui le seul produit de la bonne réflexion du bibliothécaire sur les attentes supposées de ses publics (une demande en quelque sorte projetée) mais qu’elle est désormais l’expression d’une suggestion, sinon d’une injonction individuelle, personnelle, immédiate. Cette pression des usagers sur les acquisitions nécessite une réponse sérieuse, étayée par des éléments directeurs qui ne se limitent pas aux grands principes de la charte de l’Unesco ou du Conseil supérieur des bibliothèques. Il faut désormais justifier ses choix et ses exclusions dans un cadre contractuel et disciplinaire plus formel et plus précis, qui distingue le cinéma de la politique, la religion du roman policier, la BD de la santé…, soit autant de chartes documentaires à établir et à porter à la connaissance des usagers. L’expression formelle de ces différents cadres et critères de choix a ainsi, en plus d’engager le professionnel vers une démarche de raisonnement et de distanciation critiques, le mérite d’être fortement « légitimante » pour une profession aujourd’hui traversée par des questionnements identitaires.
Sur le plan RH, la possibilité pour des personnels de toutes catégories d’accéder aux fonctions de responsable documentaire ne doit pas non plus être caricaturée ou crainte : ce n’est pas la République des Soviets dans la bibliothèque ! Il s’agit plutôt de reconnaître chaque compétence et aussi de valoriser, le cas échéant, les parcours individuels des agents. Les cadres de la Poldoc pilotent ces services et les choses se passent en bonne intelligence puisqu’il s’agit là, au final, de permettre à chacun de s’épanouir professionnellement et intellectuellement, à condition bien sûr que le souhait de participer au développement documentaire soit formellement exprimé puis mis en acte. D’où l’importance d’accompagner ce mouvement par des outils et des dispositifs les plus appropriés et les plus facilitateurs possibles. Je tiens à préciser que, à défaut de pouvoir légitimement disposer d’une prime afférente à la fonction de responsable documentaire, l’agent est priorisé sur les plans de formation et sur les préparations de concours, sans oublier bien sûr le ressort, bien qu’étroit, de la promotion interne.
On ne devient pas pour autant responsable documentaire du jour au lendemain : un véritable tutorat est mis en place, exercé par les pairs, soit par des responsables documentaires patentés, ayant déjà suivi plusieurs domaines. Ce tutorat comprend une série d’entretiens, de temps de pratique en commun ; on y apprend à faire de la veille, à rédiger une charte documentaire, à passer des commandes, à désherber, à élaborer un plan de classement, à évaluer, à dresser une cartographie éditoriale, à rédiger des critiques, à analyser l’environnement spécifique…, autant de réalités de travail inscrites dans la fiche domaine, mises à jour annuellement, et transmises à son successeur.
Loin de mystifier là l’outil formel de pilotage (on se rappelle la formule de Richelieu : « la méthode ne vaut que par l’exécution »), je constate que la fiche domaine, qui compte désormais quatorze ans d’utilisation par les bibliothécaires de la MIOP, n’en est pas moins porteuse d’une belle dynamique, celle de la construction continue des compétences : de soi par les autres (je reçois), de soi vers les autres (je transmets), de soi par soi (je me nourris). Je me dois d’ajouter que chaque responsable documentaire est invité à solliciter le conseil d’un expert extérieur (un professeur de philosophie, un musicien, un médecin, un libraire spécialisé, un juriste…), qu’il peut choisir librement, mais également à prendre contact avec son alter ego dans la profession, chargé d’un domaine analogue au sien, et avec lequel il pourra échanger sur ses pratiques, ses outils, ses interrogations, etc.
On le voit, une politique documentaire qui se fonde sur des orientations claires et contractuelles, qui s’appuie sur des outils méthodologiques utiles à la réflexion et à la décision, qui s’enrichit de l’expertise et de la mutualisation, est à mon sens en capacité de répondre aux trois grands défis du moment : la prise en compte de la demande, la nécessité du travail en réseau et les enjeux liés au numérique.
Concernant la demande, il s’agit de donner plus de place à l’usager, d’introduire une certaine forme d’horizontalité entre l’institution et l’usager. Cette évolution n’induit aucunement un renoncement du professionnel dans sa mission de diffusion du savoir, dans son exigence à construire une offre de qualité, utile au citoyen dans sa compréhension autonome des débats publics, des grandes questions sociales, culturelles, politiques, philosophiques… Mais l’attente de l’usager doit être mieux considérée et si possible satisfaite, conformément aux orientations documentaires de l’établissement. Cette tension entre l’offre et la demande n’est pas nouvelle mais elle est plus que jamais un ressort essentiel du développement des collections, qui s’inscrit dans un cadre raisonné et compréhensif de son environnement.
Concernant le développement des réseaux (intercommunalités, coopérations inter-établissements, fusions de SCD), est-il encore besoin d’en affirmer ici l’évidente et l’urgente utilité, en raison des évolutions territoriales récentes (loi NOTRe), de la pression budgétaire accrue, mais aussi des avantages à tirer de la mécanique mutualiste ? On peut aller jusqu’à affirmer qu’une bibliothèque (hormis bien sûr les grands établissements) ne saurait désormais survivre seule et que la mise en commun des ressources catalographiques comme des moyens humains, financiers, techniques et logistiques, est devenue un levier indispensable pour répondre aux défis du métier. Cette transformation n’est pas sans convoquer de nouvelles habiletés professionnelles, de nouveaux modes de gouvernance ; sans bousculer aussi bien des habitudes de travail, bien des repères. En matière de mise en réseau de politique documentaire, des schémas sont par conséquent vivement attendus mais ils restent encore embryonnaires ou partiels, à l’exception de quelques précurseurs, parmi lesquels Ouest Provence.
Enfin, la question de l’intégration du numérique dans les collections est omniprésente dans la pensée professionnelle. L’enjeu est d’importance et la sollicitation exponentielle. Une certaine vulgate statuant sur la mort de la collection a pu se répandre, mais cette pensée ne peut reposer que sur une méconnaissance profonde des bibliothèques et de leur usage, lesquelles vivent toujours dans un rapport – bien que différent et non exclusif – de matérialité avec ses collections. Nous sommes désormais confrontés à une logique d’hybridation des médias et des supports, une réalité dont les collections devront de mieux en mieux rendre compte, en travaillant la bonne articulation entre le physique et le numérique, entre le local et le distant, sans oublier la question corrélative des métadonnées. Le travail de sélectionneur et d’architecte de l’information n’en est – et n’en sera – que renforcé, mais aussi rendu plus complexe par le flux incessant des propositions, par le mouvement interdisciplinaire, par l’impermanence du web. Un tel contexte présente cet avantage de (re)positionner la bibliothèque comme un point certifiant (rôle de filtre), en même temps qu’il oblige le métier à développer de nouvelles capacités médiatrices. On retrouve là la relation d’interdépendance entre la sélection et la médiation, une relation que Bertrand Calenge a si bien formulée : « La sélection est un processus indispensable – mais non suffisant – à l’action médiatrice, mais la médiation déconnectée de cet arpentage sélectif des contenus qu’est le processus d’acquisition devient cognitivement stérile. »
En définitive, le concept de collection est à mes yeux toujours valide mais il mérite pour le moins d’être revisité. À l’opposé de la monade leibnizienne, cette unité auto-suffisante fermée sur elle-même, la collection, doit s’ouvrir désormais aux vents de la mutualisation, des usages et des technologies, tout en conservant sa portée diachronique et dialectique. Elle reste en ce sens une proposition principale, mais parmi d’autres, de la bibliothèque, et elle est tout à la fois relative, car nécessairement compréhensive de son environnement.
Hommage à Bertrand
J’ai rencontré Bertrand Calenge pour la première fois en 1995, c’était à la bibliothèque Saint-Charles de Marseille où il venait présenter ses premiers travaux de Poldoc à l’équipe de direction. Je venais à peine d’entrer en profession, déjà nourri de ses réflexions, de son approche méthodologique de l’exercice du métier, de sa culture de la transmission, du partage des savoirs. J’ai un souvenir encore très vif de ce moment, car en plus du grand professionnel qui se tenait là, j’avais déjà pu apprécier l’élégance de la personne, notamment lorsque, ainsi accueilli dans la salle par l’une de mes collègues marseillaises « Vous savez, monsieur Calenge, on n’aime pas trop les Lyonnais ici », il avait simplement répondu : « Rassurez-vous madame, ce n’est pas le Lyonnais mais le bibliothécaire qui vient vous parler. »
Puis nos chemins se sont progressivement rencontrés, à la faveur des conférences que je suivais de lui, et surtout en 2002, lorsqu’il m’invita à le rejoindre au sein du groupe Poldoc.
Alors notre amitié s’est progressivement et fortement tissée, jusqu’à ce jour de décembre, juste avant les fêtes, où il m’a demandé de venir chez lui, en me faisant pudiquement comprendre que ce serait là un moment d’adieu, notre « ultime » rencontre.
Je suis toujours rempli de ce moment fraternel, si précieux pour moi, et infiniment triste de me dire que je n’entendrai plus sa voix désormais, une voix forte, quelquefois éclatante de joie et d’humour, une voix chaleureuse qui se taisait pour écouter l’autre.
Je me rappelle aussi ses accueils chaleureux dans le hall de l’Enssib, ses sms pleins de points d’exclamation, son enthousiasme à revendre, ses combats professionnels, ses espoirs en ses étudiants, ses avis si précieux, ses pensées de photographe.
Et il me vient souvent à l’esprit ces mots de Roland Barthes, qui disent si bien la belle personne que fut Bertrand à mes yeux : « Nul pouvoir, un peu de savoir, un peu de sagesse, et le plus de saveur possible. »
Jérôme