Le silence comme service
Pour une cohabitation des publics et de leurs usages en bibliothèque
Souvent observée sous l’angle de la convivialité, l’évolution des espaces et des services proposés par les bibliothèques marque également une transformation de leur environnement sonore : les bruits domestiques semblent avoir remplacé le calme caractéristique des lieux, au détriment du confort acoustique et de la cohabitation des publics. En lui donnant un cadre précis et stratégique, le silence peut renverser cette tendance, sans toutefois condamner les bibliothèques à l’austérité.
The development of spaces and services in libraries is often approached from the point of view of encouraging social interaction, but it also involves a transformation of the library soundscape. Familiar sounds seem to have replaced the traditional hush to the detriment of acoustic quality of life and the various user groups sharing the same space. One way of reversing this trend is to give silence a clear strategic role, without making the place seem forbidding.
« Il est des lieux privilégiés, où le silence impose sa subtile omniprésence, lieux dans lesquels peut particulièrement s’opérer son écoute, lieux où, souvent, le silence apparaît comme un bruit doux, léger, continu et anonyme [...] Parmi ces lieux où s’impose le silence, se distinguent la maison, ses salles, ses corridors, ses chambres et toutes les choses qui en constituent le décor, mais aussi certains monuments privilégiés : les églises, les bibliothèques, les forteresses, les prisons 1… »
« The Sound of Silence »
Le silence a-t-il encore sa place dans nos bibliothèques ? S’y impose-t-il partout et sans condition comme le « bruit doux, léger, continu et anonyme » que décrit Alain Corbin ? Ce dernier n’a sans doute pas connu le service public d’une bibliothèque municipale en période de vacances scolaires… Mais le rapprochement qu’il propose n’est pas sans fondement : il est vrai que le silence a longtemps contribué à façonner l’environnement physique et symbolique des bibliothèques, en imposant un certain comportement aux visiteurs, souvent contraints de chuchoter ; image que la culture télévisuelle, notamment, n’a pas manqué d’entretenir en l’entourant de puissants stéréotypes, du « chut » autoritaire et soutenu d’un fantôme-bibliothécaire dans le film Ghostbusters, aux défis transgressifs du jeu télévisé Silent Library 2.
Mais les bibliothèques ont connu d’importantes transformations au cours de ces dernières décennies et leur paysage sonore s’en est trouvé fortement modifié : le silence inconditionnel a laissé place à une variété de sonorités liées à l’activité des usagers, des professionnels et des équipements utilisés, du ronronnement des machines de fabrication numérique, aux actions de médiation autour du jeu, en passant par la valorisation des collections musicales en salle de consultation.
De cette nouvelle configuration sonore, le silence n’a toutefois pas été totalement exclu. Placé au centre d’une réflexion pratique sur l’aménagement et le développement de services en bibliothèque, il peut participer à l’amélioration générale de l’accueil et favoriser la « cohabitation » des usagers, avec tout ce que l’expression induit de compromis et d’accommodements.
La convivialité au prix du bruit ?
Le décloisonnement des espaces et des publics, entrepris à partir des années 1970, a particulièrement accéléré l’effacement du silence dans les bibliothèques, au nom des principes d’ouverture et de convivialité. Les bibliothèques ont progressivement cessé d’apparaître exclusivement comme des lieux d’étude, cathédrales silencieuses et austères, pour s’offrir pleinement aux publics comme des espaces de vie, de parole et de sociabilité. De nouveaux services ont ainsi vu le jour, avec l’objectif de satisfaire plus efficacement les besoins domestiques et le confort des usagers, et non plus seulement leurs appétits culturels : zones de repos, espaces de restauration, jardins partagés, cafés et salles de jeu ; autant d’aménagements qui, tout en modernisant l’image traditionnelle des bibliothèques, ont favorisé leur « mise en vie 3 », pour reprendre une expression de Jacques et François Riva.
Au cœur des projets de construction les plus récents, ce modèle de confort et d’accueil semble aujourd’hui inviter les usagers à « habiter » les lieux pendant le temps de leur visite et à s’y comporter comme ils le feraient chez eux, en allant librement d’espaces en espaces, profitant d’un moment de jeu puis de lecture, de discussion puis de restauration, avant de s’en aller finalement… pour y revenir à la première occasion !
Bien qu’attrayante, cette proposition s’accompagne inévitablement de répercussions sur l’ambiance sonore de la bibliothèque : bruits de chaises et de couverts à l’heure du déjeuner, bâillements et ronflements quand vient le soir, cris et pleurs, éclats de rire et débats mouvementés à tout moment de la journée… Au point parfois (trop souvent ?) de dégrader la qualité du confort, paradoxalement au centre de cette stratégie d’ouverture et de libération des usages. En souhaitant rendre les bibliothèques plus accueillantes et habitables, les aurait-on du même coup condamnées au bruit ?
De l’habitat à la cohabitation en bibliothèque
Mais qu’est-ce qu’« habiter » une bibliothèque ? Habiter est une expérience psychologique, sociale et physiologique complexe : tous les espaces habités ne reçoivent pas la même charge fonctionnelle et affective, marquant les limites de ce que chaque individu investit de personnel et de ce qu’il consent à partager. Vivre seul et dans le calme peut causer un sentiment de solitude, ou bien au contraire permettre un « rassemblement de soi 4 » bénéfique. En revanche, en situation de cohabitation, les besoins et le comportement des uns rencontrent inévitablement ceux des autres et risquent toujours de s’y superposer, pire, de les parasiter, rendant le vivre-ensemble difficile, voire impossible.
Cette problématique est précisément au centre de la question du confort acoustique des usagers en bibliothèque. Comment en effet « habiter » une bibliothèque publique, par essence ouverte au côtoiement d’inconnus de tous âges et de tous horizons, sans que l’activité sonore des uns n’entrave le confort des autres ? En appelant tous les usagers à trouver dans la bibliothèque un foyer chaleureux, adapté à leurs besoins culturels et domestiques, ne risque-t-on pas ainsi de se heurter à l’impossibilité de concilier des usages différents, voire opposés, mais rendus également légitimes par la dimension hospitalière du lieu ?
On le voit, l’impératif d’ouverture des bibliothèques, régulièrement invoqué dans la littérature professionnelle et les discours publics, ne garantit pas la qualité du service rendu aux usagers. Pour que l’accroissement du volume sonore, entraîné par la démocratisation de l’accès aux bibliothèques et par l’évolution des usages qu’on y rencontre, n’apparaisse pas comme un dommage collatéral, conséquence mal maîtrisée de ce processus, il est impératif de réfléchir méthodiquement aux moyens d’accueillir simultanément et durablement des publics différents, tant sur le plan technique du traitement de l’acoustique, que sur celui de la réglementation et de sa communication auprès des usagers. C’est ainsi qu’en 2009, privilégiant la voie « de la pédagogie et de la coexistence des usages 5 », l’équipe de la bibliothèque universitaire Belle Beille d’Angers a choisi de mettre en œuvre une vaste campagne de sensibilisation aux nuisances sonores, pour accompagner le réaménagement de ses espaces en fonction d’ambiances sonores attendues (Comm’, Calme, Silence).
Répondre à un besoin de silence
L’augmentation de la fréquentation des bibliothèques et le développement de nouvelles pratiques culturelles, pour partie sonores, voire bruyantes, ont largement participé à l’abaissement des règles liées au silence qui, selon l’analyse de David Le Breton, marquerait plus largement une évolution de toute la société occidentale moderne. Que reste-t-il en effet du silence dans un monde où domine « l’idéologie de la communication 6 », où la parole est présumée maintenir seule « la vitalité du lien social et libère[r] des impositions ou des aspects mortifères du silence 7 » ?
Les bibliothèques sont partie prenante de cette idéologie : en se constituant en lieux d’échange et de débats, « forum de rencontres, d’apprentissages et d’expérimentations où l’information est acquise, échangée, produite, hub social et culturel favorisant le peer-to-peer du savoir et de la création 8 », elles abandonnent peu à peu l’image de silence qu’on leur attribue habituellement, pour en retour encourager chacun à créer, débattre, parler haut et fort dans des espaces conviviaux, supposés plus adaptés aux besoins des usagers qui les fréquentent.
Mais le silence, lui-même, ne fait-il l’objet d’aucun besoin ? N’est-il plus recherché en tant que tel par une partie du public des bibliothèques ? Dans un contexte fortement marqué par ce qu’il est désormais commun d’appeler de la « pollution sonore », il peut paraître urgent de protéger, sinon la santé, du moins le confort acoustique des individus, en préservant certains lieux des nuisances liées au bruit. David Le Breton a pu en ce sens plaider pour la reconnaissance d’un « droit au confort acoustique (la préservation d’une part de silence) », devenu selon lui « un domaine sensible de la sociabilité, une valeur unanime en réponse à l’augmentation ambiante du bruit 9 ».
Sans aller jusqu’à se constituer en « réserves de silence » 10, plusieurs bibliothèques ont ainsi choisi de maintenir une certaine exigence afin de satisfaire l’attente de leurs publics en matière de confort acoustique, qu’ils soient étudiants, empêchés de travailler dans le calme chez eux, ou retraités, bousculés par le rythme et le tumulte de notre époque. Car le silence se fait rare, dans les lieux publics comme dans les habitations, à tel point qu’il devient parfois difficile de trouver un peu de calme chez soi 11, tout particulièrement en milieu fortement urbanisé, et ce, malgré la promesse de réconfort et d’isolement qu’il convient généralement d’associer au foyer. Travailler à développer la dimension domestique des bibliothèques ne doit donc pas se résumer à entretenir leur « mise en vie », mais aussi à intégrer cette fonction réconfortante de l’habitat en les protégeant en partie du bruit, par l’aménagement de certains espaces ou en réservant certains moments de la journée aux activités les moins sonores. C’est ainsi qu’à travers son dispositif de silent rooms, le Learning Hub de l’EM Lyon Business School (Écully) offre aux usagers qui le souhaitent la possibilité de s’immerger dans une ambiance parfaitement silencieuse, soit pour y étudier seuls, soit pour s’y reposer ; un véritable service de silence, très apprécié par certains étudiants du campus préférant s’assoupir sur place plutôt que de rentrer le faire chez eux.
Confort acoustique et service de silence
Mais comment satisfaire convenablement le confort acoustique de tous, compte tenu de la diversité des horizons culturels et des sensibilités qui se rencontrent en bibliothèque ? Car il est vrai qu’en deçà des seuils jugés dangereux par les spécialistes de santé 12, l’exposition au bruit relève d’appréciations subjectives, relatives aux habitudes et à la tolérance de chacun, ce qui nous empêche a priori d’établir un repère commun, une norme admissible par tous.
Imposer le silence sans condition et dans tous les espaces de la bibliothèque sert parfois de solution à ce problème : la règle s’appliquant à tous les usagers, les comportements non autorisés peuvent être clairement identifiés et légitimement neutralisés. Mais cette approche stricte, couramment mise en œuvre dans les bibliothèques de recherche et certaines bibliothèques universitaires, ne permet pas d’accueillir une grande diversité d’usages et de publics ; le moindre bruissement, le moindre grincement de chaise, le moindre haussement de voix sonne comme une entrave à la règle, un trouble au calme. Ce principe est appliqué dans les espaces de la bibliothèque Diderot de Lyon, tout particulièrement dans les salles consacrées à la préparation de concours, pour la plus grande satisfaction des usagers qui fréquentent l’établissement pour son atmosphère silencieuse, reconnue comme telle sur le territoire universitaire lyonnais.
De cette règle absolue de silence se distingue le cadre plus conciliant du service de silence, soit la possibilité pour qui le souhaite de profiter ponctuellement d’espaces ou de moments calmes sans que cela ne s’impose à tous. Cette configuration se retrouve désormais dans plusieurs bibliothèques de lecture publique, mais également en contexte universitaire du fait de l’évolution des pratiques d’apprentissage. L’étude silencieuse et solitaire y côtoie de près le travail de groupe, pratique de plus en plus courante et souvent bruyante, « mélange indissociablement lié de travail et de bavardage dont les proportions varient 13 ». Pour rendre ce côtoiement viable et assurer une véritable cohabitation, les bibliothèques concernées font généralement le choix d’aménager leurs espaces sur le principe du « zonage », à savoir la mise en place d’espaces différenciés, généralement séparés par des cloisons, du mobilier ou de la signalétique, et adaptés à des types d’usages distincts. La bibliothèque universitaire Sciences Doua (université Lyon 1) s’est notamment dotée de pièces closes consacrées au travail de groupe, bulles de bruits enclavées dans l’environnement calme des salles de lectures. De son côté, le réseau des bibliothèques municipales de Lyon a mis au point une série de pictogrammes dans le but de renseigner les usagers sur le volume sonore tolérés dans les différents espaces proposés.
Grandeur et décadence du « royaume de silence »
Le modèle social innovant, convivial, et du même coup sonore, vers lequel tendent nos bibliothèques a-t-il définitivement remplacé le modèle classique des « bibliothèques d’autrefois 14 », rigides et silencieuses ? Mais ce modèle a-t-il seulement toujours dominé ?
Les bibliothèques n’ont pas toujours été « ce royaume du silence auquel nous sommes aujourd’hui habitués 15 », pour reprendre une formule de Frédéric Barbier. Au contraire, au cours de l’Antiquité romaine, les bibliothèques implantées dans les villas accueillent des activités relativement sonores, liées à la fonction sociale et culturelle du lieu : les élites qui les fréquentent y partagent leurs lectures à voix haute, discutent, pratiquent la musique, sans se soucier de respecter la moindre règle de silence.
Ce n’est véritablement qu’à partir du XVIIe siècle, en partie sous l’influence des travaux de Gabriel Naudé, que l’acoustique des bibliothèques devient un point de préoccupation. Dans son Advis pour dresser une bibliothèque, le père de la bibliothéconomie moderne préconise alors de choisir « une partie de la maison plus reculée du bruit et du tracas, non seulement de ceux de dehors, mais aussi de la famille et des domestiques, en l’éloignant des rues, de la cuisine, salle du commun et lieux semblables […] 16 ». Le bruit apparaît dans cette conception comme un obstacle aux activités que la bibliothèque peut légitimement accueillir. Elle se constitue alors comme une enclave de silence au sein des villes et des maisons, précisément fuies pour leurs aspects domestiques ; tandis qu’elle se présentait plus tôt comme un prolongement de l’animation et de la convivialité du foyer, dont elle reproduisait du même coup l’ambiance sonore.
Lieux de sociabilité ou refuges studieux, les bibliothèques que nous connaissons semblent aujourd’hui partagées entre ces deux modèles. Les éléments domestiques qu’on peut y observer, qu’ils y aient été délibérément placés, ou simplement amenés par l’évolution des usages, sont le signe de ce partage. Ils traduisent une tendance générale d’adaptation toujours plus grande des bibliothèques aux attentes variées de leurs publics, tendance que souligne tout particulièrement le positionnement général des professionnels vis-à-vis de la question du silence : multiplication des espaces en fonction d’ambiances sonores (des salles de silence aux espaces de temps libre), systématisation du traitement de l’acoustique (mobilier, paravents, box, suspensions, revêtements), individualisation du service de silence par le prêt de dispositifs insonorisants (casques, bouchons).
Une maison pour tous, sous condition…
« Prendre possession d’un lieu où l’on ne manque de rien, s’y calfeutrer tel un écureuil dans le creux d’un arbre avec sa provision de noisettes, porte à son paroxysme le réconfort primitif du refuge 17. » Cette attitude, que Mona Chollet rattache au besoin de se retrouver chez soi, n’est pas étrangère au contexte des bibliothèques : certains usagers ne quittent la bibliothèque qu’au moment de sa fermeture, après s’être divertis et reposés tout le jour durant. Investir librement l’environnement de la bibliothèque, y laisser sa personnalité s’exprimer et s’enrichir, s’y reposer, physiquement et intellectuellement, est à coup sûr une manière d’habiter le lieu.
Mais c’est aussi risquer de déranger, de gêner, d’empêcher d’autres usagers d’en faire autant. Pour permettre que chacun puisse justement jouir de son droit d’habiter la bibliothèque, les comportements doivent être encadrés a minima par des règles rendues visibles et compréhensibles par tous, de telle sorte que l’addition des sonorités ne conduise pas à la cacophonie. Autrement dit, la promesse de pouvoir jouer, lire, manger, rire, dormir en bibliothèque doit s’accompagner de la mise en œuvre des moyens propres à accueillir ces activités, et non pas seulement à les recevoir en les subissant ; à organiser une authentique cohabitation des publics et de leurs usages, plutôt qu’un simple côtoiement dans l’indifférence générale.
De ce point de vue, l’exemple de la bibliothèque Lacassagne du 3e arrondissement de Lyon, inaugurée en octobre 2017, est remarquable. Au centre du projet de construction de la bibliothèque, la convivialité et ses implications sonores ont été traitées rigoureusement, en soignant notamment l’adéquation entre les activités proposées et l’organisation des différents espaces : les zones de jeu et d’éveil (Temps libre et Grandir) ont été spécialement insonorisées à l’aide de panneaux, de suspensions et de claustras, sans entraîner de perte en termes de circulation des personnes et de la lumière. Une charte d’accueil a dans le même temps été conçue afin de formaliser cette organisation et d’assurer la cohérence des pratiques au sein de l’équipe face aux situations sonores rencontrées.
En conclusion
Cette démarche rappelle finalement l’importance de s’engager dans la recherche d’un traitement toujours plus efficace du bruit et toujours plus adapté aux nombreuses pratiques qui entourent l’environnement des bibliothèques et participent à leur transformation ; une gestion stratégique et multiforme de l’acoustique (aménagements de l’espace, mesures réglementaires, médiation auprès des publics) sans laquelle il ne serait possible pour personne d’investir le lieu, de l’habiter momentanément pour en tirer quelque bénéfice, en renouant avec « ces plaisirs élémentaires qui nous maintiennent en contact avec notre énergie vitale : traîner, dormir, rêvasser, lire, réfléchir, créer, jouer, jouir de sa solitude ou de la compagnie de ses proches 18. »