Histoire de la transformation de l’Université de Paris
1960-1970, années de crise et de transformation dans les bibliothèques universitaires franciliennes
Cécile Touitou
Une séance de l’atelier Histoire de la transformation de l’Université de Paris 1 s’est tenue le 23 avril à la Bulac. Elle était consacrée à l’histoire des Bibliothèques universitaires dans le paysage francilien à la charnière des années 1960-1970 2. Dans son introduction, Loïc Vadelorge, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Paris Est Marne-la-Vallée, a choisi volontairement de situer les BU dans l’« angle mort » de l’histoire de l’Université de Paris, entre ce qu’en savent les professionnels des bibliothèques et les historiens des universités. Il est, en effet, difficile de trouver mention de l’histoire des bibliothèques universitaires dans les travaux de recherche parus sur la période. Seule la littérature professionnelle l’évoque et sous un angle technique qui n’a pas su intéresser les historiens. Lorsqu’il est fait mention des bibliothèques, c’est le plus souvent sous leur aspect architectural ou monumental, leur construction constituant souvent une étape essentielle dans l’achèvement des universités.
À ces questions, s’ajoute celle de la temporalité qu’il convient d’adopter pour évoquer l’histoire des bibliothèques universitaires. C’est sur ce point que Claude Jolly 3 a débuté son intervention. Sa présentation est organisée autour des années 1960 à 1980. Cependant, il reconnaît qu’il est difficile de trouver des césures pertinentes. Il conviendrait de faire remonter cette histoire au XIXe siècle dans la mesure où le fonctionnement des bibliothèques universitaires franciliennes dans les années 1960 se fait pratiquement selon les mêmes règles qu’au siècle précédent où l’établissement est placé sous l’autorité du recteur et affecté aux besoins communs de l’ensemble des facultés. La Commission de la bibliothèque en assure la direction scientifique.
Les étapes d’une lente mutation
La décennie des années 1960 est celle de la montée d’une crise qui éclate au début des années 1970. La crise s’approfondit au cours des dix années suivantes bien que l’on commence à réfléchir à des solutions. Ces années 1960 ne sont pas pour autant des années d’immobilisme : les instructions de 1962 organisent les BU en sections, innovant une segmentation en niveaux et introduisant un libre accès partiel. Une école est créée (l’École nationale supérieure de bibliothécaires est créée par décret le 12 juillet 1963), ce qui permet de multiplier les recrutements. C’est une période où on construit beaucoup : 365 000 m² sont ainsi construits entre 1964 et 1973. Cependant, les coûts de fonctionnements induits par ces superficies sont mal anticipés. On peut voir alors des grands plateaux de 600 m² sans quasiment de livres sur les rayonnages ! Par ailleurs, les gains attendus par l’informatisation tardent à venir. Pourtant les années 1970 voient les premiers catalogues informatisés.
1970 est l’année de la création de l’ADBU car les directeurs de BU ne se sentent plus suffisamment représentés au sein de l’ABF. Cette année est aussi celle de l’éclatement de l’Université de Paris en treize universités distinctes. Deux ans après, le décret du 10 février permet la création de quatre bibliothèques interuniversitaires et de quatre bibliothèques universitaires (celles de Paris 8 – Vincennes, Paris 9 – Dauphine, Paris 10 – Nanterre et Paris 11 – Orsay). Cette période est charnière également dans le rapport qu’entretiennent les directeurs de BU avec leur université : avant cette date, leurs contacts se font principalement avec la Direction des bibliothèques et de la lecture publique (DBLP) et le recteur ; après, le directeur exerce ses fonctions par délégation du président de l’université ; le conseil de la bibliothèque a plus de pouvoir ; des commissions consultatives spécialisées sont constituées. Mais Claude Jolly précise que ce n’est qu’à partir de 1985 (après la loi Savary) que l’intégration à l’université commence à être affirmée, au moins dans son principe, à défaut de l’être en pratique.
En 1973, paraît le Livre noir des bibliothèques universitaires qui révèle la crise au grand jour. Les moyens des BU sont jugés insuffisants en regard des besoins induits par la massification que connaît l’enseignement supérieur. Ce bilan est repris quinze ans plus tard par le rapport Miquel, qui se fait l’écho d’un discours sur « la misère des bibliothèques universitaires ».
Cette crise débouche sur le colloque de Gif-sur-Yvette en 1975 4. Claude Jolly insiste sur son importance. Il aboutit à des recommandations concrètes parmi lesquelles le renforcement du rôle des conseils de bibliothèque, le regroupement des dépenses de documentation en annexe des comptes de chaque université, le recensement des bibliothèques de proximité et de leurs fonds.
Quelques semaines plus tard, le monde des bibliothèques assiste à l’éclatement de la DBLP 5 et à la création de la Direction du livre suite au constat que les bibliothèques de lecture publique, la Bibliothèque nationale et les bibliothèques universitaires n’ont pas les mêmes publics, ni les mêmes missions. Les bibliothèques municipales et départementales sont alors rattachées au secrétariat d’État à la Culture ; les BU au secrétariat d’État aux Universités.
1976 verra à nouveau une réforme des conseils de bibliothèques afin de mieux intégrer celles-ci aux universités. Deux ans plus tard, le décret du 16 novembre permettra de clarifier le paysage des BU : les plus gros éléments sont restés bibliothèques interuniversitaires, mais de manière autonome, les plus petites entités ont été rattachées aux universités dont elles faisaient partie.
Ce panorama chronologique s’achève sur l’année 1985 qui crée la bibliothèque universitaire comme service de l’université. Ce changement a été vécu à l’époque comme une « dégradation » dans la mesure où la BU qui relevait de l’État allait désormais relever de l’université.
En conclusion, Claude Jolly énumère les enjeux qui sous-tendaient l’éclatement de l’Université de Paris. Des enjeux symboliques, dont le souhait par toutes les universités du centre de Paris de conserver le nom de Sorbonne est une illustration ; des enjeux d’espace alors que Paris 4 conserve l’essentiel des espaces ; des enjeux idéologiques à une époque où le clivage gauche/droite était très prégnant dans l’université ; et des enjeux scientifiques (spécialité vs pluridisciplinarité).
Finalement, la bibliothèque n’a pas été vécue comme un enjeu crucial par les universités qui n’en réclamaient pas forcément le rattachement. En raison des charges qu’elles allaient induire, les universités et le corps professoral ne s’inquiétaient pas forcément de « récupérer » la bibliothèque centrale, sachant que, par ailleurs, les bibliothèques de recherche se multipliaient. Les bibliothèques d’institut ou de recherche donnaient satisfaction aux chercheurs, les grandes bibliothèques universitaires satisfaisant les besoins des étudiants…
Les acteurs en présence
Daniel Renoult 6 a ensuite présenté les conséquences du démembrement de l’Université de Paris sur les BU en s’attachant au cas des BIU au travers de l’étude des archives, de la correspondance, de la presse syndicale ainsi que des rapports de l’IGB sur cette période 1968 – 1978.
Reprenant la chronologie évoquée précédemment, D. Renoult évoque les rôles des différents acteurs de cette époque. Sur le plan professionnel, André Tuilier est l’homme clé des négociations de 1968 avec la tutelle. Il recommande que les bibliothèques universitaires deviennent des établissements publics. Un projet de décret est rédigé en ce sens mais c’est l’idée de Service commun qui est finalement retenue et donne lieu au décret du 23 décembre 1970 qui fixe le cadre statutaire des BU et BIU. Le statut d’une BIU est fixé par une convention entre universités, le financement est pris en charge par l’État.
Reste l’épineux cas de Paris qui représente un ensemble considérable de 35 bibliothèques qui dépendaient de l’Université de Paris. Une large concertation est alors lancée qui aboutit à la réorganisation de 1972 qui crée quatre bibliothèques interuniversitaires – A, B, C et D – et quatre bibliothèques universitaires, celles des universités de Paris 8, 9, 10 et 11.
La BIU D disparaît un mois après la publication du décret. Daniel Renoult montre que ce système fonctionne mal dès le départ, l’assise juridique étant mal assurée. Les conventions mettent du temps à être approuvées car elles doivent être signées par l’ensemble des universités concernées. Les conseils sont incapables de définir une orientation et une définition des budgets. La répartition des rôles est mal définie entre le directeur, le conseil et le président du conseil. Cela aboutit finalement au retrait progressif des personnels des bibliothèques des conseils. Les organisations syndicales demandent qu’une réforme soit engagée alors que les dysfonctionnements s’amplifient.
Fin 1975, un groupe de travail a pour mission de réfléchir à une nouvelle organisation. Les solutions du décret de 1978 sont rapidement esquissées, qui prévoit des BU dans chaque université ; qui crée à la place des BIU A, B et C, neuf bibliothèques interuniversitaires et qui prévoit notamment de limiter le nombre des universités signataires d’une convention. Le décret de novembre 1978 définit les BU comme étant des services communs des universités.
Daniel Renoult insiste dans sa conclusion sur le temps considérable – dix ans – qu’a pris cette réorganisation. L’administration centrale a longtemps gardé la main sur les leviers en nommant les personnels, attribuant les budgets et fixant les droits payés par les étudiants. Son poids reste déterminant et ne fera que croître. Ainsi, la relation que les professionnels des BU entretiendront avec leur université restera très distante. Les solidarités corporatives primeront sur l’appartenance à l’université. Cette distance est l’héritage de cette histoire : on trouve dans la loi d’orientation des limites qui ont freiné la participation des bibliothécaires dans les conseils. Enfin, on pourra noter le silence des usagers des bibliothèques. Ce n’est que beaucoup plus tard que leurs attentes et leurs usages seront observés au travers des observatoires de la vie étudiante. •