L'unité du métier
Anne-Marie Bertrand
Jean-Claude Groshens
La Direction des bibliothèques et de la lecture publique, créée au sein du ministère de l’Éducation nationale en 1945, a disparu en 1975. Cette disparition a provoqué, chez les bibliothécaires, une émotion très vive : l’unité du métier était mise en cause. Raconter cet épisode et tenter de l’expliquer sont les deux objets de cet article.
La Direction des bibliothèques et de la lecture publique (The Department for Books and Libraries), created within the Ministry of Education in 1945, was closed down in 1975. This loss provoked a strong emotional response from librarians: the unity of the profession was at risk. The dual objective of the article is to relate and attempt to explain this episode.
Die 1945 im Rahmen des französischen Unterrichtsministeriums gegründete Direction des bibliothèques et de la lecture publique wurde 1975 aufgelöst. Dieses Verschwinden hat unter Bibliothekaren stark emotionelle Gefühle ausgelöst, da für sie damit die Einheit der Berufsgruppe in Frage gestellt wurde. Der Artikel hat zwei Ziele: diese Episode zu erzählen und den Versuch sie zu erklären.
La Dirección de las bibliotecas y la lectura pública, creada en el seno del ministerio de la Educación nacional en 1945, desapareció en 1975, esta desaparición provocó, en el medio de los bibliotecarios, una muy viva emoción : la unidad del oficio estaba puesta en cuestión. Contar este episodio y tratar de explicarlo son los dos objetos de este artículo.
La Direction des bibliothèques et de la lecture publique, créée au sein du ministère de l’Éducation nationale par décret du 18 août 1945, a disparu en 1975, par décision du Conseil des ministres du 2 juillet. Cette disparition a provoqué, chez les bibliothécaires, une émotion très vive qu’on a du mal à comprendre aujourd’hui. Raconter cet épisode et tenter de l’expliquer sont les deux objets de cet article.
La disparition de la DBLP
Organisation et activités
En 1974, la DBLP exerce la tutelle sur l’ensemble des bibliothèques des collectivités publiques : les bibliothèques universitaires, la Bibliothèque nationale, les bibliothèques municipales et les bibliothèques centrales de prêt (alors services extérieurs de l’État, elles seront décentralisées en 1986 et deviendront les bibliothèques départementales).
Elle est organisée en trois services : le service des affaires générales, le service étude et recherche et le service de la lecture publique. Celui-ci, dirigé par Alice Garrigoux, a été créé en 1968 ; c’est l’une des avancées dues au rapport interministériel sur la lecture publique 1.
Le directeur, Étienne Dennery, ancien diplomate, est assisté comme adjoint d’un inspecteur général des bibliothèques, Paul Poindron. Son intérêt pour les bibliothèques de lecture publique est manifeste : symboliquement, c’est lui qui a redonné à la DBLP l’intégralité de son nom alors que, sous Julien Cain, la dénomination usuelle était devenue « Direction des bibliothèques de France ».
En effet, la lecture publique, dès l’origine, est loin d’être la priorité de la Direction. Julien Cain, en charge de la Direction de 1946 à 1964, s’implique d’abord, s’intéresse d’abord, arbitre d’abord en faveur de la Bibliothèque nationale et des bibliothèques universitaires. Là où l’État peut faire, là où il a la maîtrise des projets et de la décision publique – pour les bibliothèques municipales, l’État ne peut avoir qu’un rôle incitatif ; quant aux bibliothèques centrales de prêt, qui vivent dans la pénurie, elles relèvent plus de la bonne conscience des élites que de l’investissement. Ainsi, on comprend pourquoi au « Tout est presque à créer en France dans le domaine de la lecture publique 2 » de 1946, répond le « Tout est à faire » de Georges Pompidou, vingt ans plus tard 3. C’est seulement à partir de 1968, et au gré de budgets souvent décevants, qu’une politique de la lecture publique est mise en œuvre.
Disparition et réactions 4
Au-delà des grandes et petites considérations qui ont présidé à la création de la Direction du livre 5, c’est une modification administrative entièrement extérieure à elle qui a fragilisé la DBLP : la création en 1974 d’un secrétariat d’État aux universités. Dès lors, l’existence même de la DBLP posait « le problème de l’autorité de rattachement des bibliothèques universitaires qui dépendent jusqu’à présent de la Direction des bibliothèques et de la lecture publique, dont on peut ainsi craindre l’éclatement6 ». Paradoxalement, si l’on s’en réfère à la mémoire collective des bibliothécaires, on a ainsi craint d’abord que les bibliothèques universitaires quittent la DBLP – alors que c’est le départ des bibliothèques publiques pour le ministère chargé des Affaires culturelles qui a fait scandale.
Côté Culture, on profite de ce nouvel environnement administratif, évidemment porteur. Au printemps 1975, le secrétaire d’État à la Culture, Michel Guy, intervient auprès de la Présidence de la République pour demander le rattachement des bibliothèques publiques. Deux arguments sont avancés : la nécessité de rationaliser les interventions de l’État (« le rassemblement des principaux moyens de l’action culturelle au niveau local », « donner à mon Département l’assise qui lui manque encore sur le plan local ») ; l’ambition de donner une autre vigueur à la politique de lecture publique (« remédier aux insuffisances de la lecture publique […]. Malgré la prise de conscience dont témoigne, en particulier, le rapport du groupe d’étude sur la lecture publique, réuni en 1966 sous la présidence de M. Dennery, on n’a pas assisté au redressement que l’on pouvait espérer […]. Il est certain que la Direction des bibliothèques est restée le parent pauvre de l’Éducation nationale 7 »).
Parallèlement, le secrétariat d’État prépare une politique du livre qui privilégiera l’aide au lecteur (et non plus l’aide à la construction, « l’aide à la pierre », fondement de l’action de la DBLP en matière de lecture publique) : les bâtiments ne sont pas un élément essentiel du développement des bibliothèques, dit le rapport Granet, qui souhaite « privilégier l’aide au livre par rapport à l’aide à la pierre 8 » ; d’ailleurs, une politique incitative de l’État est dépassée, estimera, quelques années plus tard, le ministre des Affaires culturelles, Jean-Philippe Lecat par la voix de son directeur de cabinet : « En ce qui concerne l’action culturelle, l’époque où l’État avait un rôle d’entraînement à l’égard des collectivités est dépassée 9. »
En réponse au rapport Granet, le service de la lecture publique de la DBLP produit des « Propositions pour un projet de développement de la lecture publique », en date du 5 avril 1975, autour de trois objectifs : « Implanter des équipements nombreux et denses pour que toute la population en bénéficie […]. Améliorer très sensiblement le nombre et la qualité du personnel […]. Accroître les collections de livres et autres documents. »
En mai, lors du congrès de l’Association des bibliothécaires français, Jean-Pierre Soisson, secrétaire d’État aux Universités, est interpellé et se veut rassurant, annonçant même l’organisation prochaine d’un colloque sur la lecture publique. Non, la DBLP ne verra pas sa structure modifiée. Mais la Culture obtient un arbitrage favorable. Quelques semaines plus tard, le 2 juillet 1975, le Conseil des ministres annonce la suppression de la DBLP et le rattachement des bibliothèques soit au secrétariat d’État aux Universités (BN et bibliothèques d’étude et de recherche), soit au secrétariat d’État à la Culture (bibliothèques municipales et départementales). Le service de la lecture publique, son personnel et ses moyens sont transférés au secrétariat d’État à la Culture.
Des actions de protestation nombreuses et vives s’ensuivirent de la part des bibliothécaires, associations professionnelles et syndicats unis : non seulement les habituelles pétitions, les demandes d’audience auprès des autorités, les interventions auprès des parlementaires, les motions de l’ABF mais aussi, bien moins usuel, trois séries de grèves, les 9 et 24 juillet et les 23-24-25 septembre.
Événement encore plus inhabituel, une séance de débat au Sénat (le 18 novembre 1975) est consacrée à la réponse à quatre questions orales concernant « l’organisation de la lecture publique ». Des maires s’expriment : non seulement des municipalités communistes adoptent des motions de protestation en y avançant deux arguments : c’est la fin d’une politique nationale de la lecture publique ; le ministère chargé des Affaires culturelles étant pauvre, mieux vaut conserver la structure précédente. Mais de grandes villes de droite réagissent également, comme Toulouse et Lyon. Le maire de Lyon, Louis Pradel : « Dans cette affaire, je suis à 100 % d’accord avec les syndicats et les partis de gauche. Personnellement, si on me consultait, je voterais contre le transfert […]. Les Affaires culturelles sont un ministère fauché, elles n’ont pas de crédits. Et puis elles n’ont pas de parole. Je ne veux pas les voir. Les bibliothèques doivent continuer à être sous la tutelle du ministère de l’Éducation 10. »
Pourquoi une telle émotion, aussi partagée ?
Réactions d’hier, relecture d’aujourd’hui
L’émotion, l’indignation sont d’abord celles des bibliothécaires qui les font partager à leurs tutelles et à leurs alliés. À tort ou à raison ?
Un peu de vocabulaire
Le terme utilisé dans cet article, « disparition », est volontairement neutre. À l’époque, on l’a vu, les bibliothécaires parlaient de « démantèlement », soulignant ainsi hautement la violence faite à la DBLP. De fait, il ne s’agissait pas d’un démantèlement avec le côté radical, voire chirurgical (ou charcutier), qui s’attache à ce mot, mais plutôt d’une scission, chacune des composantes (étude et recherche d’un côté, lecture publique de l’autre) se séparant.
Sur ce point de vocabulaire, pour Jean-Claude Groshens, qui fut le premier directeur de cette nouvelle Direction du livre, il s’est agi d’une « sorte de spécialisation ». En effet, poursuit-il, « ce sont deux activités différentes, deux univers différents. Les activités de recherche sont spécifiques, elles ne pouvaient être gérées que par l’enseignement supérieur et la recherche ».
Il s’agirait, dès lors, d’une reconnaissance de cette spécificité.
Un bien ou un mal ?
Malgré les protestations véhémentes du monde des bibliothécaires, dès 1981 le rapport Vandevoorde tirait un bilan positif de cette « séparation » : « C’était une idée judicieuse que de confier en 1976 la responsabilité de la politique de la lecture publique au ministère de la Culture : ainsi la bibliothèque ne serait-elle plus raisonnée dans le système éducatif scolaire mais dans le système culturel 11. »
Jean-Claude Groshens fait aujourd’hui un constat : « Si cela a été bénéfique aux bibliothèques de lecture publique ? La preuve : le développement des bibliothèques, l’effervescence de la profession, les réactions du public, l’engouement des collectivités locales (quelles que soient leurs arrière-pensées). C’est positif, point à la ligne. »
Mais alors, d’où venaient ces craintes et ces protestations ?
L’unité du métier
C’est la mise en cause de « l’unité du métier » qui a mobilisé les bibliothécaires. Les motions de protestation contre le « démantèlement » de la DBLP sont ainsi doublées de motions d’attachement à « l’unité du métier ». Par un glissement rapide de « l’unité de la Direction 12 » à l’unité du métier.
En effet, s’il y a plusieurs tutelles de rattachement, c’est qu’il y a plusieurs types de bibliothèque, avec plusieurs types de fonctions, où exercent plusieurs types de bibliothécaires. Ce raisonnement, l’ABF ne l’accepte pas 13 et déclare, en 1975 : « L’ABF ayant toujours eu pour vocation de rassembler les professionnels des bibliothèques doit défendre l’unité des bibliothèques et réclamer l’existence d’une grande Direction des bibliothèques 14. » En 1976, une motion adoptée par l’Assemblée générale estime que « la dissociation administrative aggrave la situation des bibliothèques déjà précaire de par l’insuffisance de leurs moyens budgétaires 15 ».
Pour contrer cette « dissociation », les bibliothécaires demandent des passerelles, des ponts, un conseil interministériel des bibliothèques, une inspection générale renforcée, une loi sur les bibliothèques. Cautères sur une jambe de bois : des institutions ou des mesures administratives, aussi prestigieuses qu’elles soient, ne peuvent guérir la blessure narcissique qui a été, alors, portée au monde des bibliothécaires.
Pourtant…
Pourtant, le combat de l’unité perdue se prolonge. Il serait intéressant de relire à cette aune l’élaboration des statuts de 1991-1992, dont la recherche de l’homologie entre les fonctions publiques a guidé bien des choix. Ou le rapprochement, voire l’unification, entre les formations qui se déroule encore aujourd’hui. Ou, bien entendu, la tenue des journées interprofessionnelles de janvier 2005, où l’ouverture embrassait généreusement jusqu’aux documentalistes et aux archivistes.
Des sociologues des organisations ou des sociologues du travail pourraient nous dire, sans doute, ce que traduit comme incertitude cette quête de l’unité perdue.
Le besoin d’une confiance retrouvée ?
Juin 2005