Médiation, numérique, désintermédiation :

Une nouvelle astronomie ?

Anne-Marie Bertrand

Cet article interroge l’évolution de l’activité et de la légitimité du médiateur, à l’heure où le savoir et l’information sont accessibles sans médiation. Il évoque cette question successivement dans le domaine de l’enseignement, de la presse, puis des bibliothèques. La médiation y est-elle encore utile ou est-elle dépassée ?

Anne-Marie Bertrand looks at changes in the mediator’s role and legitimacy now that knowledge and information are readily available without mediation. She focuses on the issues raised in teaching, the media, and libraries in turn. Does the media still have a role to play or has it had its day?

Dieser Artikel hinterfragt die Weiterentwicklung der Aktivität und der Legitimität des Mediators in einer Zeit, in der das Wissen und die Information ohne Vermittlung zugänglich sind. Er erwähnt diese Frage nacheinander im Bereich der Bildung, der Presse und Bibliotheken. Ist Mediation dort noch nützlich oder ist sie überholt?

Este artículo interroga la evolución de la actividad y de la legitimidad del mediador, en el momento en que el saber y la información son accesibles sin mediación. El artículo evoca esta cuestión sucesivamente en el ámbito de la enseñanza, de la prensa, y luego de las bibliotecas. ¿La mediación es aún útil ahí o ha sido superada?

À l’heure d’internet, de Google et du web 2.0, à l’ère de l’accès à distance et de la dématérialisation, la question de la médiation et des médiateurs se pose de façon récurrente et quelquefois douloureuse. Elle s’adresse aux bibliothécaires, comme aux libraires, aux critiques littéraires, aux enseignants, aux parents, bref, à tous ceux qui sont susceptibles de porter une parole, de transmettre un savoir, d’exercer une médiation entre des individus (des élèves, des enfants, des étudiants, des curieux, des lecteurs, des amateurs…) et des documents, des informations, des données, des connaissances…

La scolarisation de la société, l’élévation du niveau moyen du diplôme dans la population, les connaissances empiriques que procurent le contexte audiovisuel et le bain numérique dans lequel nous baignons constituent le contexte dans lequel l’accès à l’information, au savoir, à la culture se fait aujourd’hui. Internet, avec son immense réservoir de données, sa rapidité d’accès, son ubiquité, son accessibilité, a accéléré les modifications et les interrogations sur la question de la transmission et de la médiation.

« Les quidams ont conquis internet », résume joliment Patrice Flichy  1. « Les amateurs y occupent le devant de la scène », une « révolution de l’expertise » est en marche.

Ici, il conviendrait de faire un développement sur l’évolution culturelle de l’autorité. Autorité politique : « La contractualisation de l’ensemble des relations de pouvoir constitue assurément la forme la plus spectaculaire d’affaiblissement de l’autorité traditionnelle 2. » Autorité culturelle dans le sens de auctoritas : le poids de l’auteur, de son discours, de l’acte de rendre public un discours, un texte, une œuvre, appuyé(e) sur, validé(e) par le nom de l’auteur et sa signature. Mais aujourd’hui, dans ce monde d’internet, où règnent immédiateté, éphémère et pseudonymes, l’autorité a changé de nature, elle se confond avec la notoriété ou avec le nombre (le nombre des commentaires, des contributeurs ou des appréciations). L’opinion (des pairs) est/serait devenue l’unité de mesure de toute médiation.

Quoique… Roger Chartier, au contraire, évoque « la reconstitution, dans la textualité électronique, d’un ordre des discours permettant, tout ensemble, de différencier les textes spontanément mis en circulation sur le réseau et ceux qui ont été soumis aux exigences de l’évaluation scientifique et du travail éditorial, de rendre perceptibles le statut et la provenance des discours et, ainsi, de leur attribuer une plus ou moins forte autorité selon la modalité de leur “publication” 3 ». Et Louise Merzeau distingue deux types d’autorité : « Il est aujourd’hui fréquent de voir s’affronter deux conceptions de l’autorité, l’une attachée aux cénacles, l’autre aux réseaux. Dans la première, c’est la confidentialité qui est un marqueur d’excellence et de pouvoir. Dans la seconde, c’est au contraire le fait de relayer l’information qui augmente son crédit auprès de la communauté 4. » Médiation verticale, médiation horizontale…

Tentons d’analyser, dans sa complexité, cette question de la médiation, dans son ensemble  5 puis dans le périmètre spécifique des bibliothèques.

La médiation : apprendre et transmettre

« L’informatique est devenue le principal outil cognitif de notre société », écrit encore Patrice Flichy  6, ce qui ne saurait être sans conséquence sur le monde éducatif.

Numérique, transmission et médiation

Ce que le numérique fait au savoir, à l’enseignement, à la transmission, voilà bien une interrogation ou un sujet d’inquiétude largement répandus aujourd’hui. Quelques interventions récentes manifestent la prégnance de ces questions, même si elles sont diverses dans leurs conclusions.

Roger-Pol Droit : « Une radieuse société des savoirs nous était annoncée. Encore un effort et nous allions tous, enfin, devenir savants ! D’ailleurs, chacun disposait déjà, dans sa poche, d’un libre accès à toutes les connaissances du monde. L’âge du smartphone et de la tablette allait devenir celui de la raison et des sciences triomphantes. Car ces outils fantastiques, désormais à la portée de tous, devaient entraîner des progrès inouis dans la diffusion des vérités objectives comme des débats démocratiques… Voilà une chanson que l’on a beaucoup entendue. La réalité est moins simple. Par la grâce d’Internet, les pires fables concurrencent les faits les mieux avérés. Des croyances délirantes entrent presque partout en compétition, de manière supposée légitime, avec les connaissances les mieux établies. Au lieu de la société des savoirs règnent à présent la valse des croyances et le bal des crédules […] » (Le Monde, 15 mars 2013).

Marcel Gauchet : « Nous avons vécu un tournant important dans les années 1970. La pédagogie transmissive fondée sur l’inculcation d’un savoir détenu par le maître à un élève passif a laissé place à une pédagogie active qui fait de l’enfant l’acteur de la construction de ses savoirs » (Le Monde, 22 mars 2013).

Yves Citton : « Les enseignements secondaires et universitaires doivent certes aider les étudiants à trouver par eux-mêmes les connaissances dont ils ont besoin pour informer leur lecture des textes littéraires. Mais les manuels ainsi qu’Internet fournissent déjà des ressources considérables dans cette collecte de connaissances […]. Voilà bien où situer la plus-value de l’enseignement en présentiel, à l’heure où les cours universitaires dispensés en ligne – les Moocs (Massive Open Online Courses) – commencent à bouleverser totalement le paysage de l’enseignement supérieur. On peut mettre en ligne des textes, des informations, des enregistrements audio ou vidéo : on ne peut pas mettre en ligne les frottements de sensibilités et les échanges d’attention qui ont lieu entre une vingtaine de corps qui partagent un même espace » (Le Monde, 22 mars 2013). Le modèle du Cercle des poètes disparus…

Médiation et école

Comment l’école et ses acteurs analysent-ils ces bouleversements épistémologiques ? En 2012, le rapport de concertation « Refondons l’école  7 » est explicite : « On observe des changements majeurs dans la culture juvénile que l’École peine à analyser. Au respect des normes édictées par les adultes se substitue un modèle de transmission moins vertical. Les jeunes sont désormais devenus plus autonomes en termes de budget, de choix vestimentaires, de choix relationnels, d’équipements et de modes de partage. Si la culture juvénile existe depuis longtemps, jamais les parents et l’École n’en ont été autant exclus. On voit se mettre en place un système de relation à la culture fortement lié à des objectifs de sociabilité et de popularité : les jeunes privilégient des objets culturels supports de possibles interactions entre pairs. Le livre, un des symboles de la culture scolaire, est un des grands perdants de ces pratiques. Il résulte du développement de cette culture juvénile que l’adhésion aux normes culturelles légitimes – notamment celles de l’École – ne l’emporte plus toujours sur le souci de se conformer aux normes et hiérarchies de valeurs propres aux groupes d’appartenance, des pairs notamment. » Et aussi : « Le contexte sociologique a changé : les institutions traditionnelles tendent à décliner – l’École, la famille, la religion… – tandis que monte l’individualisme ; le couple autorité/légitimité est remis en question ; la société se fragmente en entités identitaires et une société de la défiance, entre les diverses communautés notamment, progresse. Les modes de participation et d’association traditionnels s’affaissent (recul du militantisme politique, dans une moindre mesure de la vie associative...) mais d’autres formes de collaboration sociale et politique, d’autres formes d’interactions se développent, comme les réseaux sociaux virtuels. »

« Le couple autorité/légitimité est remis en question » : nous voilà bien au cœur de notre sujet.

Michel Serres, dans sa Petite Poucette 8, s’en réjouit, arguant que « puisque tout le savoir est déjà acquis » (il veut dire accessible sur ces prothèses externalisées que sont le numérique et, en particulier, internet), c’est « la fin de l’obéissance volontaire au savoir ». « Naît ce jour un renversement qui favorise une circulation symétrique entre les notants et les notés, les puissants et les sujets, une réciprocité. Tout le monde semblait croire, en effet, que tout coule de haut vers le bas, de la chaire vers les bancs, des élus vers les électeurs ; qu’en amont l’offre se présente et que la demande, en aval, avalera tout. Qu’il y a des grandes surfaces, de grandes bibliothèques, des grands patrons, ministres, hommes d’État…, qui, présumant leur incompétence, répandent leur pluie bienfaisante sur les petites tailles. Peut-être cette ère a-t-elle eu lieu : elle se termine sous nos yeux. » Au-delà de l’inconfort d’être pris en tenaille entre les grandes surfaces et les grands patrons, les bibliothèques sont bel et bien confrontées à cette évolution.

Denis Kambouchner, moins optimiste, constate la « caducité » du désir d’apprendre, non pas de toute forme de désir d’apprendre, mais de la forme traditionnelle, « en tant que demande de transmission ou disposition à recueillir un héritage 9 ». Ce qui n’évacue pas pour autant, chez les enfants, toute soif de connaissance ou, chez les parents et enseignants (et bibliothécaires), la possibilité de « transmettre l’intérêt pour (le goût de, la sensibilité à) certains types de choses, opération d’autant plus assurée de son succès qu’elle fera appel à des tiers (famille élargie, amis, fratrie, professeurs particuliers) ». Des médiateurs…

Oui, mais, hors de l’école (hors du projet éducatif), c’est l’absence de médiateurs qui frappe : « Des savoirs techniques sauvages, pourrait-on dire, non rationnels, non théorisés, non policés ni critiqués, en fin de compte non pensés par l’institution qui serait capable de les intégrer, se développent dans la population : ce qui crée une situation tout à fait problématique pour les enseignants, en particulier dans les collèges et les lycées 10. »

La médiation est-elle devenue illégitime ? Seule l’information directe, les approbations, commentaires, adhésions, votes et opinions seraient-ils, désormais, à prendre en compte ? La théorie du complot, sur les attentats du 11 Septembre, se nourrit du nombre de ses adhérents, de ses croyants, des millions de téléchargements de documents qui nient la réalité des attentats : « Il est invraisemblable qu’un mouvement d’une telle ampleur soit infondé 11. » Un mensonge largement diffusé deviendrait-il une vérité ?

Médiation, apprentissage et compétences

Au-delà de l’école, après l’école, cette évolution concerne tout l’écosystème informationnel, la circulation de l’information, les faits, les données, les opinions, les sources, les traces, la mémoire, les corpus… La société de la connaissance.

L’abondance de l’information, sa profusion, sa surabondance même, ne font pas de l’accès à l’information un acte naturel. Il faut non seulement accéder (à quoi ? où ?), mais aussi trouver, évaluer, sélectionner, stocker, classer, archiver… L’accès à l’information, à la connaissance, au savoir appelle un minimum de compétences (« informationnelles », dit-on aujourd’hui  12). « Information literacy, information skills, culture informationnelle, les termes ne manquent pas, qui prétendent aujourd’hui définir et explorer le domaine de la maîtrise de l’information. Cette abondance de vocabulaires et les notions qu’ils recouvrent montrent aussi – et surtout – à quel point l’information est devenue un enjeu prioritaire en ce début de XXIe siècle. L’information est partout, accessible non plus seulement via les médias traditionnels, bien connus des professionnels de l’information, mais aussi via les réseaux sociaux, les blogs, les communautés d’utilisateurs sur Internet, etc. Elle est disséminée et protéiforme, combinant parfois textes, sons et images. Cette apparente facilité d’accès et cette profusion masquent un besoin grandissant d’outils et de méthodes pour maîtriser la collecte et la gestion de l’information utile 13. »

À l’école, le socle commun de compétences  14, adopté en 2006, est réaliste mais succinct : « La culture numérique implique l’usage sûr et critique des techniques de la société de l’information. Il s’agit de l’informatique, du multimédia et de l’internet, qui désormais irriguent tous les domaines économiques et sociaux. Ces techniques font souvent l’objet d’un apprentissage empirique hors de l’École. Il appartient néanmoins à celle-ci de faire acquérir à chaque élève un ensemble de compétences lui permettant de les utiliser de façon réfléchie et plus efficace. » Cet appel à « l’usage sûr et critique » : comme un soupçon qu’il s’agit davantage d’un souhait que d’une réalité.

Dans les bibliothèques, on se soucie d’Information Literacy, formation à la recherche d’information. C’est une activité très développée dans les bibliothèques universitaires, encore peu développée dans les bibliothèques publiques. Référencer, trouver, évaluer. Connaître les sources et les outils, savoir s’en servir, savoir y former ses usagers. Depuis dix ans, Formist a beaucoup œuvré (avec ses partenaires) pour faire avancer cette activité, sensibiliser, évaluer les ressources, débattre, organiser des rencontres annuelles où la théorie de cette pratique est interrogée  15. Aujourd’hui, dans les bibliothèques universitaires, la formation des usagers est une activité répandue, banale (en 2009, 180 000 étudiants ont reçu une formation documentaire).

La médiation, le livre et la presse

Jeff Bezos expose la question clairement : « Les seules personnes nécessaires dans l’édition sont maintenant l’écrivain et le lecteur » (Le Monde, 20 octobre 2011). « Provocation de médiocre boutiquier » mais aussi « terrible mise en garde », réagissait Sébastien Naeco le lendemain (blog Le comptoir de la BD). Certes.

Mais surtout, opinion très largement répandue. Aujourd’hui, publication et diffusion sont considérées comme un des attributs de la liberté que procure internet. Tous auteurs, tous éditeurs (et aussi tous journalistes, tous photographes, tous archivistes, tous iconographes, tous bibliothécaires…).

Les sites d’autoédition fleurissent, affichant comme étendard l’inutilité des éditeurs  16 et l’autosuffisance d’un environnement a-éditorial. Françoise Benhamou analyse ainsi l’autoédition comme une des composantes de la désintermédiation et en critique aussi bien l’impact sur les ventes en librairie que l’ignorance de ce qu’est le travail de l’éditeur : « Cette autoédition constitue-t-elle un modèle fiable ? Le travail de tri fait défaut et conduit à une amplification des phénomènes de surproduction, sans repère de qualité, qui ne favorisent ni l’accroissement de la demande ni même, en fin de compte, la situation des auteurs 17. » L’édition est un métier… Métier qui comporte sa part de médiation. C’est ce que souligne Bertrand Legendre pour l’édition numérique : « Mais existe-t-il une différence fondamentale entre le fait de copier un passage dans un volume d’œuvres commentées et celui de copier/coller du texte ? On peut sans doute considérer que ce qui fait défaut dans les deux cas relève pour une part de la formation et de la médiation […]. Le dénuement du lecteur face à la démarche de recherche et de choix, pour être moins visible avec le numérique parce qu’il se situe davantage dans l’espace privé, constitue assurément un important angle mort des pratiques en développement. En conséquence, ce dénuement ouvre un champ d’investigation pour l’ensemble des métiers, à commencer par ceux de l’édition et de la librairie qui, dans un contexte d’éditorialisation généralisée, sont amenés à repenser leur rôle de marquage ou de labellisation des contenus dont ils ont la charge 18. »

Le journalisme est, de son côté, dénié dans sa légitimité professionnelle. Aller vite, partager, diffuser sont des objectifs qui ont largement remplacé (au-delà même des réseaux numériques) les valeurs traditionnelles (vérifier, recouper, organiser, hiérarchiser) 19. Parallèlement à « l’idée qu’il n’y aurait plus besoin de la médiation d’une profession, de son savoir-faire et de sa déontologie pour accéder aux faits, censément disponibles sur la toile mondiale 20 », diminue le taux de crédibilité et de fiabilité des médias. Parallélisme logique ?

À côté de l’évolution de la presse papier, qui peine à trouver un nouvel équilibre, de nouveaux modèles de médias (les pure players) voient le jour, natifs du monde numérique : dans le web 2.0, « tout le monde est potentiellement producteur et diffuseur de contenu […]. Chaque récepteur est appelé à devenir aussi émetteur […]. L’article n’est plus une forme close sur lui-même, il devient un processus. À tout moment, un article sur l’internet peut être modifié, mis à jour, enrichi », à tout moment les internautes peuvent envoyer « des idées, des commentaires, des tribunes, des analyses, des témoignages, des informations repérées soit sur un blog, soit dans un journal étranger, soit dans leur environnement 21 ». Ainsi, au journalisme traditionnel s’ajoute « un journalisme de conversation » – de son côté, Roger Chartier évoquait, dans une métaphore plus livresque, « le texte électronique, ce texte palimpseste et polyphonique 22 ».

Après tout, la presse écrite peut tirer profit de la concurrence/complémentarité avec le numérique. C’est du moins l’opinion d’Éric Fottorino, ancien directeur du Monde : « Une force irrésistible était en train de monter… Mais c’était justement son expansionnisme insatiable qui laisserait aux journaux de papier, ces vieux tigres édentés, une possibilité d’exister. À condition de détourner à leur profit une part du dieu numérique volé au dieu Google. C’est-à-dire en proposant l’antidote aux brûlures du Net, une capacité de filtrer, de trier, de protéger de la surexposition abrutissante à l’information linéaire, répétitive et superficielle des écrans. En offrant le choix de ralentir au milieu de la vitesse 23. »

La presse scientifique en ligne est un exemple particulier et, semble-t-il, beaucoup plus compliqué, notamment parce que les auteurs (ceux qui écrivent les articles) sont en même temps les lecteurs : fonctionnant au sein d’une communauté (les géographes, les mathématiciens, les sociologues…), ils se parlent entre eux et la fonction productrice est indissociable de la fonction réceptrice. D’où les querelles sur les oligopoles, les modèles économiques surprenants (payer pour être publié) ou les débats houleux sur l’Open Access. Mais exemple compliqué, aussi, de par la surproduction d’articles, puisque la publication est un élément essentiel de l’évaluation des universitaires. Mais compliqué, enfin, par l’accès direct aux articles qui engendre « la perte de la construction intellectuelle que représente une revue en tant qu’entité 24 ».

Fragmentation, dissolution, déjà pointées, par Bruno Latour : « Tout se passe comme si l’on avait dérelié les ouvrages, découpé les revues en articles distincts dont chacun circule à part, puis libéré chaque document cité pour le renvoyer à d’autres documents dont la nature, la dimension, la circulation, le commentaire, obéissent à des règles d’usage, à des habitudes de lecture, à des droits d’accès, à des business plans totalement différents 25. » Ou, pour le livre, par Roger Chartier : « Dans le monde de la textualité numérique, les discours ne sont plus inscrits dans des objets qui permettent de les classer, hiérarchiser et reconnaître dans leur identité propre. C’est un monde de fragments décontextualisés, juxtaposés, indéfiniment recomposables, sans que soit nécessaire ou désirée la compréhension de la relation qui les inscrit dans l’œuvre dont ils ont été extraits 26. »

Ainsi, la production, la diffusion, l’accès au livre et à la presse en ligne (« la textualité numérique ») évoluent aujourd’hui vers des modèles, plus ou moins mûrs selon les secteurs, où la médiation est en voie d’affaiblissement ou de disparition.

La médiation en bibliothèque

Qu’en est-il dans les bibliothèques ? La typologie reprise dans l’encadré ci-dessous est le fruit de l’évolution du métier de bibliothécaire. Au départ, il y avait la nécessité de guider les lectures d’un peuple en cours d’alphabétisation, de l’éloigner des mauvaises lectures, de le guider vers les bonnes lectures et les bons livres. C’est la période prescriptive de la bibliothèque : jusque dans les années 1950, 1960, le bibliothécaire était un conseiller de lectures, un « professionnel de la lecture d’autrui » (Jean-Pierre Rioux). Il y avait des bons livres, de bonnes lectures et des lecteurs méritants. Dans un deuxième temps, sous la pression d’une demande plus nombreuse et plus éduquée, le mot d’ordre est devenu « accès », donner accès, rendre accessible. C’était le temps, dans les années 1980, 1990, où, selon la formule d’Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard  27, lire est devenu un verbe intransitif – « il faut lire ». Mais « lire quoi ? » passait pour une question superfétatoire. Dans un troisième temps, qui nous mène à aujourd’hui, internet et l’information numérique, en rendant accessibles tant d’informations et de documents depuis n’importe quel ordinateur, ont institué un accès direct, privé, domestique, à l’écrit. C’est l’ère de la désintermédiation. S’il n’y a plus d’intermédiaire, si la relation est « immédiate », que devient le médiateur ?

Quelques visages de la médiation en bibliothèque

• Accueil : dire bonjour, accueillir, être accueillant, souhaiter la bienvenue, orienter dans les lieux (« il y a deux étages ») et dans l’institution (« l’inscription est gratuite »), mettre de l’écoute, de l’humain, de la chaleur humaine, dans le dispositif compliqué et pas forcément accueillant qu’est une bibliothèque

• Orientation, décryptage : la bibliothèque est un endroit codé, un peu mystérieux, voire étrange ; du basique (« où sont les bandes dessinées ? ») au courant (« où sont les livres sur les Indiens d’Amérique ? ») ou au plus pointu (« je cherche l’édition originale de la Princesse de Clèves »), il s’agit de rendre compréhensible l’organisation spatiale et intellectuelle des documents proposés.

• Accompagnement : l’élève qui cherche des documents pour son exposé, le lycéen qui est en panne d’idée pour sa dissertation, l’usager qui pose une question (dont il faut comprendre le vrai sujet et le niveau d’information adéquat – un enfant qui venait d’être élu délégué de classe cherchait les discours de De Gaulle pour trouver l’inspiration), comment se servir du site Légifrance, où trouver des documents iconographiques sur la chute du mur de Berlin, le discours d’Obama sur la question raciale aux États-Unis, l’auteur de Retour à Reims, voilà quelques-uns des aspects de cet accompagnement.

• Formation : devant ces attentes multiples, l’idée a depuis longtemps gagné les bibliothécaires que, plutôt que donner la réponse attendue, il était préférable d’expliquer la bonne façon de chercher (procurer le filet plutôt que le poisson). La formation des usagers est aujourd’hui une activité très répandue dans les bibliothèques : formation au classement des ouvrages, formation à la recherche dans un domaine précis, formation à la recherche sur internet, etc.

• Conseil de lecture : l’activité même de conseil n’est pas prisée chez les bibliothécaires. Mais, tel Monsieur Jourdain, ils en font implicitement ou malgré eux : en choisissant les documents qui entrent dans la collection, en mettant en valeur les uns plutôt que les autres, en animant des clubs de lecture, en invitant tel ou tel auteur ou éditeur, en organisant des débats, en proposant des listes (des coups de cœur, des bibliographies, des bibliothèques éphémères), bref, en produisant une médiation diffuse, voire invisible. Par contre, le conseil explicite semble plus rare – sauf sans doute dans les petites bibliothèques où l’on connaît personnellement les usagers. Dans les grandes médiathèques où on compte les entrées quotidiennes en milliers, où l’anonymat et l’autonomie de l’usager sont des éléments incontournables, l’exercice est très difficile.

• Médiation numérique : le site web de la bibliothèque (et ses versions mobiles) est un outil pour valoriser les/des documents, acquisitions, ressources et pour mettre en œuvre une « médiation de la recommandation 1*  » (bibliographies, sélections, coups de cœur, les livres les plus empruntés…). Il permet aussi de proposer des services à forte valeur ajoutée (service de références à distance, recherche personnalisée…). La réalisation de portails thématiques est peut-être une des avancées les plus prometteuses en matière de médiation documentaire, proposant un environnement conceptualisé, raisonné, abondant, évolutif et, même, ludique.

    Xavier Galaup résume efficacement le périmètre dans lequel les bibliothèques s’inscrivent aujourd’hui : « La disponibilité, fantasmée comme totale, des contenus culturels sur internet fait passer la bibliothèque comme un lieu ringard et inutile. Pourquoi se déplacer pour ne pas être sûr de trouver ce que l’on cherche (pas dans le fonds ou déjà emprunté) ? Pourquoi se déplacer pour ne pas être sûr de trouver ce que l’on ne cherche pas (déception en flânant dans les rayons, absence de conseils) ? En effet, sur internet tout est accessible facilement, en permanence, et nous pouvons y glaner simplement, parfois par hasard, des contenus intéressants. Le web participatif a porté le coup de grâce en permettant à chacun de devenir non seulement producteur de contenus culturels mais aussi critique et conseil sur ces contenus. Ces deux faits marquent la fin de l’aura des lieux concentrateurs et des intermédiaires privilégiés que sont les bibliothécaires, les journalistes et autres professions intellectuelles prescriptrices 28. »

    A-t-on encore besoin de médiation ?

    Cette interrogation est consubstantielle de l’évolution des relations entre la bibliothèque et ses publics : lorsque la collection et son traitement étaient au centre de l’activité bibliothécaire, le rôle de prescription, d’encadrement, de guidage était premier – et légitime. Mettre « le public au centre  29 » opère un changement radical de perspective (un changement copernicien) où le bibliothécaire doit trouver une nouvelle place dans l’orbite des priorités qui évoluent du service public au service au public puis à la satisfaction des usagers. Plus de prescription, bien entendu, dans cette configuration, mais un travail d’accompagnement, semblable à celui du satellite qui navigue autour de sa planète.

    Cette métaphore astronomique résume la difficulté du positionnement du bibliothécaire : quelle utilité, quelle légitimité pour lui dans cette configuration où l’usager est souverain ? La position de surplomb qu’était celle du prescripteur, de l’expert, du professionnel devient politiquement incorrecte. On en vient à considérer toute politique d’offre comme illégitime. Illégitime non pas culturellement mais socialement : car l’offre signifierait le mépris, la domination, l’imposition d’une production forcément éloignée des classes populaires.

    La prescription, l’offre verticale, la « pastorale » (Jean-Claude Pompougnac) ont disparu au profit d’une relation plus horizontale, un accueil, un accompagnement, un soutien, une médiation. Mais quelle place pour cette nouvelle attitude si l’usager souverain dénie tout besoin de médiation ?

    Quel besoin de médiation quand l’usager, plus que jamais, affirme son indépendance : « Folksonomies, tags et autres réseaux sociaux illustrent parfaitement combien le va-et-vient décousu des usages flottants issus du web 2.0 lie intimement l’outil à un contexte. Anéantissant l’autorité du professionnel, tout individu est susceptible d’être l’expert : il plie l’instrument à ses besoins, à sa créativité, se joue de toute régulation, devenant ainsi l’acteur majeur de l’innovation […]. Internet et, plus encore, le web 2.0 ne sont pas des outils neutres qu’il suffit de s’approprier et de tordre à nos fins. Le bibliothécaire ne peut les investir de son expertise et construire à partir d’eux des compétences-métier 30. »

    L’analyse doit également prendre en compte les attentes que les publics adressent à la bibliothèque : jadis surtout lieu d’approvisionnement, elle est devenue aujourd’hui un (parmi beaucoup d’autres) des points d’accès à l’information, au savoir et à la culture, mais aussi un lieu où les usages et les goûts « omnivores » ou « dissonants » sont bienvenus. Un lieu de moins en moins normatif, de moins en moins normé. Un monde culturel qui s’éloigne du monde du livre.

    Le goût pour la bibliothèque était appuyé sur le goût pour ce monde livresque. Ce n’est plus vraiment le cas. Au moment même où le niveau socioculturel de la population s’élève, la pratique de la lecture, le goût pour la lecture diminuent, à raison de la « dévaluation du capital littéraire et artistique  31 », et du « déficit d’image » du livre  32. La dégradation de l’image du livre s’accompagne de la dégradation de l’image du lecteur, du gros lecteur, du fou de lecture. « La lecture sépare », rappelle Anne-Marie Chartier : aujourd’hui où être ensemble est devenu une vertu cardinale, être séparé, se séparer est, au contraire, décalé, dangereux, mal vu, mal accepté.

    Au-delà de l’univers de la lecture, internet contribue singulièrement à brouiller l’image de la bibliothèque. Puisque tout est accessible de partout (dit le sens commun), la bibliothèque est devenue inutile, obsolète. C’est ce que disent non-usagers comme usagers des bibliothèques.

    Prenons deux exemples américains. En 2003, un référendum organisé au Mesa County (Colorado) pour financer un nouveau bâtiment pour la bibliothèque n’a pas réuni de majorité. L’une des opposantes expliquait ainsi sa position : « Je crois que les bibliothèques sont en train de devenir des dinosaures avec Internet et toute l’électronique qui est disponible dans la plupart des familles maintenant. Il n’y a qu’une petite proportion de la population qui utilise la bibliothèque 33. » Un exemple proche, celui de l’état de Californie : un référendum, organisé en juin 2006 et destiné à financer à hauteur de 600 millions de dollars les projets de la State Library, a été repoussé par 53 % des votants – un habitant de Palo Alto commente : « Il faut en finir avec ces dépenses déraisonnables. Internet a changé le monde et les bibliothèques sont beaucoup moins utiles aujourd’hui qu’avant » (American libraries on line, posté le 9 juin 2006).

    En France, on trouve les mêmes exemples : « Internet, j’étais contre au départ. J’ai changé d’avis depuis qu’on l’a à la maison. Il y a beaucoup d’infos que je ne trouve pas ailleurs. Depuis, je dois dire que la bibliothèque est devenue un peu obsolète 34. » Pour la population dans son ensemble (et non pour les seuls usagers des bibliothèques), internet est la première source d’informations pour les encyclopédies, les informations pratiques (« bricoler, jardiner, réaliser des recettes de cuisine ») ou les informations utiles aux études des enfants (« Avant, mes filles venaient pour les exposés. Maintenant qu’on a Internet, elles font leurs recherches dessus. Elles vont toujours à la bibliothèque, mais pour les romans, pas pour les exposés 35. »)

    Le besoin (affiché) est un besoin d’accès à l’information, pas un besoin de médiation.

    Le bibliothécaire comme médiateur

    Quelle place aujourd’hui, quelles compétences pour le bibliothécaire médiateur ? Médiateur de quoi, pour qui ?

    Ghislaine Chartron privilégie le registre du dialogue technique : « Le médiateur du document doit être familier avec la technique de son domaine pour conduire des choix pertinents et savoir dialoguer avec ses partenaires. L’enjeu est d’acquérir des compétences numériques pour penser les services, programmer les cahiers des charges, négocier avec ses partenaires internes et externes. L’objectif n’est pas d’être développeur informatique (d’ailleurs, la majorité des entreprises aujourd’hui externalise de nombreux développements qui nécessitent une spécialisation de plus en plus pointue et évolutive) mais d’être le représentant des besoins et l’ingénieur compétent des services d’information numérique en charge de la gestion de projets diversifiés 36. » Sans, pour autant, négliger la médiation documentaire : « La compétence numérique doit être développée et régulièrement actualisée afin de remplir les missions fondatrices d’accompagnement pour l’acquisition des connaissances et de répondre à des besoins d’informations variés avec une exigence de qualité et de diversité. »

    Ce serait, peut-être, la particularité du bibliothécaire médiateur aujourd’hui : être capable d’assurer la médiation entre des usagers et des documents, des usagers et des mondes culturels, des usagers et une institution, des usagers et des techniques numériques, mais aussi entre la bibliothèque et son environnement (politique, culturel, social, technique).

    Un débat organisé en 2012, au Salon du livre, « Faut-il encore des bibliothécaires ? », insistait d’ailleurs sur cette polyvalence de l’activité des bibliothécaires, y compris dans le registre de la médiation : ainsi, Dominique Arot déclarait-il que « la médiation sur place et à distance est fondamentale. Elle se fonde d’ailleurs sur des compétences qui ont toujours existé mais qui s’expriment aujourd’hui différemment. Parmi les compétences à acquérir ou renforcer, il cite notamment la communication, l’action culturelle, la formation des usagers 37 ».

    La médiation, si elle prend des visages plus variés, reste utile, écrit Xavier Galaup : « Certes, la recherche à la Google, qui génère du bruit mais pas de silence, ne nécessite pas d’intermédiaire et joue bien son rôle jusqu’à un certain point. Malgré ou à cause de ce bruit, les internautes ne trouvent pas ou n’ont pas l’impression de pouvoir trouver ce qu’ils cherchent. Ici, le professionnel de l’information peut apporter ses compétences en ciblant les mots clés efficaces, en utilisant la recherche avancée et d’autres sources pour trouver une information. Nous avons aussi un rôle de formation et d’interpellation quant à la vérification des sources d’information. Nous garderons ce rôle de référence pour valider une information et, dans ce domaine, nous serons perçus a priori comme plus neutres que d’autres professionnels comme les journalistes 38. »

    Médiation utile ou déjà dépassée ? L’effort d’horizontalité qu’induit l’accent mis sur la médiation n’est qu’une étape, analyse Cristina Ion, que l’évolution du modèle politique et social rend insuffisante : « Il se pourrait bien qu’une troisième étape soit en cours, qui renverse complètement la logique de l’offre pour marquer le passage du public comme objet au public comme acteur, et donc la fin de l’hétéronomie de la culture et de ses desservants. Cette postmodernité de la médiathèque voit émerger des notions comme la participation et la personnalisation, susceptibles d’installer les bibliothèques dans une relation directe avec leurs usagers, parallèlement aux glissements épistémologiques dans la constitution et l’appropriation des savoirs à l’ère numérique. Car le paradigme du public comme objet était fondé sur la croyance dans le progrès par la connaissance, à travers la médiation d’une élite savante, et sur l’effort pour la diffusion de la culture, dans lequel les sciences sociales étaient chargées de donner corps à une introuvable parole du public 39. »

    Évolution nécessaire. Valérie Tesnière le dit sur un autre registre : « L’enjeu n’est plus de savoir indexer un sujet et de renvoyer l’usager sur le texte brut, comme on le renvoyait encore il y a peu vers le rayonnage de libre accès. Il faut aussi que le bibliothécaire assume une médiation plus active des contenus, qu’il s’agisse de la production contemporaine ou d’une culture à transmettre 40. »

    On le voit, l’analyse appelle à lier éléments politiques, sociaux et culturels. La place (aujourd’hui incertaine, ou du moins à revisiter) de la médiation dans les bibliothèques est ébranlée par les modalités nouvelles de l’accès à l’information et au savoir. Mais aussi, en conséquence, par la redéfinition de la figure du producteur, diffuseur ou médiateur. Mais encore, par l’évolution des fondements politiques des politiques culturelles (que devient la démocratisation culturelle quand la culture est en ligne ?) et des politiques éducatives (que devient la transmission du savoir quand le savoir est en ligne ?).

    Certes, ces allégations (on l’a vu plus haut) sont à nuancer. Mais la question de la médiation, sa difficile résolution, les hésitations, les tâtonnements ne naissent-ils pas du basculement des bibliothèques d’un monde de la rareté (de l’information, de la culture, des connaissances…) vers un monde de l’abondance, basculement qui génère une nouvelle géométrie des médiations en même temps qu’un léger vertige ? Comme si on entrait dans l’apesanteur… •