Les territoires des bibliothèques
Journée d’étude annuelle de l’ADBGV
Yves Desrichard
La journée d’étude annuelle de l’ADBGV (Association des directeurs des bibliothèques municipales et intercommunales des grandes villes de France), le 8 juin 2010, avait cette année pour thème : « Les territoires des bibliothèques ». La magnifique médiathèque centrale Émile Zola, construite par Paul Chemetov, était le lieu idéal pour l’accueillir. En effet, la ville de Montpellier, le réseau de lecture publique de la communauté d’agglomération, le projet « Pierres vives » que porte, entre autres, la direction départementale du livre et de la lecture de l’Hérault, étaient autant d’occasions vivantes et concrètes de rappeler, comme s’y essaya Gilles Gudin de Vallerin, directeur du réseau des médiathèques de Montpellier-Agglomération et hôte du jour, que la notion de territoire est fort large, incluant certes les territoires physiques, mais aussi géographiques, virtuels, etc. Comme le plaça joliment en exergue Nicole Bigas, vice-présidente de la communauté d’agglomération, déléguée à la culture et aux enseignements artistiques, « c’est par l’ailleurs de territoires inconnus que l’on arrive à se connaître 1 ».
Des territoires résolument virtuels
Ce sont, résolument, les territoires virtuels, ceux des « réseaux sociaux », que choisit d’empoigner en ouverture Frank Queyraud, responsable du département multimédia et informatique de la médiathèque de Saint-Raphaël. Membre du groupe des « bibliothèques hybrides » de l’Association des bibliothécaires de France 2, blogueur devant l’éternel (ou ce qui en tient lieu) avec « La mémoire de Silence 3 », Frank Queyraud est de ces professionnels qui croient que le numérique est indispensable « pour que le lien continue à vivre » dans un monde désormais marqué par la « prédominance du flux ». S’interrogeant sur les « raisons mystérieuses » qui poussent « un usager à venir dans une médiathèque », il appelle, pour que ces raisons perdurent, la transformation de la bibliothèque en « pulsar », « cône d’émission et non plus lien central, omniscient », invitant les bibliothécaires, pardon les « médiateurs », à se transformer en « propulseurs », invite qui, on s’en doute, provoqua dans la salle et pour le reste de la journée des mouvements divers. Brocardant au passage le « modèle fermé et payant » du « couple » Apple + Amazon, il l’opposa à Google, ce qui sembla à vrai dire angélique et pour le moins prématuré. Quelques envolées rapides sur le « semantic web » ou « web 3.0 » – qui nous pousse à remiser d’ores et déjà le web 2.0 et, même, le web – semblèrent moins pertinentes que cette conviction rappelée que, quel que soit l’outil et son pouvoir de séduction, il faut, avant tout, penser son usage en terme de projets. Même Facebook ? Oui, même Facebook, « territoire d’observation en direct de nos publics », par lequel on peut « provoquer leur parole » – étant bien entendu que « la liberté, c’est le lien 4 ».
Céline Ménéghin s’intéressa à des territoires dont la conquête semble profitable aux bibliothèques, même si elle n’est pas toujours comprise de nombre de professionnels. Les jeux vidéo, puisqu’il s’agit d’eux, concernent en effet 99 % des jeunes de 12 à 17 ans, dont il est notoire (et d’autres intervenants le rappelèrent) qu’ils désertent en masse les bibliothèques. Pour Céline Ménéghin, qui a consacré au sujet et son mémoire d’Enssib 5 et un article dans cette même revue 6, « repenser la bibliothèque est une nécessité ». Dès lors, il faut « proposer l’accès à tous les supports culturels sans préjugés ». C’est peut-être et justement sur cette notion de « culturel » que pourraient porter nombre de perplexités, mais la force de conviction de l’intervenante emporta vraisemblablement l’adhésion des participants, qui ne réagirent pas même quand, en guise de boutade conclusive (ou de cri du cœur), elle asséna qu’« un très bon jeu est aussi passionnant qu’un bon roman ».
Le débat qui suivit, consacré à « quels métiers pour les bibliothèques ? », à vrai dire quelque peu malmené par la défection tardive de deux (sur trois) des intervenants prévus, tourna, en tant que débat, un peu court, mais nous valut, en quelques minutes chacune, trois pénétrantes et diverses interventions – les unes et les autres sans le secours, la béquille, parfois l’alibi, de la « présentation PowerPoint », ce qui, à vrai dire et curieusement, leur donna une force supplémentaire.
Le troisième lieu ?
Pierre Franqueville, directeur de l’agence ABCD Culture, soulignant que la profession semble en ce moment en perte de repères devant les stagnations ou les désertions des magnifiques bâtiments construits jusqu’au début du XXIe siècle, appela à « changer de focale », et à prendre acte d’une nouvelle façon, pour les usagers, de s’approprier les établissements, nouvelle façon qui, à vrai dire, n’a plus grand-chose à voir avec la notion traditionnelle de « bibliothèque », mais plutôt avec celle de « lieux où la rencontre entre le collectif et l’intime est l’essentiel ». Travaillant avec son agence à la reconfiguration de bibliothèques importantes (Bibliothèque publique d’information, Bibliothèque nationale de France) et à la construction d’établissements plus modestes comme à Thionville 7, il mit en avant le concept fort à la mode de la bibliothèque comme « troisième lieu », entre le domicile et le travail 8.
Noëlla du Plessis, directrice de la bibliothèque de Caen, résuma avec précision les « attendus » du rôle du bibliothécaire, (re) devenu indispensable dans des établissements où il faut « mettre en avant l’usager » et, donc, son interlocuteur. Ce rôle, ou plutôt ces rôles, évoluent à l’ère numérique, à l’ère où le service devient l’enjeu primordial. Mais, avec franchise et pour s’en tenir à une expérience locale sans doute facilement transposable, elle nota que « l’accompagnement des personnels est notre enjeu, car il y a beaucoup de travail » – formule apaisée qu’on pourra traduire plus brutalement : le monde des « on a toujours fait comme ça » est révolu, et les personnels devront faire avec leur « inquiétude phénoménale », évoluer, se transformer ou disparaître 9.
Sans doute hébété par ces sombres perspectives, on regrette qu’Erick Surget, directeur de la médiathèque de Niort et du secteur communautaire, n’ait pas cru bon de développer son esquisse de (si l’on a bien compris) « déploration du numérique » – pour rester poli – qui, dans la forme, avait beaucoup de Michel Galabru (en beaucoup plus jeune évidemment), mais qui manquait de fond, même si elle avait sa part de panache, de courage et de références lettrées.
La plus grande bibliothèque de lecture publique du monde
Intervenant étranger du jour, Peter Borchardt, directeur du centre d’études berlinoises de la bibliothèque centrale et régionale de Berlin, ne fut à vrai dire guère rassurant, alors que les bibliothèques allemandes, leurs moyens, leurs services, leurs publics, sont souvent posés en exemple et enviés par les bibliothécaires français. Les coupes financières considérables entraînent désormais des fermetures nombreuses d’établissements 10 et, pour les plus « chanceuses », des réductions des budgets d’acquisition, de postes, etc. Ce qui n’empêche pas les bibliothèques allemandes de rester « en mouvement », comme M. Borchardt s’appliqua tranquillement à le montrer, reprenant à vrai dire des problématiques pas si éloignées des nôtres : « La bibliothèque comme lieu de séjour », une variante du « troisième lieu », le développement tous azimuts d’une offre de formation variée, voire hétéroclite, et surtout le prêt de documents électroniques, dont l’acquisition est fortement centralisée en Allemagne. Un simple exemple de l’importance des mutations en cours : 250 000 prêts virtuels de documents en 2009 dans la seule bibliothèque dont s’occupe Peter Borchardt.
Y a-t-il encore de l’espoir pour « les scouts dans la jungle de l’information et des logiciels » ? Oui, si l’on en juge par le « scoop » dont Peter Borchardt gratifia l’assistance, la confirmation du projet de « la plus grande bibliothèque de lecture publique du monde » (plus de 60 000 m2 !), entièrement financé par la ville de Berlin, ville surendettée mais qui n’hésite pas à parier sur l’avenir – un avenir qui, donc, passe par les bibliothèques.
Nulle part ailleurs
Nous étions lors loin des territoires actuels des bibliothèques, auxquels nous ramena, avec une attention scrupuleuse, Mélanie Villenet Hamel, directrice de la bibliothèque départementale de prêt de l’Hérault, qui détailla minutieusement les enjeux territoriaux des bibliothèques du département, et notamment les convergences et les divergences entre le réseau départemental et les réseaux, de plus en plus puissants, de mieux en mieux organisés, mis en place dans les communautés de communes ou les communautés d’agglomération, dont le département de l’Hérault offre quelques exemples plus que contrastés.
Enfin, avec sa verve et son aisance habituelles, Alain Caraco, directeur du service commun de la documentation de l’université de Savoie, s’essaya à démêler les spécificités et les convergences des trois types d’établissement dans lesquels il a exercé (ce qui est plutôt rare dans la profession) : bibliothèque municipale, bibliothèque départementale, bibliothèque universitaire. Posant d’emblée que le distinguo fondamental est entre le « monde académique » et le « monde territorial », il marqua quelques différences liées à la plus ou moins grande liberté d’exercice des chefs d’établissement dans ces deux « mondes », notant qu’aujourd’hui (il n’en a pas toujours été ainsi) ce sont plutôt les bibliothèques universitaires qui sont les mieux loties, avant d’ajouter sa propre note pessimiste à une journée qui, à vrai dire, n’en manquait déjà pas : les années glorieuses d’expansion sont derrière nous, il faudra désormais apprendre à gérer la « contraction des bibliothèques », comme une sorte de frugalité heureuse, si tant est que, dans le monde du web, on aura encore besoin de nous. Il était dit que l’espoir serait, ce jour-là comme en d’autres circonstances plus lointaines, venu de Berlin – mais de nulle part ailleurs.