À Thionville, une belle opportunité née d’un accident de parcours

Pierre Franqueville

Mathilde Servet

L’intention de créer une bibliothèque troisième lieu à Thionville, en Moselle, ne s’est pas formalisée d’emblée. Les élus n’ont pas posé la question immédiatement en ces termes. Leur objectif était initialement de réaliser deux équipements disjoints : d’une part, un Centre d’art et de musiques actuels (Cama) ; d’autre part, une médiathèque en remplacement de celle existante, trop petite et désuète. Il était prévu d’installer le centre d’art dans un bâtiment industriel désaffecté situé en périphérie et de créer un bâtiment neuf en centre-ville pour la médiathèque. L’agence ABCD était chargée d’élaborer les deux programmes et de les chiffrer en investissement et en fonctionnement.

Très vite, les élus ont pris conscience que les deux équipements ne pourraient être réalisés simultanément, faute de financements suffisants. La question s’est alors posée de choisir entre l’un des deux équipements, au risque de ne pas répondre à toutes les attentes, ou de réaliser un équipement abritant les deux institutions. La seconde solution a été choisie.

Pour donner corps à cette mixité, il a semblé nécessaire de l’assumer, de la revendiquer, voire de l’accentuer. La présence de l’office du tourisme, prévu pour être réinstallé initialement dans la médiathèque mais d’une façon non collaborative, prenait désormais une dimension nouvelle, plus intéressante, offrant de nouvelles perspectives.

La question s’est alors posée d’inventer un équipement qui ne soit pas un collage d’activités sans lien, mais au contraire une unité organique où le tout ainsi formé serait plus riche que la somme des parties. ABCD propose alors que le concept de « troisième lieu » soit exploré pour alimenter la réflexion.

L’équipement, très rapidement reformaté selon cette nouvelle donne, fut instantanément porté par la municipalité et envisagé comme un enrichissement par rapport aux projets antérieurs. Pourquoi les élus et leurs cadres territoriaux en sont-ils venus à porter un tel jugement ? La réponse est sans appel : une conscience politique aiguë que les bibliothèques traditionnelles, y compris les médiathèques modernes qu’ils avaient visitées, incarnent désormais un modèle qui demande à être renouvelé en profondeur.

Ce qui était ainsi perçu initialement comme un accident dans une démarche normative habituelle apparaissait dès lors comme l’opportunité heureuse de repenser le modèle, en associant à la bibliothèque d’autres fonctions qui modifient à la fois les motivations et les réflexes d’usage chez les utilisateurs.

Dès lors, le cahier des charges politique se transforme : il s’agit désormais de créer un lieu vivant organisé autour d’une bibliothèque, au cœur de son territoire, accueillant, accessible et favorisant l’échange.

Le programme propose d’envisager des espaces à fort contenu (la bibliothèque, l’office du tourisme, la salle de diffusion artistique) et de les associer à des espaces sans spécification particulière destinés au croisement des intentions et des projets. Le tout devra répondre aux enjeux actuels : diversité des modes de fréquentation des équipements culturels ; diversité des modes de travail et notamment des temps de travail – travail de nuit et le dimanche ; rythmes familiaux plus complexes et plus tendus ; généralisation du travail des femmes ; société des loisirs avec les 35 heures et les RTT…

Bibliothèques d’univers

En ce qui concerne la forme architecturale et les aménagements intérieurs, ABCD propose que le programme intègre les réflexions que poursuit l’agence en ce moment sur l’aménagement intérieur des équipements du livre (et plus particulièrement sur le réaménagement de la Bibliothèque publique d’information), que l’on résumera par la mise en œuvre de « bibliothèques d’univers ». Ces réflexions visent à déterminer dans la bibliothèque des zones dédiées aménagées de façon contrastée, chacune permettant :

  • de regrouper des pratiques homogènes destinées à ce que les usagers ne se gênent pas mutuellement, un univers se définissant par une attitude de l’usager vis-à-vis des autres : je suis solitaire et silencieux, je discute avec quelqu’un à haute voix, je travaille en groupe et échange à haute voix ;
  • de définir par univers un type de confort global, intégrant une ambiance acoustique, un éclairement approprié ;
  • de spécifier pour chaque univers une ou plusieurs postures de consultation (debout, assise avec table de travail, assise avec fauteuil, assise avec tablette, etc.) ;
  • d’associer un univers à un service qui le structure (par exemple un service documentaire personnalisé), ou à une activité, ou encore à un service connexe de la bibliothèque (café, snack…).

On résumera les éléments avancés ici : l’expérience thionvilloise est symptomatique d’une démarche visant à créer à partir d’une bibliothèque un équipement d’un type nouveau, à la croisée des chemins entre bibliothèque « troisième lieu » et bibliothèque d’univers.

Première observation : si la bibliothèque reste le noyau de base de l’équipement futur nommé « troisième lieu », offrant des usages plus ouverts sur la cité, ce n’est pas un hasard. Les équipements du livre, même s’ils subissent une désaffection relative en matière de fréquentation, constituent toujours des pôles structurants d’une politique culturelle territoriale.

Seconde observation : il faut aujourd’hui assouplir la normativité programmatique qui guide depuis trente ans la conception architecturale et le design des équipements. Le programme des bibliothèques devra désormais prendre en compte de façon significative l’évolution des postures des usagers, des besoins et des modes de consultation, des situations individuelles et collectives face aux outils de transmission de l’information.

Troisième observation : programme et forme ne représentent que la face visible des changements ; la politique documentaire et surtout l’animation de l’équipement, l’accueil et la prise en charge des publics devront également être remis sur le métier.

C’est dans ces trois registres que l’équipement de Thionville innovera.