Journée européenne « Quels enjeux pour le livre et la lecture en Europe ? » – 24 février 2022

Véronique Heurtematte

Organisée dans le cadre de la présidence française du conseil de l’Union européenne (UE), la journée « Quels enjeux pour le livre et la lecture en Europe ? » était programmée le 24 février 2022, jour de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Un contexte grave que n’ont pas manqué de souligner les intervenants de cette rencontre qui s’est déroulée en distanciel. « La situation actuelle est très inquiétante et nous encourage plus que jamais à interroger le caractère essentiel de l’information et de la culture dans la possibilité de construire une vie en commun », a notamment déclaré Raphaëlle Bats, coresponsable de l’Unité régionale de formation à l'information scientifique et technique (Urfist) de l’université de Bordeaux et pilote du groupe de travail « Agenda 2030 et Bibliothèques – France », tandis que Ton Van Vlimmeren, président de l’European Bureau of Library, Information and Documentation Associations (Eblida) a évoqué « un jour triste pour la démocratie » et l’importance de l’engagement des bibliothèques dans les dix-sept objectifs de développement durable listés dans l’Agenda 2030 de l’ONU, en particulier le numéro 16 « Paix, justice et institutions efficaces ».

Après l’ouverture réalisée via une vidéo enregistrée par la ministre de la Culture, Roselyne Bachelot-Narquin, qui a rappelé l’importance du secteur économique du livre, l’un des premiers secteurs culturels en Europe avec un chiffre d’affaires global de 36 milliards d’euros en 2019, la journée était structurée en cinq sessions dont certaines menées en parallèle : « Développement durable : les bibliothèques européennes peuvent agir ! » ; « La traduction pour faire vivre la diversité culturelle en Europe : un rapport et après ? » ; « Éditer des livres nativement accessibles : préparer l’entrée en vigueur de la directive accessibilité » ; « Comment construire l’Europe des librairies ? » et « Écrire, éditer, accompagner les livres vers leur public : des libertés en question ? ».

L’Agenda 2030, un cadre de référence pour les bibliothèques ?

La session « Développement durable : les bibliothèques européennes peuvent agir ! » a été introduite par la présentation du rapport publié en janvier dernier par Eblida et portant sur 17 des 34 pays présents parmi ses membres. Presque tous les pays étudiés ont mis en place une cellule ou un organisme de coordination de l’action des bibliothèques dans l’Agenda 2030 et ses dix-sept objectifs de développement durable (ODD). Si l’ODD le plus investi par les bibliothèques est, sans surprise, le numéro 4 « Éducation de qualité », d’autres font l’objet d’actions, notamment le numéro 11 « Villes et communautés durables », les bibliothèques étant souvent au cœur des programmes de rénovations urbaines et de développement des quartiers, ou encore l’ODD numéro 3 consacré à la santé et au bien-être. Le rapport met cependant en lumière un investissement des bibliothèques dans l’Agenda 2030 très disparate selon les pays, certains ayant une politique soutenue de participation des bibliothèques aux ODD tandis que d’autres sont encore dans la phase de sensibilisation des bibliothécaires. « La participation à l’Agenda 2030 doit amener à une manière différente de gérer les bibliothèques, à créer un nouveau cadre de référence où les activités traditionnelles sont envisagées sous l’angle des ODD », a plaidé Giuseppe Vitiello, directeur d’Eblida, en conclusion de son exposé.

Eblida contribue à l’appropriation de l’Agenda 2030 par les bibliothèques en relayant sur un site dédié les bonnes pratiques et programmes pertinents, les politiques de chaque pays, des outils et ressources. Eblida accompagne également les bibliothèques dans la recherche de financements européens par un programme baptisé « Think the unthinkable » (Pensez l’impensable), auquel il avait d’ailleurs consacré son congrès 2021, relayé par le BBF dans un compte rendu publié le 16 septembre 2021.

Pendant la table ronde, le recours à des fonds structurels européens a été illustré à travers l’expérience de Berlin, relatée par Reiner Schmock-Bathe, chef de la section Culture urbaine, bibliothèques, archives, écoles d’art et de musique, affaires culturelles et financements européens du conseil de la ville de Berlin, qui a bien souligné l’intérêt mais aussi la difficulté de la démarche. Après une première demande de subvention européenne refusée en 2000, la ville de Berlin a finalement obtenu un financement de 10 millions d’euros pour son programme « La bibliothèque dans les quartiers » prévoyant la création ou la modernisation de bibliothèques dans les quartiers défavorisés. Devenu « La culture dans les quartiers », le programme, qui implique désormais d’autres acteurs culturels, a obtenu un nouveau financement pour la période 2021-2027. « Notre première demande avait été refusée car à l’époque les bibliothèques n’étaient pas identifiées comme des actrices dans le domaine de l’innovation, a analysé Reiner Schmock-Bathe. Cela reste difficile pour les bibliothèques de s’insérer dans les financements européens Feder [Fonds européen de développement régional], mais il faut persévérer. »

L’engagement progressif des bibliothèques françaises

En France, l’investissement des bibliothèques dans les questions de développement durable s’est fait en trois grandes phases, exposées par Raphaëlle Bats. Dans les années 2010 apparaît un intérêt très fort de la part de la communauté des bibliothécaires pour l’écologie, qui se traduit notamment par l’organisation de plusieurs journées d’étude. La période est aussi marquée par la multiplication des bibliothèques « vertes », bénéficiant des politiques en matière de construction ou de rénovation écologique des bâtiments publics et de la volonté des collectivités territoriales de montrer leur engagement pour le développement durable. Autre aspect de cette première phase : l’essor des actions de sensibilisation mises en place par les bibliothèques en direction du grand public, par des collections dédiées, des animations, des jardins participatifs utilisés comme des espaces d’expérimentation collective de l’écologie. « Aujourd’hui, toutes ces actions se poursuivent mais passent par une réflexion stratégique et managériale de la responsabilité de la bibliothèque en tant qu’institution publique, a souligné Raphaëlle Bats. Cela se traduit par la nomination de référents développement durable, par la conduite d’audits sur l’empreinte carbone de la bibliothèque ou sur le management durable. »

La deuxième phase voit le début de l’investissement des bibliothèques françaises dans les objectifs de développement durable de l’Agenda 2030, un mouvement préfiguré par la Déclaration de Lyon affirmant l’importance de l’information dans la mise en œuvre d’un développement durable, publiée en 2014 lors du congrès de l’International Federation of Library Associations and Institutions (IFLA) en France, un an avant le lancement de l’Agenda 2030. Peu après naît le groupe « Agenda 2030 et Bibliothèques – France » à l’initiative de l’Association des bibliothécaires de France (ABF), de la Bibliothèque publique d’information (Bpi), de l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (Enssib) et du Comité français international bibliothèques et documentation (CFIDB). Ce groupe, qui a été salué par le directeur d’Eblida lors de sa présentation comme l’un des plus actifs en Europe, collecte et diffuse les bonnes pratiques des bibliothèques françaises dans la mise en œuvre des objectifs de l’Agenda 2030 et fournit des outils et des ressources aux établissements. « Pendant cette période, les bibliothèques ont montré que leur rôle dans l’Agenda 2030 ne se limitait pas aux questions écologiques et éducatives mais touchait aussi les enjeux sociaux, économiques, de lutte contre la pauvreté ou de santé », a rappelé Raphaëlle Bats. Cette mobilisation a valu aux bibliothèques d’être mentionnées dans la feuille de route de la France pour l’implémentation de l’Agenda 2030, document stratégique publié en septembre 2019.

Plus prospective, la troisième phase s’articule autour de la reconnaissance des compétences spécifiques des bibliothèques dans la construction des politiques publiques locales, problématique mise brutalement en lumière pendant la pandémie qui a ouvert la réflexion sur la capacité des bibliothèques à agir dans une situation d’urgence et sur leur rôle dans la construction collective de réponses cohérentes en termes de services publics sur un territoire.

Les enjeux du livre nativement accessible

Parmi les millions de livres disponibles à la vente en Europe, les livres numériques ne représentent que 10 % environ, dont seule une toute petite partie est accessible aux personnes ayant un handicap. Or, le livre est directement concerné par l’Acte législatif européen sur l’accessibilité publié en 2019 et qui vise à rendre accessibles les biens, les produits et les services à l’ensemble des Européens, notamment aux 20 % considérés comme ayant un handicap, mal voyants mais aussi personnes dyslexiques ou rencontrant des difficultés temporaires de lecture. Alors que les 27 pays de l’UE travaillent activement aux transpositions nationales de cette directive européenne, censées être achevées en juin 2022 en vue d’une mise en œuvre en 2025, la session « Éditer des livres nativement accessibles : préparer l’entrée en vigueur de la directive accessibilité » a fait le point sur la directive, les formats de livres accessibles, les défis de leur production et de leur distribution. En France, un comité de pilotage interministériel incluant les associations spécialisées et les professionnels du livre travaille au développement d’une offre de livres nativement accessibles.

« Le principal objectif pour les associations de personnes handicapées est de réduire la pénurie de livres accessibles dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui », a affirmé Fernando Pinto da Silva, vice-président du Conseil national consultatif des personnes handicapées (CNCPH), en charge de la commission Accessibilité, conception universelle et numérique. « En France, 8 % de l’offre éditoriale sont accessibles dans un format alternatif, ce qui veut dire que plus de 90 % de l’offre n’existent qu’au format imprimé. Si la directive est bien appliquée, cela permettra d’avoir accès à beaucoup plus de livres et selon différentes modalités. »

Un objectif reconnu par tous les partenaires mais difficile à atteindre, comme l’a fait valoir Anne Bergman-Tahon, directrice de la Fédération européenne des éditeurs (FEE) : « Il y a beaucoup de retard dans la transposition de la directive et donc beaucoup d’incertitude concernant le format qui sera exigible. Le secteur de l’édition va faire appel aux organismes desservant les publics empêchés pour bénéficier de leur expertise, mais aussi aux pouvoirs publics car la charge pour les éditeurs est colossale. »

Le format qui sera probablement retenu est l’ePub 3, mis au point par le consortium International Digital Publishing Forum (IDPF) et qui repose sur l’objectif d’intégrer tous les paramètres et spécifications techniques d’accessibilité nécessaires pour répondre aux différents handicaps ou difficultés de lecture.

Reste l’épineuse question du stock de livres qui ne sont pas nativement accessibles, disponibles au format PDF ou dans un ancien format ePub, et dont le coût de conversion est estimé à 400 euros l’unité. « Il ne faudrait pas que cela constitue sur le secteur du livre en Europe un poids démesuré qui pourrait mettre en danger une certaine diversité éditoriale et ralentir la production des livres nouveaux au format nativement accessible », a alerté Anne Bergman-Tahon.

Une chaîne entière à faire évoluer

Pour parvenir dans les meilleures conditions au lecteur final, c’est toute la chaîne du livre qui doit devenir accessible, de même que les appareils de lecture. « Si l’éditeur fait bien son travail mais que les plateformes de distribution, les librairies et bibliothèques en ligne, de même que le service de paiement en cas d’achat, ne respectent pas la norme d’accessibilité, cela ne sert à rien », a souligné Fernando Pinto da Silva.

L’utilisation des Digital Rights Management (DRM), verrous numériques, pose aussi problème pour la lecture des livres accessibles. Plusieurs éditeurs en Europe se sont détachés du format proposé par Adobe au profit d’autres solutions plus accessibles, notamment celle de Readium LCP (pour Licensed Content Protection). Les appareils de lecture doivent être eux-mêmes capables d’interpréter convenablement les spécificités du format ePub des livres numériques. C’est le cas pour l’ePub 2 mais pas encore pour l’ePub 3 qui va pourtant probablement devenir la norme.

« Les métadonnées concernant les conditions d’accessibilité doivent être disponibles pour que l’utilisateur final soit sûr d’acheter le livre ayant les fonctionnalités dont il a besoin, et la solution de lecture doit être capable de lire toutes les informations fournies par les éditeurs », a résumé Cristina Musinelli, secrétaire générale de la fondation italienne Libri italiani accessibili (LIA) qui œuvre pour la promotion de la culture de l’accessibilité dans le domaine de l’édition.

Fernando Pinto da Silva a rappelé qu’aujourd’hui, l’accès au livre pour les personnes handicapées se fait majoritairement par l’édition adaptée, autre pan indispensable et complémentaire du livre nativement accessible. Il a déploré à ce titre la disparition annoncée de l’association BrailleNet, très active et à l’origine notamment de la constitution d’une grande bibliothèque de livres numériques adaptés.

« Le chemin est long mais continuons à travailler ensemble pour atteindre notre objectif », a déclaré Anne Bergman-Tahon en conclusion de la session.