64e Congrès de l’ABF
Utiles, les bibliothèques ? • La Rochelle, 7-9 juin 2018
Lancé il y a soixante-quatre ans, le congrès de l’Association des bbliothécaires de France (ABF) s’est tenu cette année à la Rochelle, avec pour thème « À quoi servent les bibliothèques ? » 1. Ces trois jours ont été l’occasion pour plusieurs centaines de bibliothécaires d’échanger, de confronter leurs points de vue et de partager leurs expériences, au sujet de la légitimité de la profession à s’emparer de nombreuses problématiques. Quatre élèves conservatrices de l’Enssib y ont participé – une première pour elles – et ont pu se rendre compte du bouillonnement de l’ABF, association « d’agitathécaires ». Pour ne rien manquer de cette vivacité, voici un rapide retour sur trois grands axes marquants du congrès.
La bibliothèque, au centre des rénovations urbaines
Les bibliothèques, au-delà d’être des points d’accès à la culture, peuvent marquer l’engagement des politiques publiques en faveur de transformations physiques de l’espace urbain et contribuer à redynamiser un territoire. C’est donc essentiellement du point de vue de l’architecture et de la construction de bibliothèques que la session « la bibliothèque, outil de rénovation urbaine ? » a été traitée. Le premier exemple était celui de Champigny-sur-Marne (Val-de-Marne), présenté par Gaëtane Perrault (responsable de la lecture publique et de la médiathèque Jean-Jacques Rousseau). La ville de Champigny-sur-Marne, à l’attractivité économique moyenne, va bientôt bénéficier des projets de transport du Grand Paris Express. Ces aménagements impulsent la réalisation de grands projets urbains, dans une ville aux besoins sociaux importants. Par le biais d’ateliers collaboratifs, un plan local d’urbanisme participatif a été élaboré, duquel est ressorti un document appelant à réinstaller au centre-ville des commerces et des services publics de qualité. La restructuration de la bibliothèque Jean-Jacques-Rousseau s’inscrit dans ce projet global. Du fait de la collaboration forte entre les pouvoirs publics, les habitants et les partenaires, et grâce à l’évolution des mobilités en Île-de-France, ce futur équipement apparaît comme le symbole d’un renouvellement urbain pour la ville.
La présentation du projet d’équipement documentaire du campus Condorcet par Marie-Odile Iliano (directrice adjointe) constituait un deuxième exemple de la dynamique de renouvellement d’un territoire par l’implantation d’une nouvelle bibliothèque. Cette fois, le projet s’inscrit dans le chantier de rénovation du nord de Paris, dans un contexte universitaire : créer un campus dédié aux sciences humaines et sociales, dont le Grand équipement documentaire (GED) – en cours de construction à Aubervilliers – sera le cœur. Cet établissement, s’il est d’abord destiné aux chercheurs, ambitionne de séduire d’autres publics. La méthode des personas a ainsi été utilisée pour déterminer quels riverains pourraient le fréquenter, des ingénieurs travaillant à proximité jusqu’aux ouvriers retraités, encore actifs à Aubervilliers. De même, le GED comportera une librairie et un café, tout en cherchant à travailler avec les autres commerces à proximité. Depuis l’annonce du projet, le quartier a d’ailleurs évolué grâce à l’implantation de nouveaux commerces misant sur l’attractivité du secteur. Le décloisonnement culturel, social, et même scientifique, apparaît comme une dimension forte du projet.
Luigi Failla (architecte, docteur en architecture des universités Paris-Est et de Palerme) a remis cette question en perspective en analysant l’évolution de l’architecture des bibliothèques 2. Il a présenté plusieurs modèles chronologiques de mutations des bâtiments de lecture publique. Les premiers s’apparentent à une logique de consommation fonctionnelle avec une architecture à plusieurs niveaux déclinant des thématiques et des usages, dans lequel les espaces de rencontres sont sectorisés, à l’exemple de la médiathèque Jean Cabanis de Toulouse, et dans une moindre mesure, de la médiathèque du Kremlin-Bicêtre. Depuis les années 2010, des modèles « non hiérarchiques » ont vu le jour, souvent à un niveau, se prêtant à des usages multiples, à l’image de la bibliothèque Louise Michel à Paris. Les fonctions traditionnelles (prêt, lecture) peuvent être des instruments pour faire entrer le public dans ces espaces de rencontres qui débordent dans l’ensemble du lieu et répondent à un besoin d’espace public et collectif, type d’espace qui se réduit dans les villes. Pour conclure, si la bibliothèque ne « rénove » pas à elle seule un quartier ou une ville, elle peut être un des points-clefs d’une politique de rénovation urbaine, en s’appuyant notamment sur la question de la mobilité.
Le Congrès a aussi permis de s’interroger sur les relations que les bibliothèques entretiennent entre elles et sur les conséquences de ces interactions avec leur territoire. En 2013 se tenait une journée d’étude intitulée « BM-BU, compagnons de route ? » organisée par le groupe Île-de-France de l’ABF. Face au paysage universitaire mouvant et aux changements induits par le numérique, les perspectives d’évolution avaient alors été étudiées sous l’angle des mutualisations documentaires. Cinq ans plus tard, après la loi relative à l’ESR et la réforme territoriale, le congrès explore à nouveau cette voie dans une session éponyme animée par Cécile Swiatek.
Les interventions de Sophie Fayet, Annelise Gadiou et Fabrice Boyer, relatives aux cas emblématiques de La Rochelle et de Clermont-Ferrand, ont exposé la pluralité des formes que peut prendre la collaboration ainsi que celle des acteurs qui peuvent y être associés, révélant la plus-value qu’apporte l’élargissement de la collaboration à l’ensemble de la lecture publique, dans le cas des usagers clermontois. Si les interventions des participants et du public ont souligné l’opportunité des questionnements liés à l’extension des horaires d’ouverture ainsi que le souhait d’offrir des collections et des services complémentaires, les contraintes et les limites furent également abordées, tout comme la question de la définition des missions des BU et des BM.
C’est en engageant une réflexion sur le métier de bibliothécaire et la mission de la bibliothèque au sens large, que l’INSA de Rennes, représentée par Émilie Marie, a pu répondre à ses interrogations relatives à la légitimation de ses actions. La dimension territoriale était également présente, la collaboration étant nécessaire si l’on considère que l’université n’a de sens que par rapport à son territoire, comme l’a souligné Fabrice Boyer. Cette session a soulevé des problématiques actuelles, à replacer dans une volonté de rapprochement entre les services de l’État et les collectivités territoriales impulsée par les ministères, volonté politique qui sera peut-être porteuse, les enjeux étant à penser à l’échelle territoriale et la détermination des tutelles étant fondamentale pour la réalisation de tels projets.
La bibliothèque en politique
La question du territoire amène naturellement à s’interroger sur la dimension politique de la bibliothèque. Le cadre législatif, d’abord. La séance de questions-réponses avec les ministères, représentés par Nicolas Georges (ministère de la Culture) et Alain Abécassis (ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation) a principalement tourné autour de deux interrogations : à quoi servirait une loi sur les bibliothèques ? Comment améliorer l’accès au livre numérique ?
L’assemblée générale de l’ABF s’étant prononcée en faveur d’une loi sur les bibliothèques, les deux représentants se sont quant à eux montrés plus réservés sur le sujet. D’autres métiers de la culture – les archivistes, archéologues et personnels des monuments historiques – ont construit leur action sur des lois. C’est aussi le cas de l’industrie du livre avec la loi Lang. À l’inverse, les projets de loi sur la lecture publique ont échoué, même si la demande de droit s’exprime, afin de revisiter certaines questions (gratuité, pluralisme, droit des usagers, compétences des collectivités…). Introduire des mesures, par exemple au sein d’autres mesures sur les compétences des collectivités territoriales, serait peut-être plus judicieux, selon les représentants.
La question de l’accès au livre numérique a aussi été discutée, à la fois dans l’ESR et la lecture publique. Le récent rapport d’Olivier Caudron sur l’offre numérique éditoriale pour les étudiants a été évoqué, pour rappeler que seules 9 % des acquisitions de ressources électroniques sont réalisées pour les étudiants, en raison de pratiques beaucoup plus développées chez les enseignants-chercheurs. Se pose la question de relancer l’activité de l’Observatoire numérique de l’enseignement supérieur, porté par l’Enssib, afin de suivre les évolutions. Côté lecture publique, le système Prêt Numérique en Bibliothèque (PNB) essuie de nombreuses critiques, du fait de sa lourdeur pour les petites collectivités et du modèle de licences proposé. Le ministère souhaite travailler à une convergence vers des usages plus similaires.
La question des horaires d’ouverture a aussi été évoquée : pour 2018-2019, 318 propositions fermes ont été reçues, ce qui permettra dans les établissements concernés d’ouvrir en moyenne huit heures de plus par semaine. Le ministère s’engage à accompagner ces évolutions sur cinq ans.
Le positionnement politique des bibliothèques passe aussi par leur engagement. Pour la bibliothécaire et activiste américaine Alison Macrina, invitée à témoigner au congrès, bibliothécaire est une des professions les plus démocratiques : les bibliothèques ne peuvent pas rester neutres, elles ont un rôle à jouer en particulier face à la question de la protection des données personnelles. Grâce à son projet « Library Freedom » qu’elle est venue présenter à l’ABF, elle apporte son aide aux bibliothécaires dans plusieurs pays en proposant des formations sur la surveillance et la façon dont le gouvernement utilise la loi pour surveiller les gens et les droits à la vie privée. Si le projet n’a pas fait l’unanimité quand Alison Macrina l’a lancé suite aux révélations d’Edward Snowden en 2013, les récents changements politiques aux États-Unis ont fait évoluer les opinions.
La bibliothèque et ses lecteurs
Quels sont les impacts des bibliothèques et comment les mesurer ? Dans un contexte de justification de l’utilisation des deniers publics et de l’utilité des bibliothèques, la question paraît décisive. Cette session – en amont d’une étude programmée par la DGMIC 3 et en aval des travaux d’Olivier Zerbib – souhaitait exposer les problématiques scientifiques et méthodologiques induites par l’étude de ces impacts et offrir un état des lieux. Les interventions d’Olivier Zerbib et de Christophe Evans ont souligné les difficultés que pose l’étude des impacts : la problématisation des enjeux et leurs subjectivités selon les publics visés, la délicate définition des méthodes et des indicateurs qui en découlent, la difficulté pour les bibliothécaires de se tourner vers un paradigme interrogeant la valeur – notamment économique – des bibliothèques, lequel ne fait pas nécessairement partie de la culture du métier. Cette session, qui se voulait prospective, s’intégrait pleinement aux travaux menés par la commission Advocacy de l’ABF, rappelés par la présidente de l’Association, Anne Verneuil, également modératrice de la session, à savoir la mise en place d’outils permettant l’étude des impacts à l’échelle d’un territoire. Cette conférence était donc résolument d’actualité, soulignant un enjeu qui apparaît actuellement primordial dans la profession : comment porter un discours toujours plus pertinent auprès des tutelles ?
La question de la gratuité a également représenté un autre volet de la dimension sociale du congrès. Une bibliothèque, lorsqu’elle fait le choix d’être gratuite, payante ou bien participative, offre-t-elle le même service en terme qualitatif ? Philippe Pauliat-Defaye (maire adjoint à la culture de Limoges) a ouvert la discussion en se faisant l’avocat du diable. Le principal argument pour un passage à la tarification pour les non-résidents de Limoges, outre le choix de l’équité fiscale, a été l’importance accordée à la relation entre l’usager et la structure : elle diffère lorsqu’on contribue au fonctionnement d’un équipement. On passe d’une relation du besoin à une relation de désir. La ville de Bordeaux a quant à elle choisi de basculer de la tarification à la gratuité. La position était défendue par Estelle Gentilleau (conseillère municipale déléguée à la culture). Ce passage à la gratuité, imitant l’exemple d’une ville de l’agglomération, a permis d’instaurer une certaine liberté lors de l’inscription, et de détacher l’idée de service du rapport financier pour le recentrer sur la médiation, en posant au passage la question de la gratuité de l’accès à la culture. Il a également ouvert la possibilité d’une politique publique conjointe à l’échelle de l’agglomération. Dernière position défendue : la contribution volontaire via la médiathèque La Page, à Pont-Audemer en Normandie, et sa directrice Laurence Anceaume. La contribution volontaire s’adresse uniquement aux habitants adultes de Pont-Audemer. La démarche se veut citoyenne : je décide donc je donne en ayant le sentiment du juste prix. Ces trois retours d’expérience ont permis de mesurer l’impact de ce type de décision, intimement liée à la politique publique locale.
Enfin, la session consacrée à l’éducation artistique et culturelle (EAC) a été l’occasion de rappeler que les bibliothèques sont souvent le premier lieu culturel fréquenté par les jeunes publics, et que c’est là que se fait leur premier contact avec des dispositifs d’EAC, dont les principes – s’approprier, fréquenter et pratiquer l’art et la culture – ont été rappelés par la circulaire interministérielle n° 2013-073, présentée par Colin Sidre. Si l’idée est de créer un parcours d’éducation suivant l’enfant et le jeune, on note que certaines tranches d’âges sont prioritairement touchées par l’EAC : les 4-11 ans en BM, les 12-15 ans en BDP. Le public des 0-6 ans est mieux pris en compte grâce au dispositif « Premières pages » mis en place ces dernières années. L’ouvrage Faire vivre l’action culturelle et artistique en bibliothèque (collection « La Boîte à outils » des Presses de l’Enssib) consacré aux enjeux, à la méthodologie et aux publics de l’EAC fait le point sur ces questions. Les actions d’EAC s’inscrivent en général dans des projets plus globaux : c’est ce qu’a illustré Sophie Rat (bibliothèque municipale de Dijon) avec le projet Clameur(s), résidence littéraire qui a été l’objet d’ateliers de production artistique et graphique avec les enfants. Cependant, les limites de l’EAC se trouvent peut-être dans ce qu’elle n’est pas : comment faire le lien avec l’éducation à l’information et aux médias, avec la culture scientifique technique et industrielle ? Guillaume Desbrosse a apporté le contrepoint d’une présentation de la Rotonde, centre de médiation de la culture scientifique de Saint-Étienne. Il a notamment souligné le lien que les bibliothèques peuvent avoir dans la diffusion de la culture scientifique (avec l’exemple de l’exposition itinérante Électron Livre, où les enfants étaient invités à fabriquer eux-mêmes un livre) et l’importance de fournir ces modèles aux enfants, notamment aux filles, pour promouvoir les études et carrières scientifiques et techniques dès leur jeune âge.
Le congrès 2018 de l’ABF a permis de réinterroger l’utilité des bibliothèques sous des aspects variés, mettant ainsi en évidence les nombreuses facettes de notre profession : les bibliothèques ont des rôles multiples, dans leur territoire, auprès des usagers… Les futures professionnelles que nous sommes ont pu apprécier la variété des réponses apportées à la question de l’ABF, même si nous ne doutions pas de l’utilité de notre profession. Un regret peut-être : qu’un congrès certes très foisonnant n’ait pas fait une place plus importante à la transmission des savoirs, enjeu des plus traditionnels mais aussi de la plus vive actualité.