Série « New Romance et bibliothèques », no 2 • Des médiateurs sur les braises : l’enfer de la Dark, qu’en faire ?

Florence Schreiber

– Mais tu ne crois pas que c’est normal ?

[…]

– Que des jeunes femmes soient attirées par ce type de récit. Ces bouquins, ils parlent de pouvoir et de contrôle non ?

– Oui.

– Eh bien, peut-être que ces ados sont attirées par la possibilité d’explorer ces dynamiques, mais dans un contexte fictif. Elles peuvent se plonger dans des scénarios sans nécessairement les accepter dans la vie réelle.

– Oui, peut être.

– Tu vois qui c’est Gayle Rubin ?

– À peu près oui. Lesbienne butch, spécialiste du BDSM ?

– C’est un peu condensé… tu devrais revoir tes basiques de queer studies, chérie. Mais oui c’est elle. Et bien, elle défend l’idée qu’on puisse à la fois être féministe et aimer le sexe « sale » genres fantasmes de prostitution, de viol, d’avilissement.

– Je n’ai jamais dit le contraire.

– Sauf que pour elle, non seulement c’est compatible, mais c’est indissociable. Elle dit que les fantasmes les plus crus sont souvent le moyen de mettre à distance la réalité, d’en faire une parodie.

– Mais à 14 ans, est-on capable d’être dans cette mise à distance ?

– Sûrement pas non…

  • Camille Emmanuelle, Cucul, Le Seuil, collection Verso, 2024

Quelques éléments de contexte

La société vit une double tension qui traverse la presse et les réseaux sociaux. Des mouvements d’émancipation féministes se confrontent de façon violente avec un backlash antiféministe et masculiniste. Des textes de lois de protection et des mesures concrètes sont élaborés 1

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Voir sur le site de l’Observatoire des violences envers les femmes (créé par le Conseil départemental de la Seine-Saint-Denis) plusieurs articles à ce sujet : dispositifs Téléphone grave danger, « Un toit pour elle », ordonnance de protection, etc. : https://seinesaintdenis.fr/solidarite/observatoire-des-violences-envers-les-femmes/

mais les chiffres des féminicides restent à un niveau inquiétant. En 2023, 1 185 femmes, soit 3 femmes par jour, ont été victimes d’actes de violence dans un cadre conjugal ou assimilé 2
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93 féminicides conjugaux, 319 tentatives, 773 suicides ou tentatives de suicides, soit un total de 1 185 actes de violence potentiellement mortels. Chiffres extraits de la Lettre de l’observatoire national des violences faites aux femmes, « Les violences sexistes et sexuelles en 2023 », no 22, 19 novembre 2024 : https://arretonslesviolences.gouv.fr/focus/lettre-de-lobservatoire-national-des-violences-faites-aux-femmes-ndeg22-les-violences

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Des différents types de #MeToo à l’élection du président Donald Trump, de l’inscription de l’avortement dans la Constitution française à la défense par le président Emmanuel Macron de Gérard Depardieu, accusé de viols et de harcèlement, au procès des viols de Mazan, les questions de violence faites aux femmes sont plus que jamais politiques.

Le marché éditorial s’empare simultanément de ces courants contradictoires : des éditeurs créent des collections féministes, d’autres – mais aussi parfois les mêmes – ouvrent des filiales pour y développer des publications de Dark Romance.

L’autrice « @AutumnEvergreen » 3

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Citée par Laure Coromine dans son article « Dark romance : les hommes toxiques, un produit comme les autres », L’ADN, 4 janvier 2024. En ligne : https://www.ladn.eu/nouveaux-usages/dark-romance-les-hommes-toxiques-un-produit-comme-les-autres/

, sur la plateforme Wattpad 4
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Présentation de Wattpad sur la page d’accueil (https://www.wattpad.com/) en mars 2025 : « La plus grande communauté de narrateurs au monde. Abritant 89 millions de personnes qui adorent les histoires originales, Wattpad a démocratisé la narration pour une nouvelle cohorte d’écrivains de la Génération Z ainsi que pour leurs fans. »

nous propose sa définition de ce genre littéraire : « Pour écrire une Dark Romance, il vous faudra un antihéros qui joue selon ses propres codes, ceux d’une famille mafieuse ou d’un gang de motard. Idéalement deux ou trois scènes de sexe non consenti, une dynamique de pouvoir en défaveur de l’héroïne et quelques tabous brisés. Au choix, rapt, traque, BDSM, suicide, agression sexuelle, torture, sociopathie, syndrome de Stockholm, viol ou inceste. »

Après quelques mois de flottement les professionnel·les des bibliothèques s’emparent du débat. Certain·es sont alerté·es par les enjeux économiques. Par l’intermédiaire des achats en bibliothèques et du pass Culture 5

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En 2024, la Romance (dont la Dark Romance) représente un tiers des livres achetés avec le pass Culture. Voir Antoine Masset ; « Comment Hugo Publishing truste la New Romance », Livres Hebdo, 28 octobre 2024. En ligne : https://www.livreshebdo.fr/article/comment-hugo-publishing-truste-la-new-romance

, l’argent public contribue au chiffre d’affaires de la Romance (7 % en 2023) 6
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Voir l’article de Claudia Cohen et Chloé Woitier, « “Le mépris s’effrite à mesure que les ventes augmentent” : le succès de la romance bouscule le monde de l'édition », Le Figaro, 29 janvier 2024.

, dont une part pour les romans de Dark Romance.

Les mêmes et d’autres, engagé·es dans des actions autour de l’égalité femmes-hommes et de la lutte contre les violences et les féminicides, s’interrogent sur les conséquences de ces lectures.

Et sur le terrain ?

Printemps 2024, une médiathèque de Seine-Saint-Denis organise un concours d’écriture autour du thème des cheveux, suite à une série d’ateliers avec l’écrivaine Estelle-Sarah Bulle. Un des textes parmi les plus réussis s’intitule Stay as you are. Le titre en anglais sonne comme une injonction positive et installe l’univers « américain ».

L’héroïne s’appelle Stella et, comme Ella dans Captive 7

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Je propose un décryptage de Captive dans le document « Dark Romance, ça pique ou ça craint ? » (août 2024), à lire sur le site de Dominique Lahary : http://www.lahary.fr/pro/hebergement/DarkRomance-FlorenceSchreiber.html. On peut regarder avec profit la vidéo de la youtubeuse Opalyne, J’analyse la Dark Romance, Psych’analivre, 27 octobre 2024 : https://www.youtube.com/watch?v=V3j9u9kFOwU

, porte le nom de famille de Collins. Quant au garçon, il s’appelle Asher… le prénom du héros du même ouvrage. Si la situation de persécution est sans comparaison, l’héroïne est néanmoins victime de harcèlement, ici lié à la couleur de ses cheveux. Le héros sauveur possède la voiture et le permis permettant de rejoindre le salon où officie une coiffeuse amie qui va effacer la couleur honnie.

L’autrice utilise de nombreux codes repérés dans Captive, en particulier des descriptions de vie quotidienne, qui concourent à créer de la familiarité avec la lectrice. On retrouve les expressions codifiées comme « le regard intense », « il fronça les sourcils », « je me crispai », l’appellation « mon ange »… Mais aussi ces détails comme les cheveux qui ont subi un « lissage » ou des précisions dans la mesure du temps qui créent une proximité avec le quotidien de la lectrice : « 12 h 40 », « 20 minutes plus tard », « 11 mois plus tard ». Une information importante à ce stade : l’autrice a… 13 ans !

Que penser ?

Dans un premier temps, on constatera que cette très jeune fille est une super-lectrice capable de transposer la « substantifique moelle » d’un roman de 500 pages dans un texte de deux feuillets !

Elle adapte son écrit avec subtilité. Ainsi, pour rendre les propos acceptables tout à la fois pour elle-même et les adultes qui la liront, elle protège son « double héroïne » par la présence en arrière-plan de parents, pour une fois ni morts ni maltraitants. Elle choisit soigneusement un vocabulaire assagi, acceptable pour ses lectrices bibliothécaires.

En revanche, elle reprend, en version modérée, le modèle d’origine de l’inégalité entre garçons et filles accompagné des stéréotypes habituels :

  • une fille sentimentale versus un garçon virilement insensible dont l’héroïne « craint ses sentiments » ;
  • des liens entre filles quasi inexistants : pas d’interaction avec sa meilleure amie coiffeuse ;
  • la notion de consentement négligée : il lui « écrase les lèvres ». L’autrice semble faire un lapsus en écrivant « en me desserrant de son emprise » plutôt que de « son étreinte ».

Et le plus dérangeant, l’idée centrale du texte : la validation par la parole masculine de ce qu’elle a le droit d’être, le Stay as you are du titre. La confiance en soi de la jeune fille, s’assumer comme rousse, passera par le regard approbateur du garçon.

En dépit de ses capacités de transposition, l’assimilation et la reproduction des codes et valeurs de la Dark Romance par cette jeune autrice interrogent.

Des chercheuses et chercheurs rassurants

Le psychiatre Serge Hefez avance que les ouvrages de Dark Romance peuvent être vus « comme un exutoire à la complexité de la sexualité » 8

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Serge Hefez : « La dark romance propose un exutoire à la complexité de la sexualité », propos recueillis par Marianne Meunier, La Croix, 21 juillet 2023.

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« On a tendance à se focaliser sur des productions culturelles majoritairement consommées par des populations qu’on voudrait un peu contrôler sous prétexte de les protéger. Et on va leur nier toute agentivité, toute capacité de réflexion » 9

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Voir l’article d’Hélène Paquet (édité par Émile Vaizand), « La Dark Romance une littérature qui divise et inquiète », Slate, 11 juin 2024. En ligne : https://www.slate.fr/story/267151/culture-inquietudes-dark-romance-genre-litterature-ados-jeunesse-filles-lectrices-livres-romans-amour-violences-femmes

, comme l’explique Ludi Demol Defe, chercheuse à Paris 8, spécialiste de la consommation de pornographie chez les jeunes.

Magali Bigey, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication qui a interrogé pour ses recherches d’importants groupes de lectrices de romance (des ouvrages de la collection Harlequin ou de la trilogie Cinquante nuances de Grey), se montre rassurante : « L’expérience de la lecture qu’ont les jeunes aujourd’hui est différente de générations plus anciennes car fondée sur une forme nouvelle, celle d’une consommation de lectures qui ne sont ni lues ni vécues de manière à impacter le quotidien. C’est une sorte de binge watching, comme beaucoup le font avec les séries (même si la part laissée à l’imaginaire est évidemment plus forte). » 10

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Correspondance avec Magali Bigey, suite à la conférence organisée par l’association Bib93, « Adolescence et nouveaux romans sentimentaux : une liaison dangereuse ? », 13 septembre 2024. À écouter, ses interventions dans : « Dark Romance », Zoom zoom zen, Matthieu Noël, France Inter, 18 septembre 2024 (https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/zoom-zoom-zen/zoom-zoom-zen-du-mercredi-18-septembre-2024-4465580), et « Dark Romance : le plaisir de la transgression », Le Point culture, Marie Sorbier, France Culture, 27 novembre 2024 (https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-point-culture/dark-romance-le-plaisir-de-la-transgression-5343720).

Son hypothèse est que si les héros apportent aux jeunes filles des émotions fortes et qu’elles lisent pour cela, elles n’en cautionnent pas pour autant les comportements violents et dominateurs. Elle explique que les adolescentes aiment la provocation et que ce qu’elles disent sur TikTok relève de ce goût de la transgression liée à leur âge.

Une médiatrice (néanmoins) inquiète

Louis Wiart interroge : « Que peut faire l’adulte médiateur face à la critique horizontale des livres proposée depuis les blogs, par les communautés de lectrices, aujourd’hui relais des réseaux Twitch, TikTok, YouTube via les influenceurs influenceuses littéraires dont la légitimité reconnue est celle du partage émotionnel ? » 11

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Louis Wiart, « Les livres sous influence », dans le dossier « La vie paradoxale du livre », Esprit, octobre 2024, no 514.

Bien sûr, le désir de provocation est propre à l’adolescence, et les outils d’émancipation se renouvellent parfois sous des formes déconcertantes avec les réseaux sociaux. Vraisemblablement pour une partie de lectrices, les communautés virtuelles mithridatisent et épuisent par leurs ruminations les échanges les plus débridés et les effets potentiellement dangereux de certains romans.

« Lire est redevenu quelque chose de complément normal, il n’y a plus l’intello coincée cachée dans les rayons du CDI », lance avec enthousiasme, lors d’une rencontre 12

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Table ronde du Salon du livre d’Amour, à la médiathèque Louis Aragon à Choisy-le-Roi, 16 novembre 2024.

, la booktokeuse Océadorable « aux 8,5 millions de likes » 13
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Dixit le bandeau de Games, le Croque-Mitaine (Chatterley, 2024), son premier ouvrage de Dark Romance publié sous le nom d’Okéanos S.

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Mon intérêt pour la Dark Romance a été suscité par un travail sur la Littérature pour penser les violences sexuelles faites aux enfants 14

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Une bibliographie sélective d’ouvrages de fiction et de récits, établie sous la direction d’Henriette Zoughebi, disponible sur le site de l’association Idéokilogramme : https://www.ideokilogramme.fr/publications

, réalisé à la demande du magistrat Édouard Durand alors coprésident de la Ciivise [Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants].

La Ciivise l’a dit et répété : au moins 160 000 enfants en France subissent annuellement des violences sexuelles, dont des incestes. Et 5,4 millions de personnes déclarent avoir subi des violences sexuelles avant 18 ans 15

 : les probabilités sont fortes que des lectrices de Dark Romance soient du nombre.

Sur la chaîne YouTube Lire avec Lylia, la réalisatrice publiait, il y a un an, une vidéo intitulée « La Dark Romance, est-ce problématique ? Parlons-en ». Dans l’un des témoignages audio utilisés pour ouvrir le débat, une jeune femme, dont elle précise qu’elle a moins de 20 ans et a connu des « événements problématiques », dit que cette « lecture lui fait autant de mal que de bien », notamment « parce qu’ainsi elle ne se sent pas toute seule ». Lylia commente cet effet « partage en communauté du vécu » mais aussi utilise le terme « d’effet placebo » pour qualifier ces lectures. Elle souligne le fait qu’elles ne règlent rien et installent ce qu’elle nomme un « trauma circulaire » ne permettant pas aux victimes de s’en sortir.

Ces lectures parfois boulimiques et addictives 16

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Des termes utilisés par Magali Bigey notamment.

de romans, de plateformes et de BookTube mettant en avant la Dark Romance ne favoriseraient-elles pas une banalisation de la sexualité agressive et des rapports de domination, contribuant à fragiliser certaines jeunes femmes 17
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À écouter la chronique d’Anne-Cécile Mailfert, présidente de la Fondation des Femmes, « Le danger des livres de Dark Romance », France Inter, 22 novembre 2024 (elle y cite par erreur Laure Murat comme autrice de l’excellent livre de Chloé Thibault, Désirer la violence, Hachette, collection Les Insolentes, mais aussi Cucul de Camille Emmanuel, dont je me sers beaucoup dans cet article) : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/anne-cecile-mailfert-en-toute-subjectivite/anne-cecile-mailfert-en-toute-subjectivite-du-vendredi-22-novembre-2024-9813516

 ?

Certaines lectures agiraient-elles comme des formes mentales de scarifications pour des jeunes femmes victimes de trauma ? Ne forment-elles pas le terrain fertile d’une tolérance au maintien de certaines d’entre elles dans une situation de culpabilisation à n’avoir pas su être la plus forte et n’avoir pas su rendre « gentil » l’épouvantable mais si séduisant bad boy ?

L’écrivaine Camille Emmanuelle fait dialoguer dans le roman Cucul, fil rouge de cet article, une autrice de romance avec sa créature masculine apparue brutalement in the real life : « Vous êtes un psychopathe, mais il y a pire dans le monde extérieur. L’héroïne est menacée par d’autres hommes, genre mafiosos, mecs armés, violeurs, etc. Et vous la sauvez, la protégez. Du coup, forcément elle n’est pas folle, elle préfère être avec vous. Vous êtes un bad boy qui devient bodyboard. Pour autant, votre comportement violent n’est jamais remis en cause. James, ce sont des gamines de 14 ans qui sont accros à ces récits ! C’est à elles qu’on raconte qu’à choisir, il vaut mieux épouser un mec violent plutôt qu’être seule dans un monde de mecs violents. »

Une invitation maligne à se mêler, comme médiatrice, de cette drôle d’affaire qu’est la Dark !

Enfer et médiations !

En quelques mois, la déferlante de la demande des emprunteuses en bibliothèque semble avoir relégué la question de l’achat ou du refus d’achat des premiers mois aux oubliettes.

Au regard des taux de réservation dans les médiathèques, la question serait plutôt de « fournir » suffisamment vite et en nombre d’exemplaires les titres les plus prisés 18

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Un travail reste à faire : évaluer ce que représente le budget d’achat de la Dark Romance, le taux de prêt et réservation, etc.

 !

Mais cela ne va pas sans malaise du côté des professionnel·les tiraillé·es entre plusieurs aspects de leur « mission ». D’un côté, fournir ce que le public « nous demande » 19

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Sans négliger ce que cette « demande » doit aux forces de la publicité, du marché.

dans la plus grande diversité – ce à quoi nous invite par ailleurs la loi Robert 20
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Loi no 2021-1717 du 21 décembre 2021 relative aux bibliothèques et au développement de la lecture publique : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000044537514

 – ou trouver ce qui mobilise des jeunes qui s’éloignent de la lecture 21
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Voir aussi les questions que se posent les professeurs documentalistes : Perrine Chambaud, « Madame, je n’aime pas lire ou le déclic de la New Romance », InterCDI, mai-juin 2024, no 309.

 ; de l’autre côté, porter une attention aux valeurs de respect et d’égalité femmes-hommes présentes dans nos orientations, déclinaison des textes de lois encadrant les « valeurs républicaines ».

Curieux paradoxe

Nous n’avons guère été aidé·es pour y voir clair par le « deux poids deux mesures » entre la visibilité de la Dark Romance achetée et lue par des millions de jeunes personnes et la censure de Bien trop petit 22

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Manu Causse, Bien trop petit, Éditions Thierry Magnier, collection L’Ardeur, 2022. Interdit à la vente aux mineurs le 17 juillet 2023 par arrêté du ministère de l’Intérieur.

, interdit à la vente (et donc au prêt) pour les moins de 18 ans.

Pour mémoire, lors de son interdiction, ce titre avait été vendu à 200 exemplaires. L’arrêté était ainsi libellé : « Considérant que l’ouvrage “Bien trop petit” de Manu Causse, manifestement destiné à la jeunesse, contient, à travers le récit d’une fiction imaginée par le personnage principal – notamment en pages 61 et 62, 85 et 86, 90 à 94, 105 à 108, et 158 à 160 – la description complaisante de nombreuses scènes de sexe très explicites ; Considérant dès lors que ce récit constitue un contenu à caractère pornographique, présentant de ce fait un danger pour les mineurs qui pourraient l’acquérir ou le consulter […] »

L’éditeur Thierry Magnier, l’a précisé au journal Le Monde : « Comme tous les titres de cette collection, Bien trop petit explore les questions de corps et de sexualité. Puisqu’il présente des scènes explicites, nous avons pris soin de faire figurer sur la quatrième de couverture une mention adressant ce livre à un lectorat averti, à partir de 15 ans. » 23

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Nicole Vulser, « Le livre Bien trop petit interdit à la vente aux mineurs », Le Monde, 23 juillet 2023.

Dans ce roman, le héros de l’histoire, Grégoire, réalise, après des commentaires désobligeants de ses camarades, à la piscine, que la taille de son sexe n’est guère à son avantage. Pour surmonter sa frustration, il écrit une fiction, les aventures du valeureux Max Egrogire et de la belle Chloé Rembrandt. Et il rédige plusieurs passages de scènes d’amour consenti.

Thierry Magnier dit encore : « À l’heure où la consommation d’images pornographiques violentes et sexistes explose chez les plus jeunes, à l’heure où l’éducation à la sexualité peine à exister, il nous semble essentiel d’oser proposer, à nos lecteurs et lectrices, des œuvres littéraires traitant avec soin et conviction de ces sujets cruciaux. Contrairement à ce qui est en accès libre sur Internet ou à certains genres, comme la Dark Romance, qui présentent des clichés sur la sexualité à la fois machistes et violents. » 24

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Ibid.

Il faut concéder un fait à la commission de censure : la Dark Romance se défend d’être une lecture « pour la jeunesse ». Les très fameux trigger warnings – mention de viol, violences physiques, langage violent, etc. – sont de bien belles et hypocrites mises en garde laissant le bibliothécaire en dehors de tout cadre légal !

La Dark Romance, un piment pour stimuler nos engagements professionnels ?

L’écoanxiété et ses remèdes peuvent peut-être nous servir de guides ; les même types d’hypothèses s’offrent à nous :

  • nier l’existence d’un problème ;
  • imaginer que des digues ou des murs vont régler le problème : ici, différentes formes de censures formalisées ou non ;
  • penser que l’on ne peut rien faire ;
  • expérimenter avec imagination, travail, humour et modestie une médiation réflexive sur la sexualité et les rapports femmes-hommes.

Des livres jamais en rayon

Que se passe-t-il en librairie ? Si j’en crois interviews et webinaires de libraires, ces dernier·ères placent les titres les plus osés à proximité de la caisse et discutent du choix, réorientent vers d’autres titres et même dissuadent d’acheter si la cliente est à leurs yeux trop jeune.

En bibliothèques, les titres de Dark Romance, dès leur achat connu, sont immédiatement réservés via le catalogue informatique et empruntés.

Ils retournent sur les étagères de réservation et ne sont jamais sur les rayons des sections adultes.

Il faut donc, pour la même « cause protectrice », trouver d’autres méthodes que les libraires !

Savoir de quoi on parle pour bien accueillir la lectrice

Pouvoir discuter avec les lectrices nécessite d’avoir quelques bases sur les maisons d’édition, de connaître les autrices les plus emblématiques, d’avoir partagé avec les responsables des acquisitions les informations sur les trigger warnings permettant de repérer les titres les plus sulfureux et… d’avoir lu quelques ouvrages !

Dans les bibliothèques où des automates dispensent l’usager du passage à la banque de prêt, une mention invitant à enregistrer son ouvrage auprès d’un bibliothécaire peut éviter un emprunt problématique.

Un outil à disposition

Le « violentomètre » 25

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Outil de prévention adapté par le Centre Hubertine Auclert à la demande du Conseil régional d’Île-de-France, le violentomètre a été conçu fin 2018 par les Observatoires des violences faites aux femmes de Seine-Saint-Denis et Paris, l’association En Avant Toute(s) et la Mairie de Paris : https://www.centre-hubertine-auclert.fr/egalitheque/publication/le-violentometre

, outil de prévention des comportements sexistes et des violences physiques, psychologiques et sexuelles envers les jeunes femmes, au format marque-page, est à placer dans les ouvrages de Dark Romance ! Une incitation non verbale (et que l’on peut bien sûr verbaliser) à décrypter le contenu du livre et à ramener auprès de la « fiction » le principe de réalité !

Toutes les situations de prêt ne seront pas favorables à la discussion, mais je fais confiance aux bibliothécaires pour investir les moments où elle sera possible dans un esprit d’accompagnement !

Temps de partage

Action

Ces questions de l’égalité femmes hommes, de la lutte contre les violences et d’un autre regard sur la sexualité sont aussi des sujets et des valeurs à activer dans le programme des actions culturelles ou éducatives.

Les programmes scolaires sont un bon appui pour faire des propositions d’ateliers d’écriture, de vidéos, de podcasts aux établissements scolaires avec la participation d’écrivains et d’écrivaines, d’artistes de toutes spécialités. Il est difficile d’organiser cela hors du temps scolaire, et notamment si l’on souhaite que des garçons participent. Les discussions dans des groupes mixtes sont une aide pour motiver et éclairer les adolescents sur leurs désirs.

Il ne faut pas « passer à autre chose » 26

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Voir les actions de « Jeunes contre le sexisme » qui propose, en Seine-Saint-Denis, du théâtre-forum, des réalisations vidéo, des ateliers d’écriture, des créations d’affiches et un brevet contre le sexisme. En 2023-2024, l’initiative a réuni 24 collèges, 2 817 élèves, 823 lauréats du brevet. Depuis 2008, ce sont 38 900 élèves, 3 700 professeurs formés, 72 collèges de 30 villes différentes.

si l’on veut que les choses s’améliorent et inscrire l’idée joyeuse que la sexualité peut être un formidable moment de plaisir partagé et non un rapport de force. Oui, les garçons gentils sont sexy !

Entrons dans la Romance ?

La Romance, dans son ensemble, est aujourd’hui la tête de gondole des lectures des jeunes lectrices. Nous l’avons dit, ces jeunes filles aiment à partager. Ne peut-on s’appuyer sur cette envie de faire communauté pour relancer des clubs de lecture spéciale romance ? Ce sont de bons espaces pour s’y livrer, en complicité avec les participantes, à un peu de décryptage de Dark Romance, et avec l’appui de youtubeuses dont certaines sont très « pointues » et critiques sur ces lectures.

Proposer d’autres lectures

Un des aspects les plus motivants du métier de bibliothécaire c’est de partager des livres qui ouvrent au monde et « embarquent » les lectrices et lecteurs là où nous et eux ne pensaient jamais aller. La Dark Romance nous propose une lecture somme toute assez répétitive qui, parce que ça se termine bien, valide le fait que ça se passe très mal. Peut-être pouvons-nous aider nos jeunes lectrices à se faire confiance pour tenter l’aventure d’autres scénarios, plus innovants, plus nourriciers, plus emballants, pour construire leur imaginaire amoureux ?

Écrire pour subvertir

Les chercheuses le disent et nous l’avons écrit, beaucoup de lectrices se lancent dans la fanfiction, et certaines sont devenues autrices à temps plein.

De nombreuses bibliothèques organisent des ateliers d’écriture : utilisons cette passion de l’écriture ! Les rapports amoureux et de domination intéressent – et préoccupent – de nombreuses autrices et illustratrices (quelques auteurs et illustrateurs aussi, n’en doutons pas), potentielles intervenantes permettant d’accompagner et soutenir le travail fait au quotidien par les équipes.

Nous l’avons vu avec Stay as you are de la jeune participante au concours de textes : l’écriture est une façon dynamique et valorisante de revisiter les structures de la Dark Romance.

Aidons les jeunes lectrices (et, rêvons un peu, les jeunes lecteurs) à les déconstruire ou à les détourner comme nous invite le personnage d’autrice dans Cucul.

Dans l’extrait ci-dessous, elle imagine une forme de Dark Romance alternative où se trouvent modifiés rapports de force et de séduction :

« […] je m’étais mis une limite… pas de tentative de viol ni de gestes violents… je réfléchissais à la suite…, à ce que j’allais leur proposer. C’est un numéro d’équilibriste : de la Dark Romance, sans violence et sans rapports de domination abusifs. Beverley pouvait jouer de son statut de muse auprès de James pour gagner sa confiance, soutirer des informations sur sa lucrative activité de voleur, et ensuite utiliser cela comme levier pour le faire chanter ? James aurait alors l’impression d’avoir en face de lui un adversaire à la hauteur, adversaire dont il tomberait évidemment passionnément amoureux. Cela pouvait marcher. Cela devait marcher. »