Quand la BULAC « patrimonialise »

Christophe Langlois

« (…) une période de temps fort longue et fatidique pour les hommes et beaucoup de leurs œuvres, mais imperceptible pour les grandes constructions (…) »
Ivo Andrić, Le Pont sur la Drina

Dans son premier roman Lieux-Dits 1

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Hélène Ling, Lieux-Dits, Paris, Allia, 2006.

, Hélène Ling explorait l’effet du tourisme de masse, asiatique en l’occurrence, sur une ville comme Paris : la Closerie des Lilas, la moindre rue, une place, s’y figent sous les plaques commémoratives et les photographies-de-soi, et on peut à tout le moins se demander ce qui reste en vie dans ce fatras mémoriel. C’est la rapidité avec laquelle la cité se muséifie que l’écrivain mettait en scène. Ne parlons pas de tel ou tel auteur contemporain subitement admis dans les collections de manuscrits de la Bibliothèque nationale de France (BnF), ni de tel autre érigé en classique dans les programmes scolaires, ni du statut « incommunicable » de documents récemment numérisés dont l’état autoriserait pourtant la consultation…

Nous le sentons, le tourment de conserver a fait son apparition dans la psyché collective : le succès, lors du centenaire de 1914-1918, de la campagne d’archivage familial à l’échelle nationale en témoigne, mais aussi la sauvegarde des monuments – rappelons l’émotion suscitée par l’incendie de Notre-Dame, à l’origine des Plans de sauvegarde des biens culturels (PSBC) actuels – du patrimoine immatériel (savoir-faire traditionnels, arts vivants), de la cuisine, du vin, des vieilles voitures, de la photographie argentique, etc. Tout ce qui porte la marque de la main humaine, de la tradition orale, tout ce qui en un mot semble échapper à la standardisation post-moderne, est naturellement candidat à la conservation.

On peut dire que, fin de l’Histoire oblige, l’accélération de la patrimonialisation est une caractéristique de ce début de XXIe siècle.

Paradoxalement, à l’ère de la diffusion électronique universelle correspond cette pulsion patrimoniale. Comme si le caractère périssable de nos mails, de nos ordinateurs ou de nos téléphones nous sautait à ce point aux yeux que tout ce qui, par contraste, nous en prémunit semblait le bienvenu : ce qui transcende nos durées historiques relève du sacré.

Toutefois, comme si au contraire s’érodait à l’encontre du passé un tel devoir de respect, c’est à ce même moment que nous assistons à l’incendie de nombreuses bibliothèques, à leur destruction par la guerre aux frontières de l’Europe, à l’annihilation d’archives dans le reste du monde. Comme par surcroît de volontarisme, la réponse institutionnelle à la propagation conjointe du nihilisme contemporain et de la barbarie serait de conserver au maximum. Elle rejoint presque, curieusement, celle de la technologie de pointe qui a inventé les fermes de données et le yottaoctet : puisque tout peut partir en fumée, il faut tout garder, tout enregistrer, jusqu’au délire, quel qu’en soit le coût écologique.

Le geste collectif rejoint alors le geste individuel : l’actualité en matière de culture répond à l’angoisse de la perte, elle tourne autour de la commémoration, de l’extension du patrimoine mondial de l’Unesco, des effets de liste et de sanctuarisation, de la tentative désespérée d’ancrer dans l’immatériel, sans poids et sans limite, un monde matériel – contraste saisissant avec d’immenses territoires, bien réels quant à eux, où le devoir de mémoire, la reconnaissance des crimes passés, pour ne prendre que ces exemples, sont interdits, territoires qui semblent parfois figurer le Web lui-même lorsqu’il est soumis à une totale dérégulation. L’apprentissage des contraintes ne semble en effet pas être du ressort du Web.

Le patrimoine en bibliothèque universitaire (BU)

Si les BU, comme les autres institutions culturelles, subissent ce phénomène, elles peuvent faire la démonstration que veiller sur les parties de leurs fonds qui le nécessitent n’est pas une réponse à une pulsion de mort ni à un effet de mode, mais consiste à s’armer d’une politique rationnelle.

Ceci afin d’éviter deux écueils : tout garder, au risque de faire éclater la panse déjà bien tendue des magasins, ou jeter un voile pudique sur les fonds patrimoniaux et ne rien faire.

Ne rien faire est, en la matière, la tentation de nombreuses BU. On pourrait juger en effet que telle n’est pas leur priorité. Que leur mission principale est de prêter des documents jusqu’à la corde selon l’adage justifié : une bonne BU est une BU dont les livres tombent en miettes. Si les collections ont beaucoup servi, c’est qu’elles ont été utilement achetées. Pourquoi dépenser un liard de plus pour des documents précieux consultés par le happy few ou s’échiner à les restaurer au risque de les maquiller comme des voitures volées et leur conférer ainsi une jeunesse perpétuelle absolument scandaleuse au regard des autres priorités culturelles ? CQFD.

Tout garder ? Cela semblerait presque plus simple. On s’épargne alors d’avoir à trier, à comparer douloureusement les fonds entre eux, à établir des priorités, à refuser des dons par exemple, ou à éconduire un enseignant-chercheur qui voudrait « tout donner ». C’est essentiellement un détour qui provoque la réaction en chaîne bien connue : trop-plein des magasins, difficulté ou absence de catalogage, revendications de mètres linéaires supplémentaires, procrastination, perte de la mémoire vive du fonds avec les années de retard, rendant encore plus difficile l’examen et la mise de côté ultérieure de certains documents rares.

Il semble qu’on puisse renvoyer ces deux réponses dos à dos. Ce sont deux manières de ne pas affronter le problème du vieillissement des collections, de leur nécessaire passage dans une autre dimension que celle de la communication à tout-va. Avec, au bout, la question de leur mortalité.

Le cas de la Bibliothèque universitaire des langues et civilisations (BULAC)

La BULAC, créée en 2001 sous la forme d’un groupement d’intérêt public (GIP) 2

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GIP dont font partie le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), l’École française d’Extrême-Orient, l’École pratique des hautes études (EPHE), l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), les universités Paris 1, Paris 3, Sorbonne Université et Paris Cité.

tire son originalité de son projet documentaire unique. Elle hérite d’un projet de fusion d’un ensemble de 21 bibliothèques ou fonds, dont le plus important est celui de la Bibliothèque interuniversitaire des langues orientales BIULO (les fameuses « Langues O »). Son catalogue, fort de 959 000 notices en 2022, les signale en langue originale et translittérée. Sa mission, largement inspirée du rapport remis en 2001 par Maurice Garden, est de rendre accessibles aux chercheurs, aux étudiants et au grand public, sur un seul site, « les ressources documentaires de la plupart des établissements parisiens concernant les langues, cultures et civilisations autres que les grandes langues de l’Europe occidentale ». Il ne s’agissait d’ailleurs pas seulement de regrouper des bibliothèques existantes, mais aussi de donner une visibilité à certains secteurs documentaires et linguistiques quasi inexistants. Elle rassemble aujourd’hui 332 langues dans 40 systèmes d’écriture : arabe, turc, persan, ourdou, chinois, coréen, japonais, peul, swahili, etc. Chacun de ces fonds est presque unique en France : on peut dire de cette bibliothèque qu’elle est patrimoniale par nature, ayant vocation à être ouverte à la recherche en même temps qu’à tous.

C’est là le premier problème qui s’est posé en matière de patrimoine. Cette tension entre une mission de lecture publique et la constitution de fonds hyperspécialisés se retrouve dans les propos de Maurice Garden : « Le but du pôle documentaire est de doter Paris et la France d’un outil d’une ampleur exceptionnelle, unique en Europe, qui soit un instrument de travail moderne pour les étudiants et pour les enseignants-chercheurs et les chercheurs de ces zones culturelles, français et étrangers. »

Le bâtiment, aujourd’hui sis dans le 13e arrondissement de Paris, traduit ce double intérêt pour la constitution de collections uniques et l’accueil d’un vaste public. Si ce dernier accède aux salles de lecture sur trois niveaux, il peut accéder également, il faut le préciser, à une salle particulière dont la BULAC s’est dotée dès le début, celle de la Réserve.

Proposant à des élèves de l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (Enssib) de travailler à la constitution de celle-ci, l’équipe en charge du projet s’est appuyée sur les conclusions de leur rapport en 2006 3

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Voir « Conception de la Réserve de la BULAC », projet Enssib, 2006. Conservateurs stagiaires membres de l’équipe de projet : Élodie Bertrand, Valdo Bouyard, Julien Brault, Hélène Gazille, Anne Heuqueville et Fanny Lambert. En ligne : http://www.bulac.fr/media/12270

. Lors de leur déploiement, les collections ont fait l’objet d’un classement entrepris sous l’égide de Francis Richard, alors directeur scientifique de la BULAC, qui a permis de mettre à part, de cataloguer lorsque la notice manquait, et de recoter les collections anciennes et précieuses qui le nécessitaient. Ce travail a conduit à garnir en particulier deux magasins et à définir des sous-ensembles dans d’autres qui sont « consultables à la réserve » : ce statut concerne aujourd’hui 84 450 exemplaires.

Les fonds patrimoniaux de la BULAC rassemblent donc ce qui a constitué initialement non seulement la Bibliothèque des Langues orientales, installée rue de Lille en 1873, alors riche de 3 206 ouvrages, auxquels ont été intégrés la même année ceux de l’ancienne Bibliothèque royale de l’École des Jeunes de Langue 4

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Le récolement du 1er mai 1875, sous la forme d’un Catalogue de la Bibliothèque de l’École Royale des Jeunes de Langues de Paris, est consultable en ligne dans la Bibliothèque numérique aréale (BiNA) sous le lien suivant : http://www.bulac.fr/media/14421

fondée sous Colbert, qui comptait 425 volumes. S’y ajoutent ensuite des dons et dépôts successifs dont le don initial et fameux par son importance de l’helléniste Brunet de Presle, de 1 600 ouvrages en 1875. L’arrêté de 1872, qui institue des échanges avec de nombreux pays dont l’Inde, la Chine, le Japon, la Thaïlande, le Tibet et la Russie, porte ses fruits rapidement, puisqu’en 1898 la bibliothèque compte déjà 50 000 volumes au total. Dans les décennies qui suivent, la création de nouvelles chaires pour les langues slaves et finno-ougriennes ainsi que des dons, legs et achats permettent de constituer des noyaux de fonds anciens remarquables en coréen, japonais, russe, slovène, ukrainien, tamoul et arménien, entre autres. Les fonds principaux restent historiquement et par leur quantité l’arabe, le turc, le persan – pour ce dernier, notons enfin les fonds déposés par l’Institut d’études iraniennes en 2011. Ce à quoi il faut ajouter une trentaine de fonds d’archives de nature diverse en cours de traitement, ainsi que des estampes, des cartes et des manuscrits sur divers supports.

« Patrimonialisation » : quid est ?

Comme nous le voyons, la question du patrimoine ne sortait pas de nulle part, et les conditions étaient réunies pour que la BULAC y réponde.

Dix ans après son ouverture en 2011, c’est sous des couleurs nouvelles que cette problématique est apparue. La publication du guide Gérer le patrimoine en bibliothèque conjointement à la révision du Code du patrimoine, avec l’audit de l’Agent comptable au printemps 2022, ont rappelé l’exigence de l’estimation financière des collections. Concernant ce second volet, rappelons les recommandations de l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGÉSR) et de l’Inspection des finances, demandant d’estimer la valeur financière des objets patrimoniaux dans un contexte d’inventaire systématique du patrimoine mobilier de l’État et de protection des biens culturels en cas de sinistre.

La conjugaison de ces deux facteurs, juridiques et comptables, a entraîné la requalification du pôle Conservation, renommé en septembre 2021 « Conservation et patrimoine ».

En effet, le nouveau Code du patrimoine spécifie : « Sont des documents patrimoniaux (…) les biens conservés par les bibliothèques (…) qui présentent un intérêt public du point de vue de l’histoire, de l’art, de l’archéologie, de la science ou de la technique, notamment les exemplaires identifiés de chacun des documents dont le dépôt est prescrit aux fins de constitution d’une mémoire nationale par l’article L. 131-2 du présent code et les documents anciens, rares ou précieux. » 5

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Voir le Code du patrimoine, Livre III « Bibliothèques », article R311-1. En ligne : https://www.legifrance.gouv.fr/codes/texte_lc/LEGITEXT000006074236

Au titre de la protection des biens culturels, ces documents anciens rares et précieux sont donc inclus dans le domaine public mobilier et deviennent de facto « trésor national ». Leur caractère inaliénable et imprescriptible, sauf de personne publique à personne publique, est souligné. Chaque bibliothèque devant produire une liste explicite des documents concernés, elle a, par déduction, le pouvoir de porter sur cette liste certains exemplaires qu’elle juge nécessaire de protéger, et de ce fait, elle les patrimonialise.

D’où le concept imprononçable de patrimonialisation, auquel on serait en droit de préférer celui de réservation – ou versement à la Réserve – si ce dernier ne prêtait à confusion avec l’acte de mettre de côté des documents en vue de leur communication. Mais l’idée centrale est là : constituer noir sur blanc une liste des documents inaliénables, imprimés, manuscrits, cartes, estampes, photographies, archives, etc.

La bibliothèque qui se prêtera à ce jeu se contraint dès lors à ne jamais pouvoir s’en séparer, et doit peser mûrement son choix, puisqu’il s’agit ensuite de consentir aux coûts cumulés d’une conservation sans fin, en plus du catalogage et de la communication dans des conditions spécifiques.

À la lecture de ces dispositions réglementaires, la BULAC avait le choix : elle pouvait remettre à plus tard ce qui, pour le moment, ne semblait que du ressort des bibliothèques territoriales, celles-ci faisant en effet l’objet du nouveau Code du patrimoine. La déclinaison de ce dernier pour les bibliothèques de l’Enseignement Supérieur étant en cours de rédaction par le ministère 6

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Notons qu’un groupe de travail ADBU/BiblioPat vient d’être lancé en décembre 2024, avec pour objectif de décliner ce guide pour les BU, et de fournir au ministère un tel outil pour l’automne 2025.

, on aurait été en droit de l’attendre avant de jeter les bases d’un tel travail. Toutefois, il a été jugé utile de ne pas remettre au lendemain ce qui pouvait être fait le jour même, et d’adapter à l’établissement les principes énoncés dans la révision du Code qui mentionnait déjà les BU. La mission d’instruire la patrimonialisation a été confiée au pôle Conservation et patrimoine, et les interlocuteurs naturels de pareille question étant les chercheurs eux-mêmes, c’est au Conseil scientifique de la BULAC qu’il revenait de se prononcer : une note d’orientation a été soumise en ce sens à son approbation en mai 2022 7
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Voir le compte rendu de la séance du 31 mai 2022. En ligne : https://www.bulac.fr/document/cr-cs-2022-05-31

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Problématiques actuelles

La BULAC aurait pu considérer que la Réserve actuelle et ce qui y est entré en fonction des sélections progressives effectuées parmi les collections générales étaient de facto patrimonialisés, et que cela suffirait. Ou opter pour une vision maximaliste : considérer que l’ensemble des collections de la BULAC pouvait être qualifié ainsi, du fait de la rareté d’une grande partie d’entre elles sur le territoire français, mais en s’exposant à la difficulté de ne plus pouvoir désherber les publications relativement courantes.

Une voie moyenne a été choisie, qui consiste à s’appuyer sur le chantier Réserve et à poursuivre son enrichissement tout en identifiant, au gré des rétroconversions en langues rares, à l’occasion des projets de recherche ou des chantiers de numérisation, les corpus ou les trésors patrimoniaux candidats à ce statut. Cela demande de mettre en œuvre une politique « maison » en incluant tous les pôles, toutes les langues, mais en orchestrant aussi ces chantiers en fonction des moyens humains disponibles et entre les diverses compétences à tous les niveaux.

Il faut donc veiller à se doter d’une politique à plusieurs vitesses, en se persuadant qu’une BU doit vivre la patrimonialisation comme un processus permanent et non comme un dossier à clore du jour au lendemain. On peut présenter ce processus comme allant du plus simple et fondamental (sauvegarde matérielle) au plus complexe et facultatif.

En premier lieu, bâtir un plan de sauvegarde des biens culturels (PSBC, selon la taxonomie requalifiant le bon vieux « plan d’urgence ») rentre dans le périmètre de la patrimonialisation et prend plusieurs années. En effet, identifier les documents ou objets les plus précieux, « trésors » nécessairement peu nombreux et garantis du vol par des mesures particulières, est rendu, dans le cas de la BULAC, plus ardu encore du fait des compétences linguistiques et bibliophiliques à réunir. Ces « trésors » devront faire l’objet d’une consigne d’évacuation claire et éprouvée en cas de sinistre : emplacement, quantité, moyens concrets de manipulation et de protection, itinéraire d’extraction. Le PSBC ne peut pas être seulement une fiche mise à jour. Pour le faire vivre, il faut impliquer tous les acteurs, les services des bâtiments et la sécurité, ainsi que les éventuels partenaires extérieurs (voisinage immédiat de la BnF, par exemple). Des rendez-vous réguliers avec les pompiers sont impératifs. On peut également s’appuyer, comme le montre l’initiative de la Réserve de la Sorbonne sur la montagne Sainte-Geneviève, sur l’expérience des établissements culturels voisins. Les agents du pôle Conservation et patrimoine, particulièrement sensibilisés à ces questions, forment les équipes de la BULAC tout au long de l’année lors d’ateliers pratiques. Enfin, dans le domaine de la sécurisation des collections, il faut noter que les vols – et la BULAC a fait les frais d’une intrusion nocturne qui a fait couler de l’encre dans le cadre du vol systématique en Europe des Pouchkine notamment – au même titre que les « manque en place » les plus remarquables déjà identifiés depuis un demi-siècle peuvent faire l’objet d’une identification internationale grâce au Missing Books Register mis en place par l’International League of Antiquarian Booksellers (ILAB). Cette base de données permet aux salles de vente et aux libraires d’anciens de déterminer rapidement si le document provient d’une bibliothèque qui en a signalé la disparition. On aura tout intérêt à compléter le dispositif par une information claire à destination des personnels, via l’intranet par exemple, sur le protocole de dépôt de plainte 8

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À consulter, le document sur les vols et la procédure de restitution mis en ligne par l’Enssib en 2010. En ligne : https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/48935-securite-des-biens-culturels.pdf

que doit suivre un établissement lorsqu’un vol de document est constaté dans les collections.

En second lieu vient le problème général de l’identification du patrimoine : mais dans un monde idéal, ce problème devrait être traité préalablement à la sauvegarde matérielle, de façon à clarifier le périmètre à protéger. Chacun reconnaîtra aisément qu’il n’en va jamais ainsi. D’abord pour les imprimés : chantiers de catalogage de fonds anciens ayant échappé à la rétroconversion (en hébreu, par exemple, chantier en cours), récolements, réorientations vers la Réserve (2 400 documents en 2023). Ensuite pour les manuscrits : identification des langues concernées, catalogage par l’expert idoine (le versement des notices Calames dans le système intégré de gestion de bibliothèque [SIGB] Koha en 2024 facilitera dorénavant le suivi statistique des consultations). Sans compter la définition, aire par aire (géolinguistique), des critères de rareté et d’ancienneté 9

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Un chapitre entier devrait être consacré à la notion de date-butoir pour définir l’ancienneté des collections dans chaque établissement de l’enseignement supérieur : 1811, 1830 ou 1850, dans certains établissements on parle déjà de 1914, ou même de 1945… Pour ce qui est de la BULAC, dans l’état actuel des réflexions, il a été décidé par mesure de simplification que l’ensemble des imprimés publiés en Europe avant 1851 ou hors d’Europe avant 1921 – et avant 1928 pour le domaine turc, seule exception, se référant à la « révolution des signes » par Atatürk – sont consultables à la Réserve ; les imprimés compris entre 1851 et 1969 sont consultables sur place ; quant aux imprimés postérieurs à 1970, ils sont empruntables à domicile.

, en tenant compte de l’apparition de l’imprimé dans chaque zone et de l’histoire du livre et de sa réception, en particulier en contexte de guerre et de destruction des bibliothèques. Enfin, pour les archives, qui constituent un sujet en soi : décider de celles qui ont un intérêt patrimonial, décider de la captation systématique ou sélective d’archives d’enseignants-chercheurs de l’Inalco et de l’articulation avec les archives (distinctes et ayant leur propre politique) de cet établissement, les signaler dans l’outil adéquat, au besoin en se contentant dans un premier temps d’un inventaire sommaire qui attire les chercheurs dont le but ne sera pas seulement d’exploiter le filon mais de mettre à disposition de la communauté scientifique un classement plus détaillé. C’est dans ce but que la cartographie des collections signalées dans le Catalogue collectif de France (CCFr), dans le cadre du projet Collections d’excellence pour la recherche (CollEx), pourrait constituer un catalogue d’appels à chercheurs sur le plan national : en attirant l’attention sur les « fonds dormants », l’outil n’est pas seulement bibliographique mais opérationnel. Sachant qu’un même fonds pourra faire l’objet de plusieurs chantiers successifs, de conditionnement et de classement, puis de reprise si nécessaire, car il n’est pas toujours donné de pouvoir conduire de bout en bout toutes ces opérations de façon parfaitement satisfaisante. À titre d’exemple, citons le fonds Henry Viollet, comprenant des carnets de voyage, photographies et notes archéologiques sur le patrimoine bâti islamique, catalogué et numérisé dans la Bibliothèque numérique aréale de la BULAC (BiNA), ou le fonds Charles et Vincent Monteil, classé de façon à identifier l’éventuelle correspondance entre Vincent Monteil et Louis Massignon, ce qui a été l’occasion de découvrir une autre correspondance, entre Charles Monteil et le poète Francis Jammes. La politique de l’archive constitue bien un élément à part de la patrimonialisation du fait de la spécificité des fonds concernés, de la lourdeur des moyens à mettre en œuvre pour leur conditionnement, leur reclassement éventuel et leur catalogage, et du fait du retentissement particulier de tel ou tel fonds sur l’actualité de la recherche.

Pour ainsi dire en bout de chaîne, on trouve la valorisation du patrimoine : mais ne nous y trompons pas, c’est parfois un levier puissant qui détermine tout le circuit, déclenche des chantiers de conditionnement matériel, décide du signalement, exhaustif ou non. On ne saurait donc minorer l’aspect décisif des partenariats : appels à projets, expositions poussant à connaître en profondeur quelques exemplaires rares et à en établir un constat d’état détaillé, ou simples articles dans les Carnets de la recherche qui, en décrivant tel ou tel fonds, vont permettre d’en discerner les caractéristiques et donner à l’établissement qui les conserve une meilleure vue d’ensemble des actions adaptées.

On peut discuter de la pertinence d’inclure ou non la numérisation interne dans la patrimonialisation. Cela peut sembler tout naturel : manipuler le document, être garant du constat d’état comme du contrôle qualité relève des compétences de la conservation, de même qu’être force de proposition pour tel ou tel corpus à traiter. Toutefois, on peut se demander, avec le recul des années et la connaissance désormais plus fine des retombées écologiques du stockage numérique à grande échelle, de l’empreinte carbone de la numérisation (qui ne relève plus du tabou institutionnel), si ce geste participe réellement d’un développement durable ou s’il ne fournit pas trop souvent un prétexte en apparence légitime à la fonte des lignes budgétaires imparties à la conservation réelle qui, elle, se préoccupe d’objets tangibles, s’inscrit dans le temps long et continue de privilégier le contact physique entre le lecteur et le livre.

Enfin, la synthèse de tous ces éléments doit figurer non seulement dans un plan sur plusieurs années dont un tableau de bord interne peut détailler les priorités et le périmètre, mais surtout dans une Charte de la conservation. Actuellement en cours de rédaction, elle énonce les principes retenus par l’établissement, ses partis pris éventuels – renoncer ou non à la restauration de documents anciens, publier un contrat de prêt pour les expositions nécessitant un accord avec des établissements extérieurs, se doter d’un budget de préemption en salles de vente ou non, décrire et valoriser l’effort entrepris en direction de la consolidation des collections du libre accès et de la conservation des documents entrants, et pas seulement en direction des fonds anciens –, sa politique enfin, pour qu’elle soit lisible par tous, lecteurs y compris et partagée par les équipes de l’établissement. La patrimonialisation consiste à sensibiliser les équipes aux bons gestes, aux pratiques de sécurisation des biens culturels, au goût de l’investigation bibliographique pour relater l’histoire d’un livre ancien et le cataloguer correctement, au désir d’en valoriser le contenu, à la faculté d’aller chercher l’information dans le réseau des professionnels confrontés à des documents du même type. D’ailleurs, une étude sur les publics de la Réserve et les types de documents consultés, ainsi qu’une enquête sur leurs besoins, restent à mener pour ajuster parfaitement l’offre de la BULAC dans ce domaine.

Une bibliothèque aussi particulière que la BULAC pourrait couronner sa patrimonialisation par une exposition, physique ou virtuelle, pourquoi pas les deux, qui rendrait compte des histoires singulières de l’avènement de l’imprimerie dans le monde entier, dans ses trois cents langues… Vaste programme ! Une histoire universelle des supports écrits à travers le monde reste à écrire, qui fournirait l’occasion d’ouvrir les esprits aux langues, aux civilisations, aux mœurs des pays lointains, comme des méconnus les plus proches. La participation de la BULAC aux Journées du patrimoine, sous cet angle des manuscrits et de l’imprimé, pourrait marquer d’une pierre blanche cette multiplicité de chantiers. Œuvre à laquelle ne suffirait pas une vie… mais à laquelle pourront participer les conservateurs successifs de cette Babel borgésienne.