Pratiques culturelles et bibliothèques en temps de confinement

Quels changements dans les pratiques des usagers ?

Mylène Costes

L’article ici présenté est la synthèse d’une enquête conduite autour des pratiques culturelles et des bibliothèques en temps de confinement d’avril à juin 2021. Elle a été dirigée par l’axe « Patrimoines et médiations » du laboratoire LERASS en collaboration avec le réseau des médiathèques de Toulouse (Direction de la lecture publique) et la Direction du numérique de la mairie de Toulouse.

L’objectif premier de cette enquête est de mesurer l’impact des confinements sur les pratiques culturelles (lecture, musique, cinéma) des usagers des bibliothèques dans la ville de Toulouse. Nous nous interrogions sur les possibles changements induits dans les habitudes, le comportement de lecteur (temporalité, modes de lecture, type de lecture, etc.). En filigrane, il s’est aussi agi de voir si la pratique culturelle a été ou non mobilisée pour faire face aux tensions suscitées par les périodes de confinement.

Le deuxième objectif est de rendre compte des changements de l’usager dans son rapport à la structure documentaire en période de confinement en répondant, entre autres, à divers questionnements que tant les chercheurs que les bibliothécaires peuvent se poser : comment le confinement a impacté la relation de l’usager à sa bibliothèque ? A-t-il pris connaissance des dispositifs déployés par la structure ? S’en est-il saisi ?

Sur le plan méthodologique, nous avons opté pour une approche complémentaire alliant le quantitatif et le qualitatif. L’enquête comporte deux volets. Le premier volet, quantitatif, a été réalisé par le biais d’un questionnaire en ligne diffusé du 5 au 31 mai 2021. Il a été construit autour de cinq axes : les sources de prescription pendant et hors confinement, l’approvisionnement en documents pendant et hors confinement, le rapport à la bibliothèque en temps de confinement, la mesure de l’évolution de trois pratiques culturelles : lecture, musique, cinéma. Pour des raisons de faisabilité de l’enquête, il n’était pas possible d’aborder l’intégralité des pratiques culturelles. La sélection de ces trois thématiques s’est faite en concertation avec les bibliothécaires.

Les modalités de diffusion du questionnaire ont été diverses afin d’en optimiser le taux de réponse : lien sur la page d’accueil du site web du réseau toulousain, diffusion et rappel via la newsletter et création d’un post Facebook spécifique.

L’échantillon de répondants s’élève à 1 329. La Direction du numérique a effectué une analyse sous forme de tris à plats non commentés ayant servi de point de départ à l’exploitation des résultats. Les compléments d'analyse ainsi que les analyses qualitatives relatives au traitement des questions ouvertes ont été réalisés par le LERASS.

Le volet qualitatif a été complété par des entretiens semi-directifs réalisés par une étudiante de licence 3 Documentation du département Documentation, archives, médiathèque et éditions (DDAME) de l’université Toulouse 2 Jean-Jaurès. Il s’est déroulé sur tout le mois de juin 2021 dans différentes structures du réseau des médiathèques de Toulouse. Vingt et un entretiens semi-directifs ont été réalisés permettant l’amélioration de la compréhension des pratiques indiquées dans la phase quantitative. Ils ont fait l’objet d’une analyse de discours. Des extraits de verbatim sont mobilisés au cours de l’article afin d’appuyer de manière plus concrète les différents points d’analyse.

Le profil des répondants est principalement celui d’usager inscrit du réseau des bibliothèques de Toulouse. On note une surreprésentation des forts lecteurs puisque plus de 57 % des répondants déclarent lire plus de 20 ouvrages par an hors cadre professionnel. Les moyens lecteurs sont également bien représentés (plus de 37 %). Les femmes ont été plus impliquées que les hommes dans les réponses à l’enquête en ligne, presque 3 répondants sur 4.

La variable âge est intéressante à analyser puisque l’on peut constater une courbe progressive liée à la classe d’âge, l’écart entre les deux extrêmes étant très significatif. Plus du tiers des répondants est à la retraite (plus de 65 ans) tandis que les plus jeunes (18-25 ans) constituent la tranche d’âge la moins représentée de cette étude avec à peine plus de 2 %.

Les classes sociales supérieures sont surreprésentées et comptabilisent quasiment la moitié des réponses. S’ensuit les professions intermédiaires et emplois qualifiés. Les personnes diplômées de l’enseignement supérieur sont également surreprésentées (plus de 83 %).

Si l’on dresse le profil type du répondant à cette étude, il s’agit d’une femme, appartenant à la catégorie des gros lecteurs, retraitée, ayant occupé une profession de cadre ou une profession intellectuelle supérieure et qui est diplômée de l’enseignement supérieur.

Des prescriptions qui évoluent peu mais restent très liées au profil des usagers

En matière lectorale, l’entourage reste le premier prescripteur

Les sources de prescription concernant la lecture sont très liées au profil des usagers. La prescription première pour la majorité des répondants reste celle de la famille et les amis, particulièrement significative dans la catégorie des moyens lecteurs, tandis que pour les gros lecteurs, c’est davantage la presse spécialisée et dans une moindre mesure les clubs de lecture. Les réseaux sociaux et l’entourage professionnel semblent être plus mobilisés par les faibles lecteurs.

Les personnes les moins diplômées auront plus tendance à se tourner vers les bibliothécaires pour leurs choix de lecture alors que ceux ayant atteint le niveau bac s’en remettront davantage aux émissions télévisées.

Les périodes de confinement n’ont pas modifié les sources premières de prescription qui restent par ordre d’importance : l’entourage proche (famille et amis), les émissions de radio, la presse spécialisée. C’est le rôle des libraires dans ces recommandations qui a été le plus impacté (négativement) par ces périodes et dans une moindre mesure celui des bibliothécaires, autrement dit les professionnels du livre.

Autre caractéristique, les réseaux sociaux ont joué un rôle prescripteur plus important durant la période de confinement que durant la période hors confinement, remontant de la 8e à la 6e place. La réutilisation de certaines sources postconfinement n’apparaît pas comme un élément significatif. On constate en revanche que les répondants ont eux-mêmes été en position de prescription auprès de proches dans presque 8 cas sur 10, ce qui conforte le constat précédent selon lequel le rôle de l’entourage dans la prescription est essentiel pour les pratiques culturelles et plus particulièrement la lecture. Les usagers ont tendance à faire davantage de recommandations à leur entourage amical.

La radio, première source d’influence pour l’écoute de musique

Le rôle de l’entourage est moins prédominant en ce qui concerne les pratiques d’écoute musicale, où les émissions de radio viennent en tête des réponses, surtout chez les 55 ans et plus. Les trois sources majeures de recommandations, à savoir les émissions de radio, la famille et les amis, les recommandations automatiques sur les sites d’écoute musicale, sont identiques et n’évoluent pas de manière sensible entre périodes de confinement et période hors confinement. Les deux dernières sources sont privilégiées par les 25-40 ans.

La pratique d’écoute musicale nécessitant la connexion à un appareil peut expliquer l’importance de cette troisième source (près de 25 % des cas) qui est surtout plébiscitée par les personnes très diplômées (Bac +5 et plus). Dans cette catégorie, les bibliothécaires ne sont que faiblement sollicités (autour de 2 % quelle que soit la période). La prescription faite par les usagers eux-mêmes en matière musicale est bien plus faible que pour la pratique de la lecture mais reste toutefois significative (plus d’une personne sur deux). On peut considérer que la musique est vécue comme une pratique culturelle plus intime, moins sujette à être partagée que la lecture ou le cinéma.

Le programme TV : un prescripteur important de films en temps de confinement

En matière de film, à l’instar de la lecture, la famille et les amis restent la source première de prescription. Toutefois, l’entourage est surtout plébiscité par les tranches d’âge les plus jeunes (moins de 40 ans). Il s’agit de la pratique culturelle pour laquelle les périodes de confinement ont bousculé significativement les sources. Ainsi, en temps normal les émissions de radio et la presse spécialisée occupent respectivement les deuxième et troisième places alors qu’en période de confinement les programmes TV se hissent comme deuxième source sans que cela soit très marquant sur le plan quantitatif (progression qui s’est faite au détriment des autres sources).

La presse spécialisée est davantage prescriptrice pour la catégorie des forts lecteurs ainsi que pour les plus de 65 ans. Ces derniers se réfèrent également davantage aux recommandations des programmes et émissions TV. Les émissions de radio ont plus d’impact sur les 55 ans et plus.

La prescription de films via les réseaux sociaux affecte les tranches d’âge les plus jeunes, les moins diplômés ainsi que les faibles lecteurs. Les usagers sont eux-mêmes prescripteurs en matière de films (7 cas sur 10), davantage que pour la musique.

L’accessibilité aux pratiques culturelles

Pour la lecture, de nouveaux canaux d’approvisionnement en lien avec la sociabilité littéraire

En temps normal, les forts lecteurs privilégient l’approvisionnement en bibliothèque alors que la catégorie des faibles lecteurs s’oriente plus facilement sur les sites de vente en ligne ou dans les grandes surfaces spécialisées et, dans une moindre mesure, les grandes surfaces alimentaires. L’approvisionnement en librairie est surtout le fait de personnes hautement diplômées et/ou occupant un poste de cadre ou une profession intellectuelle supérieure.

Les périodes de confinement successives ont eu un impact significatif sur les modalités d’accès à la lecture. Bien que l’emprunt en bibliothèque soit resté la modalité privilégiée par les usagers, il a bien évidemment baissé lors des confinements. L’achat en librairie physique, pratiqué par près de 6 répondants sur 10 a été impacté, avec deux fois moins d’achats sur les périodes de confinement.

Ces baisses ont bénéficié à d’autres canaux d’approvisionnement comme le prêt dans le cercle familial ou amical, favorisant par là même la sociabilité littéraire. Les personnes âgées ainsi que les femmes y ont nettement plus recours que les autres catégories. De même, l’achat en librairie en ligne a plus que doublé pendant ces périodes, essentiellement pour le public des faibles lecteurs. Les hommes ainsi que les jeunes adultes (25-40 ans) ont tendance à se tourner davantage vers l’achat de livres d’occasion.

Autre accès à la lecture, celle permise par le développement des boîtes à livres. Ces dernières sont surtout plébiscitées par les personnes faiblement diplômées, le plus souvent employées ou en recherche d’emploi. Le caractère gratuit de ce dispositif semble donc répondre aux besoins d’une partie de la population pour qui l’achat pourrait s’avérer trop onéreux. Il est aussi utilisé sur des temporalités différentes, notamment sur les lieux de vacances. Dans ce cadre, la boîte à livres est mobilisée pour découvrir ou redécouvrir des classiques ou encore des livres que l’usager n’aurait pas nécessairement fait la démarche d’emprunter à la bibliothèque.

Pour la musique, Internet reste le média privilégié

Concernant les pratiques de musique, les deux sources majeures sont restées les mêmes pendant les périodes normales et celles de confinement. Les usagers s’orientent majoritairement vers l’écoute gratuite en ligne sur YouTube, valeur qui a bien augmenté pendant les confinements. En deuxième source, on retrouve l’accès payant à la musique via la souscription d’un abonnement à un site de musique en ligne de type Deezer ou Spotify, surtout privilégié par les moyens lecteurs et les usagers les plus diplômés. L’achat de CD ou de vinyles reste très marqué par les classes d’âge supérieures.

Les confinements ont également favorisé le déploiement de la sociabilité musicale en augmentant le recours aux prêts dans le cercle familial ou amical, hausse qui s’est faite au détriment des concerts rendus impossible en raison des conditions sanitaires. Les personnes âgées ont tendance à y avoir davantage recours. L’emprunt en bibliothèque a aussi fortement diminué sur ces périodes passant de 30 à 18 %.

Pour les films : accès payant et streaming en nette augmentation

C’est sur la pratique de visionnage de films que l’impact des confinements a été le plus significatif. Les modalités d’accès habituelles ont été complètement chamboulées, contraignant les usagers à se tourner vers d’autres sources.

En temps normal, le cinéma arrive en première position (71 %) suivi par l’emprunt en bibliothèque qui est conséquent puisqu’il concerne plus de 4 répondants sur 10. Suit l’abonnement à une plateforme de vidéos telles que Netflix, OCS ou Amazon. La pratique du streaming, en quatrième position, est pratiquée par presque 1 usager sur 4. Ces deux dernières catégories attirent surtout les moyens lecteurs, le streaming plus spécifiquement les faibles lecteurs et les personnes en recherche d’emploi. Les gros lecteurs, même s’il s’agit de cinéma, ont tendance à s’approvisionner à la bibliothèque. On peut penser que ce résultat est à mettre en lien avec, de la part de ce public, une meilleure connaissance des fonds proposés.

Les confinements auront permis un fort développement du streaming qui, avec une hausse de 10 %, occupe la deuxième position des pratiques. Mais le dispositif qui a obtenu le plus de succès reste l’accès payant par abonnement à une plateforme dans pratiquement 1 cas sur 2. L’emprunt en bibliothèque, malgré une baisse, a su se maintenir de manière significative.

La pratique du prêt de films dans le cercle des proches a davantage tendance à être mobilisée par les personnes les plus faiblement diplômées, contrairement à ce qui se passe pour la lecture ou la musique.

Des pratiques qui ont peu évolué sur les périodes de confinement mais qui se sont diversifiées

Les périodes de confinements n’ont pas vraiment eu d’impact sur la typologie des documents lus. Les quatre premières catégories sont restées les mêmes : les romans, policier ou d’espionnage, la littérature classique française ou étrangère, la bande dessinée. 1 usager sur 2 considère avoir davantage lu.

Périodes de confinement : un rapport à la lecture perturbé

Les usagers eux-mêmes déclarent que les périodes de confinement n’ont pas vraiment diversifié leurs pratiques de lecture. Seuls 20 % d’entre eux notent une évolution des thématiques. Toutefois, il est intéressant de relever que les nouveaux thèmes abordés ont perduré dans les pratiques après les confinements. Les romans, les ouvrages politiques, de développement personnel ou encore ceux sur l’écologie ont su attirer de nouveaux lecteurs : « J’ai commencé à lire sur le réchauffement climatique, les moyens de lutter contre le dérèglement climatique, les inégalités, les injustices sociales. »

Plus globalement, deux tendances se dégagent de cette étude, notamment concernant le premier confinement. On trouve d’un côté les personnes qui ont souhaité mieux comprendre les enjeux de la pandémie et ont fait des lectures spécialisées en lien avec la santé, les virus : « j’ai lu des œuvres autour de la Covid et des impacts (inflexions, accélérations, fractures) » ; « la lecture de livres écrits par des philosophes et sociologues sur le Covid m’a permis d’avoir une vision plus large sur la situation ». De l’autre côté (majoritaire), on retrouve celles et ceux qui ont abordé la lecture comme un moment d’évasion pour s’extraire de la lourdeur du quotidien : « j’ai eu des lectures qui ne demandent pas d’effort étant plutôt déprimée par le confinement » ; « je me suis tournée vers des lectures plus légères en période de frustration d’être enfermée ». De même, certains sujets considérés comme « difficiles » ont été mis de côté : « il y a des livres où il y avait trop de dramatique, que j’ai arrêté de lire. Que j’ai posé, j’ai entamé, bon je n’ai pas d’exemple en tête mais je n’avais pas forcément envie de les lire » ; « moins de sujets anxiogènes ».

Il y a aussi les usagers qui n’ont pas modifié leurs pratiques de lecture à la hausse car ils ont rencontré des difficultés de concentration notamment lors du premier confinement. D’autres ont clairement baissé le rythme de lecture au cours du premier confinement : « au début du premier confinement ça nous est tombé un peu dessus et on va dire que mentalement c’était dur de lire » ; « avec le premier confinement j’ai été stoppé dans mes élans de lecture. En revanche, le deuxième et le troisième confinement j’avais repris mes habitudes de lire ».

La lecture, un accompagnement pour mieux vivre les confinements

La lecture a permis à bon nombre d’usagers de mieux traverser les périodes de confinement. Elle s’est révélée comme une alternative à l’absence imposée de relations sociales. Elle est fréquemment évoquée comme un espace d’évasion permettant de s’éloigner du contexte sanitaire et des restrictions qui y sont liées. La lecture fait office de valeur refuge, d’échappatoire : « J’avais besoin de magie dans la fiction (livres, séries, films, jeux vidéo), de me plonger dans des univers éloignés du nôtre car il me déprime trop. Les livres et autres œuvres de fictions m’ont apporté du réconfort, une issue de secours. »

Enfin, le facteur bien-être en lien avec la lecture est également significatif puisque 67 % des répondants déclarent que leurs lectures les ont aidés à mieux vivre les périodes de confinement : « Pour moi ça a été un défouloir clairement. Même tout le temps en fait c’est quelque chose qui me permet de penser à autre chose, enfin j’en ai besoin au quotidien. La lecture c’est vraiment pour me sortir du quotidien. »

Le confinement a été vécu plus difficilement par les citadins vivant seuls. Les personnes vivant en secteur rural l’ont globalement mieux, voire, bien vécu : « Dans ma campagne j’ai très bien vécu les confinements et mes lectures n’y ont rien changé. » Les usagers avec des enfants en bas âge n’ont eu que peu de temps pour eux donc peu de temps à consacrer à la lecture : « Je n’ai eu aucun temps pour moi durant ces périodes. » Ainsi, la pratique de lecture aurait eu tendance à baisser pour les actifs avec enfants à charge, notamment pendant la première période de confinement.

Peu d’usagers attirés par la lecture numérique

La lecture sur support numérique, contrairement à l’une de nos hypothèses de départ, ne concerne qu’une faible proportion de nos enquêtés (26 %). Nous avons essayé de comprendre si les confinements avaient eu un impact plus spécifiquement sur cette pratique. Il en ressort que ces périodes ont favorisé la hausse du temps de lecture numérique en comparaison au temps de lecture global. Pour autant, le développement de la pratique n’a perduré que pour 4 répondants sur 10 concernés. La tablette et l’ordinateur portable ont été les supports les plus utilisés, suivis de près par la liseuse. Loin derrière se trouve le smartphone, qui en temps normal est le dispositif le plus utilisé selon la dernière enquête IPSOS (2021).

L’accroissement de la pratique de lecture numérique en temps de confinement s’est fait au profit de la lecture en ligne de la presse (62 %), générant un rapport à la lecture plus fragmenté : « En numérique ça va être surtout soit des extraits, soit des articles, mais pas des livres en entier. » Dans une moindre mesure, cette hausse a profité à l’achat d’ouvrages numériques (23 %). Il n’existe pas de corrélation significative entre la pratique de lecture numérique et le profil des usagers. Ce ne sont pas nécessairement les personnes âgées qui en sont le plus éloignées, même si le facteur générationnel est à prendre en compte : « Moi je suis de l’ancienne génération. Je me sers d’Internet bien sûr si j’ai besoin de faire une recherche mais pas pour de la documentation. Je préfère prendre un livre, venir chercher le livre, plutôt que de le regarder sur un support numérique. »

Le facteur âge est pondéré par les plus jeunes qui, au contraire, estiment passer déjà trop de temps devant les écrans : « J’ai beaucoup de mal. J’ai tellement d’écrans que, les écrans ça va. J’aime bien mon livre en fait. J’aime bien avoir mon livre dans la main. Et puis non je n’apprécie pas spécialement le numérique, moi j’aime bien le fait de tourner les pages. »

Un rapport au document physique qui reste important dans les pratiques des usagers

L’importance du rapport tactile aux documents est revenue de manière récurrente dans l’enquête et ce, quels que soient l’âge ou la catégorie socioprofessionnelle d’appartenance de l’usager : « J’aime le papier, c’est comme les disques et tout ça. Je veux l’objet en fait. »

Le rapport au toucher est souvent évoqué avec émotion quel que soit le type de document : « j’aime bien avoir la pochette, le disque à l’intérieur, l’image, plutôt que d’avoir une clé plus neutre » ; « je lis sur papier et sur numérique. Le papier c’est tellement… c’est ancien mais ça reste quand même magique lorsque l’on lit sur papier. Voilà, je n’ai pas les mots pour le dire mais c’est différent du numérique ».

Peu d’évolutions pour l’écoute musicale et le visionnage de films

Concernant la musique, les pratiques déclarées en temps normal se concentrent autour de trois catégories phares : le rock et les variétés internationales apparentées qui arrivent légèrement en tête, puis la chanson francophone et la musique classique dont les chiffres se suivent avec un faible écart. En temps de confinement, c’est la musique classique qui attire davantage mais sans que l’écart avec les autres styles musicaux soit très manifeste.

Concernant les films, les variations sont sensibles également mais pas très conséquentes. La comédie reste en tête des genres favoris (65 %) pendant les périodes de confinement comme hors confinement, suivie du drame (55 %) et du policier (50 %). Les confinements ont renforcé l’attrait pour la comédie (en hausse de 2 %) et pour les documentaires.

La bibliothèque et les usagers en temps de confinement

Une majorité d’usagers est restée en contact avec la bibliothèque pendant les périodes de confinement (plus de 7 sur 10). L’emprunt sur place est le service qui a le plus manqué aux usagers (pour 83 % d’entre eux), suivi de la consultation physique des fonds (40 %). Ce résultat rend compte de l’importance des activités dans l’espace physique de la bibliothèque pour l’accès à la culture. Il se voit renforcé par l’importance accordée par les usagers aux animations qui ont manqué à plus de 20 % des enquêtés. Enfin, la présence et l’accompagnement proposés par les professionnels des bibliothèques ne sont pas en reste puisqu’ils sont évoqués parmi les services ayant le plus manqué (28 %).

Pour pallier ces manques, les usagers se sont saisis de divers outils mis à leur disposition afin de maintenir un lien avec la bibliothèque. La newsletter, lue par plus de 75 % des répondants, apparaît à ce titre essentielle. Le site web a lui aussi connu un certain succès puisque les usagers s’en sont saisis, prioritairement pour consulter le catalogue mais aussi les ressources en ligne, l’agenda ou encore les conseils de lecture : « Le site de la bibliothèque j’y vais pour voir les documents que j’ai pris, éventuellement pour les renouveler, éventuellement pour regarder les horaires et éventuellement des fois pour rechercher un document en particulier. »

Les réseaux sociaux n’ont pas eu le même succès puisque moins de 7 % des usagers y ont eu recours. Certains usagers n’en ont même pas connaissance. Twitter semble peu exploité, la page Facebook l’est beaucoup plus. On vient surtout y chercher des informations pratiques mais pas nécessairement de l’interaction. De même, l’usage occupationnel ou ludique du réseau social de la bibliothèque n’est pas du tout significatif. Ce manque d’attrait ne semble pas lié à la nature des réseaux sociaux utilisés par la bibliothèque mais plutôt au fait que les usagers interrogés ne se montrent pas en attente d’une présence plus forte de la bibliothèque sur les réseaux sociaux.

Le service de drive, quant à lui, s’est vu mobilisé par près de 4 personnes sur 10. On peut donc considérer qu’il s’agit d’un dispositif qui a plutôt bien fonctionné.

Cependant, l’utilisation par les usagers des dispositifs déployés par la bibliothèque pendant les périodes de confinement semble étroitement corrélée à ces temps spécifiques. Moins de 10 % des usagers ont continué à y avoir recours par la suite.

Ces coupures ou éloignements imposés par les périodes de confinement ont néanmoins permis aux usagers de prendre pleinement conscience du rapport qu’ils entretiennent avec leur bibliothèque. Plus d’un quart d’entre eux estime que ces périodes ont fait évoluer le regard qu’ils portaient sur elle.

Une prise de conscience de la bibliothèque comme lieu essentiel d’accès à la culture

L’analyse des questions ouvertes posées au sein du questionnaire en ligne a permis de saisir plus finement l’évolution des représentations de la bibliothèque et de son personnel suite aux différents confinements. Utilité, adaptabilité sont des termes qui reviennent de manière récurrente. Les usagers louent la flexibilité dont ont su faire preuve les agents dans ce contexte difficile.

La privation d’accès a renforcé pour beaucoup la prise de conscience du rôle majeur que la bibliothèque occupe dans leur vie : « je savais que ces services m’étaient utiles, maintenant je sais qu’ils sont indispensables » ; « le manque d’accès m’a fait mesurer l’importance de ce lieu » ; « leur fermeture m’a fait prendre conscience de leur importance dans ma vie ».

La qualité des collections a été relevée à de multiples reprises : « Une conscience renouvelée de l’immensité du fonds à disposition, de sa richesse et des découvertes possibles, en comparaison à un repli sur ma bibliothèque personnelle. » La richesse des fonds est souvent mise en lien avec le rôle majeur que tient la bibliothèque auprès des usagers dans l’accès à la culture et à toutes les sociabilités qui peuvent émerger autour, faisant d’elle un lieu social indispensable : « En plus de l’accès irremplaçable à tant de ressources de qualité, j’ai encore plus conscience qu’avant de la place très importante que les bibliothèques occupent socialement au niveau des interactions et des propositions culturelles. »

Les échanges humains et l’ensemble des interactions permis par la pratique du lieu ont fait défaut pendant les périodes de confinement et nombre d’usagers se sont sentis en manque. Cette absence n’a pas pu être comblée par les dispositifs de substitution proposés tel que le service du drive. Ce constat renforce l’idée selon laquelle la bibliothèque n’est pas simplement un espace de mise à disposition d’une offre culturelle mais un lieu social à part entière qui se pratique.

La bibliothèque comme espace de découverte permettant de s’extraire du quotidien

Nombre d’usagers mobilisent l’importante offre culturelle de la bibliothèque pour s’éloigner de ce qu’ils connaissent et découvrir de nouveaux auteurs et de nouvelles œuvres.

Ces découvertes peuvent par la suite générer des actes d’achat. Ce constat s’applique aussi bien aux pratiques de lecture qu’à celles d’écoute musicale : « j’emprunte avant de me décider à acheter un CD. Je viens voir si vous ne l’avez pas, je l’écoute chez moi et si j’aime bien je l’achète tout simplement » ; « je réserve tout mon budget lecture à la littérature, à ce que je vais aimer moi et je vais essayer de découvrir d’autres choses au niveau de la bibliothèque » ; « s’il y en a qui me plaisent vraiment beaucoup je les achète ensuite en libraire ».

La fonction d’espace de découverte est aussi mobilisée par les parents au profit de leurs enfants, dans une logique d’économie du budget dédié aux achats culturels : « On ne peut pas acheter autant qu’ici et ici ils ont le choix. Les enfants ils voient d’autres choses que l’on n’achèterait pas justement. »

On peut en déduire qu’au-delà d’une fonction de découverte d’œuvres culturelles, la bibliothèque opère également indirectement en tant que prescriptrice d’achats.

De lieu utile, la bibliothèque est devenue pour les usagers un lieu essentiel. La prise de conscience du rôle des professionnels, dont le dévouement a souvent été relevé, s’est renforcée : « Ils m’ont manqué les bibliothèques et leurs conseils avisés. »

Un manque ressenti pour le lieu « bibliothèque » mais moins pour les documents eux-mêmes

L’exploitation du questionnaire et des entretiens semi-directifs a permis de mettre en évidence l’importance de la bibliothèque en tant qu’espace physique accessible. De manière générale, les usagers avaient anticipé les confinements en augmentant leur volume d’emprunt, en se tournant vers leur bibliothèque personnelle ou vers l’achat de documents. De ce fait, la fermeture de l’accès aux sources documentaires n’a pas suscité de réel manque.

Conclusion

Cette recherche aura permis de mieux appréhender les rapports aux pratiques culturelles étudiées (lecture, musique, cinéma) en temps de confinement par les usagers des bibliothèques, principalement des abonnés inscrits au réseau des médiathèques de Toulouse, dont le profil type est celui d’un fort lecteur plutôt âgé. Autrement dit, ce sont les personnes ayant le rapport le plus régulier à la bibliothèque ou le plus important (en termes d’emprunts ou de pratique culturelle) qui ont manifesté un intérêt à cette étude en prenant le temps de répondre au questionnaire ou d’accorder un entretien aux chercheurs. Ce constat est à considérer comme un biais et doit être pris en considération dans l’interprétation des données.

Pour autant, les résultats mis en évidence sont intéressants, notamment dans le fait qu’ils diffèrent à plus d’un titre des hypothèses de départ. De manière générale, les modalités d’accès (approvisionnement) et les canaux de prescription en matière culturelle sont très liés au profil de l’usager (âge, niveau de diplôme).

C’est la pratique de lecture qui a le plus été modifiée par les périodes de confinement. Les nouvelles modalités d’accès aux documents ou à la pratique culturelle mobilisées en temps de confinement n’ont que peu perduré a posteriori.

De même, le manque de documents lui-même ne s’est pas vraiment fait ressentir. Par contre, l’absence d’interactions sociales, d’échanges culturels et surtout de pratique de la bibliothèque en tant que lieu a eu un impact marqué pour les enquêtés. Cette mise à distance contrainte a permis non pas tant de faire évoluer l’image de la structure mais d’ancrer de manière consciente l’importance de sa place dans le quotidien des usagers.

Dès lors, il semble que ce soit davantage la pratique physique du lieu que l’offre documentaire qui conditionne l’attachement à l’espace bibliothèque et aux professionnels. Cette piste est intéressante à creuser pour les bibliothécaires et rappelle que la mise à disposition d’espaces culturels ne suffit pas à créer la pratique de manière durable mais qu’il faut que cette dernière s’inscrive dans des habitudes, dans un quotidien.

En plus des pistes concrètes apportées par les usagers pour optimiser l’offre de service du réseau des bibliothèques de Toulouse, le pari à relever semble être celui de faire venir et surtout revenir les usagers de manière pérenne dans les bibliothèques.