Livres et archives pillés en France par l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR)
La Bibliothèque Tourgueniev et les fonds français déplacés à Minsk
Article publié dans le BBF n° 10 de novembre 2016
* Cet article reprend de manière plus complète et mise à jour l’intervention présentée à la table ronde « Les livres spoliés et leur destin depuis 1940 » organisée par l’Association de la Bibliothèque russe Tourgueniev (BRT) le 10 septembre 2015. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Atidma et Emmanuel Launay.
À l’automne 1940, plus de 100 000 livres et archives de la Bibliothèque russe Tourgueniev (BRT) furent pillés avant d’être expédiés vers l’Allemagne par l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (Équipe d’intervention du Reichsleiter Rosenberg ou ERR), un commandement spécial instauré par le Reichsleiter (ministre du Reich) Alfred Rosenberg (1893 – 1946), l’acolyte idéologique d’Adolf Hitler. Parmi les ouvrages de la BRT, seule une poignée d’entre eux resta en France et fut restituée après la guerre. Plusieurs milliers de ces livres en provenance de Paris firent l’objet d’une seconde saisie au cours de laquelle des centaines de milliers de livres d’autres bibliothèques françaises furent également spoliés. Jusqu’à aujourd’hui, seuls 120 livres de la BRT, parmi tous ceux qui s’étaient retrouvés en Union soviétique, ont rejoint leur terre parisienne d’origine et ont été rendus par la Fédération de Russie 1. Cependant, aucun des livres provenant des autres bibliothèques parisiennes ne fut alors restitué, et les ouvrages manquants restèrent dans d’autres endroits de l’Union soviétique. Martine Poulain, auteure reconnue pour son étude sur les bibliothèques françaises pendant la guerre, estime à 10 millions le nombre de livres saisis auprès de plus de 2 400 personnes et 400 institutions pendant l’Occupation, estimation fondée sur des fiches françaises de réclamation et de restitution d’après-guerre. À l’instar des 100 000 livres encore déplacés et de la plupart des archives de la Bibliothèque Tourgueniev, la quasi-totalité de ces millions d’ouvrages n’a toujours pas revu la France 2.
La Bibliothèque russe Tourgueniev : un microcosme au cœur de la spoliation des bibliothèques françaises
La Turgenevka, surnom courant de la BRT en russe, n’est aujourd’hui plus que l’ombre de sa gloire d’avant-guerre, période pendant laquelle elle fut la bibliothèque russe de l’étranger la plus réputée. Au cours de l’entre-deux-guerres, la bibliothèque disposait d’un fonds riche et varié portant sur l’émigration et la période prérévolutionnaire. En outre, elle était alors un lieu de rassemblement pour de nombreux exilés russes célèbres et de tous bords politiques, y compris des sommités des domaines de la littérature et de l’art. À partir de 1938, les volumineuses collections de la BRT furent stockées dans le prestigieux hôtel Colbert au 13 rue de la Bûcherie, à quelques pas des quais de Seine et de Notre-Dame. Ayant trouvé refuge en France, la plupart des émigrés russes membres de la BRT durent fuir l’envahisseur nazi en 1940. Pourtant, « la bibliothèque Tourgueniev ne s’est pas éteinte après la déportation de ses livres », comme l’indique Hélène Kaplan, secrétaire générale de la BRT, dans la préface qu’elle a rédigée pour Odyssey, ma monographie traitant de la BRT pendant la guerre et après-guerre 3. Nombre d’entre eux revinrent à Paris en 1945 pour assurer la reconstitution du fonds de la bibliothèque. Ceci fut possible grâce aux efforts déployés notamment par Tatiana Bakounine-Ossorguine (en russe : Tatiana Osorgina-Bakinina, 1904 – 1995), bibliothécaire érudite ayant dirigé la BRT pendant quarante ans et encouragé le développement de ses collections pour en faire un centre de recherche sur l’émigration russe.
Parallèlement, la machine de propagande soviétique d’après-guerre créa de toutes pièces l’histoire de « la fin de la Bibliothèque Tourgueniev » orchestrée par les nazis, arguant qu’elle aurait été détruite par les Allemands près de Berlin. Mes propres doutes à l’égard de cette histoire furent confirmés en 1989 lorsque je fis la découverte à Moscou de 141 fiches administratives fragmentaires de la BRT dans ce qui était alors les Archives centrales de la révolution d’octobre de l’État soviétique (Tsentral’nyi gosudarstvennyi arkhiv Oktiabr’skoi revoliutsii – TsGAOR SSSR), désormais Archives d’État de la Fédération de Russie (GA RF). Ces fiches de la BRT étaient fallacieusement dissimulées parmi les collections du Centre des archives historiques russes à l’étranger (RZIA) à Prague, que les Soviétiques avaient saisies et transférées vers Moscou, en les qualifiant officiellement de « dons » reçus par l’Académie des Sciences de l’URSS en 1945-1946. Néanmoins, ils stockèrent immédiatement ces dons dans la division secrète de TsGAOR SSSR. Mes doutes se sont ensuite avérés fondés en 1989 lorsqu’un ami historien russe me montra à Moscou l’achat précieux qu’il avait fait dans une librairie antiquaire, à savoir un ouvrage classique sur l’histoire russe datant de la période prérévolutionnaire en plusieurs volumes et portant l’estampille de la BRT.
Ce n’est que lors du 125e colloque anniversaire de la BRT à Paris en 2010 que la vérité éclata au grand jour : un bibliothécaire de l’ancienne Bibliothèque Lénine de Moscou (actuellement Bibliothèque d’État russe ou RGB) confirma que la Bibliothèque Tourgueniev avait fait l’objet d’une seconde saisie par les Soviétiques et que les ouvrages avaient été dispersés ; je pus également le confirmer au cours de ma présentation, à l’appui des résultats de mes propres recherches 4. Tandis que la plupart des vastes archives privées et étatiques françaises, spoliées à deux reprises, furent restituées par Moscou en 2000, juste avant la publication de ma monographie, aucune des archives de la Bibliothèque Tourgueniev décrites dans cet ouvrage, y compris les 141 fiches du GA RF mentionnées ci-dessus, ne faisait partie de ces restitutions 5.
Douze années plus tard à Paris, lors de notre colloque en septembre 2015, l’historien biélorusse Anatole Steburaka décrivit l’ampleur des fragments d’archives maçonniques françaises, longuement cachés, qui gisent encore dans les rayons de la Bibliothèque nationale et de la Bibliothèque de l’Académie des sciences de Biélorussie à Minsk. Cet historien a découvert que ces morceaux de manuscrits à Minsk faisait partie des autres qui ont été restitués avec les archives maçonniques de Paris et Bordeaux par Moscou en 2002, bien qu’ils parvinssent très certainement à Minsk depuis la Silésie en 1945 ! Il mentionna une fois encore les milliers de livres de la Bibliothèque Tourgueniev, ceux que je découvris à Minsk en 2003, et il me confirma l’existence des fiches fragmentaires de la BRT que j’avais vues plus tôt, longtemps tenues secrètes dans la « plus soviet des républiques soviétiques 6 ».
Aujourd’hui, privée de ses importantes collections d’avant-guerre et de son illustre clientèle, la Bibliothèque Tourgueniev demeure une destination phare pour les visiteurs russes du monde entier. Tandis qu’elle occupe désormais un modeste appartement au deuxième étage à un kilomètre à peine de la mairie du 5e arrondissement où a eu lieu notre colloque, l’aura dont bénéficiait la Bibliothèque Tourgueniev avant-guerre, considérée comme la « bibliothèque russe la plus prestigieuse de l’étranger », est plus que symbolique. Même dans les médias sociaux du XXIe siècle, elle est citée comme un centre d’intérêt pour un large public international. Pour revenir au sujet qui nous occupe aujourd’hui, comme le dit Hélène Kaplan, l’histoire tragique du pillage pendant la guerre « sert de microcosme flagrant, pour le moins inquiétant, pour refléter le destin de millions de livres d’une multitude d’autres bibliothèques encore disparus ou déplacés du fait de la Seconde Guerre mondiale », et également d’exemple flagrant des ravages culturels perpétrés pendant la guerre par l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR), l’unité nazie spéciale chargée du pillage de biens culturels sous l’égide du Reichsleiter Alfred Rosenberg 7.
Suite aux premiers retours de l’étranger effectués après-guerre, le sujet des pertes culturelles françaises durant la guerre est resté inexploité pendant des décennies. À l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, les archives ont été ouvertes et des révélations sur des fonds secrets de livres d’art érigés en « trophées » se sont fait jour. En Russie, des documents des services diplomatiques, militaires et secrets français ainsi que de la Sûreté nationale ont alors été découverts parmi les sept kilomètres d’archives saisies en France, longtemps gardées secrètement en Russie. Les unes des journaux en 1991 ont attisé l’attention du public et entraîné une hausse des demandes de récupération de ces archives d’État. L’intérêt de la France pour les chefs-d’œuvre portés disparus a ensuite connu un regain au milieu des années 1990, notamment avec la publication en 1995 de Le musée disparu d’Hector Feliciano. Ce livre présente les MNR (pour « Musées nationaux récupération ») dans les musées français dont certains propriétaires sont encore inconnus et leur provenance lacunaire, la plupart ayant appartenu à des victimes de la Shoah 8. L’origine et le contexte de la disparition d’œuvres d’art en France pendant la guerre et leur restitution encore non effectuée sont illustrés plus en détail dans le compte rendu émouvant, « Si les tableaux pouvaient parler… », de la conférencière principale et sénatrice Corinne Bouchoux 9.
La plupart des saisies archivistiques françaises tenues longuement secrètes dans l’Union soviétique furent restituées par Moscou en 2002, mais quasiment aucun des livres portant l’estampille des Bibliothèques Tourgueniev et Petlioura de Paris, parmi les milliers de volumes manquants. Aujourd’hui, grâce à de nouvelles révélations, nous apprenons l’existence de davantage de livres et d’archives/manuscrits à Minsk, devenue capitale de la République indépendante de Biélorussie. Par conséquent, il s’avère nécessaire d’attirer l’attention du public sur les livres et archives pillés par les nazis qui n’ont pas encore été restitués, et dont un grand nombre n’a pas encore été identifié à l’étranger. Il s’agit de comprendre leur parcours migratoire à travers l’Europe pendant la guerre ainsi que l’échec de leur restitution sur le front de l’est après-guerre. En vue de suivre l’odyssée des livres extorqués en France pendant la guerre et d’en identifier davantage parmi les déplacés, il est important de déterminer : (1) l’organisation allemande responsable de la saisie ; (2) la destination des livres ; (3) leur trajet migratoire pendant la guerre ; (4) la localisation des livres à la fin de la guerre ; et (5) les personnes les ayant découverts par la suite. Les quatrième et cinquième facteurs ont souvent permis la réussite ou l’échec de la restitution après-guerre, et ont été d’une importance cruciale dans les présents exemples 10.
Le pillage des bibliothèques françaises par l’ERR
Tout d’abord, l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg fut instauré à Paris entre la fin juin et le début du mois de juillet 1940 en tant que ramification opérationnelle du bureau que A. Rosenberg dirigeait depuis 1934. En effet, un an après son entrée au pouvoir en Allemagne, A. Hitler nomma A. Rosenberg délégué du Führer pour la supervision de l’ensemble de la formation et de l’éducation spirituelle et idéologique du parti NSDAP, ou DBFU (Der Beauftragter des Führers für die Überwachung der gesamten geistigen und weltanschaulichen Schulung und Erziehung der NSDAP). À la tête de ce bureau, A. Rosenberg mit en place un vaste réseau d’opérations culturelles et idéologiques agrémenté d’unités spécialisées dans les arts visuels, les bibliothèques, la musique et d’autres domaines culturels. En juillet 1940 à Paris, l’ERR devint une ramification opérationnelle du DBFU tandis que celui-ci lui fournissait les employés, les services administratifs et l’infrastructure.
Immédiatement après l’invasion de la France par l’Allemagne, A. Rosenberg envoya Georg Ebert, un directeur du DBFU chargé d’un bureau central du Reich, qui occupa dès le 18 juin 1940 le bâtiment du Grand Orient de France (15 rue Cadet), la plus grande des loges maçonniques. Les rapports de G. Ebert envoyés à Berlin sur l’abondance de biens culturels « abandonnés » à Paris incita A. Rosenberg à demander, dès le 1er juillet, l’autorisation d’Hitler pour « organiser, avec l’aide d’une Einsatzstab (composée de dirigeants politiques et d’experts) et de la Wehrmacht, un examen approfondi des articles laissés par les Juifs et les francs-maçons qui servirait de base pour mener ultérieurement une étude intellectuelle, considérée nécessaire pour les opérations politiques, idéologiques et académiques du NSDAP et de la Hohe Schule (école supérieure) 11 ».
Bien que l’ERR n’ait été que l’un des coupables des saisies dans les bibliothèques françaises durant l’Occupation, elle fut la plus importante organisation allemande en charge des saisies prioritaires dans les bibliothèques privées des francs-maçons, des Juifs et des émigrés d’Europe de l’Est, entre autres 12. L’ERR était également responsable des saisies orchestrées par l’Aktion Möbel (qui spolia rien qu’à Paris environ 38 000 habitations de Juifs qui avaient fui la France ou avaient été déportés 13. Nous ignorons encore la plupart des noms de chacune des familles dont les bibliothèques furent saisies par l’Aktion Möbel. Ce que nous savons en revanche, c’est que l’ERR reprit une large partie des biens culturels saisis par l’Aktion Möbel, y compris des œuvres d’art et la plupart des livres. Il ne fait aucun doute que les victimes figurent dans la liste publiée par Martine Poulain, et qui contient des milliers de noms. Certains livres furent restitués à leurs propriétaires dans les années d’après-guerre 14.
Contrairement à ses concurrents, l’ERR prépara méticuleusement les listes de ses victimes en y incluant souvent les dates de saisie, l’adresse, le nombre d’objets saisis, voire des codes estampillés sur les caisses, comme si l’ERR voulait se vanter de ses exploits. Ces listes ont survécu jusqu’à nos jours. Au cours des vingt-cinq dernières années pendant lesquelles j’ai effectué des recherches sur les déplacements de biens culturels européens depuis la Seconde Guerre mondiale, j’ai trouvé dix listes de l’ERR portant sur des saisies dans des bibliothèques françaises, et ce, dans six archives différentes et cinq pays. Une page internet spéciale, qui comprend des fac-similés de ces dix listes de saisies de l’ERR, existe désormais sur le site web de la Commission française des Archives juives (CFAJ). La plupart de ces listes étaient inconnues en France : seules trois copies d’entre elles se trouvent aux Archives nationales, et le Mémorial de la Shoah dispose dans ses fonds de certains rapports de saisie chez des particuliers. D’autres listes sont éparpillées entre les Archives nationales de l’Allemagne, du Royaume-Uni et des États-Unis, tandis que les listes les plus exhaustives sont conservées dans la composante archivistique de l’ERR longtemps gardée secrète à Kiev, où elles n’ont curieusement refait surface qu’après la chute de l’URSS 15.
Ces listes désormais disponibles sur internet contiennent les noms de près de 300 victimes seulement (particuliers et institutions), la plupart dans la région de Paris, mais il s’agissait néanmoins de saisies prioritaires. Une chose est certaine, la Bibliothèque Tourgueniev en fait partie. Nous pouvons désormais documenter les noms, les adresses, et souvent les dates et la quantité de caisses saisies, et même les codes de l’ERR utilisés pour tracer les caisses d’expédition. À partir de ces éléments et d’autres sources de l’ERR, il nous est souvent possible de suivre la destination des livres. Grâce à des recherches menées ultérieurement, dans certains cas nous connaissons désormais l’emplacement de nombreux livres qui n’ont pas encore retrouvé leur patrie d’origine depuis la guerre. Dans le contexte des bibliothèques pillées, il est particulièrement intéressant que nous en apprenions davantage sur les livres de plus de 100 bibliothèques parisiennes figurant sur les listes de l’ERR, ainsi que sur des manuscrits ou des fragments d’archives personnelles qui ont atterri dans la capitale de la Biélorussie, et y demeurent encore aujourd’hui. Parmi ces « prisonniers de guerre » encore à Minsk, on trouve des milliers de volumes portant l’estampille de la Bibliothèque Tourgueniev, un fragment du catalogue de la bibliothèque, ainsi que d’autres documents issus de ses archives administratives qui n’ont pas été pillées, alors que le reste des archives fut transféré vers Moscou dans les années 1950 !
Destinations des livres pillés dans les bibliothèques parisiennes
La Hohe Schule (école supérieure) projetée par Rosenberg était censée constituer le principal centre de recherche et de formation universitaires pour l’élite nazie de l’après-guerre. La Zentralbibliothek der Hohen Schule ou ZBHS (bibliothèque centrale de la Hohe Schule) fut opérationnelle à Berlin à partir du début de l’année 1939. En mars 1940, Rosenberg inaugura l’Institut de recherche sur la question juive (Institut zur Erforschung der Judenfrage, IEJ) à Francfort-sur-le-Main, le seul institut de la Hohe Schule à avoir fonctionné durant la guerre. Puis, au cours de l’été 1940, l’ERR dépêcha à Paris des bibliothécaires spécialisés allemands de la ZBHS et de l’IEJ, qui jetèrent leur dévolu sur les principales bibliothèques juives, telles que l’Alliance israélite universelle et l’École rabbinique, ainsi que sur d’importantes librairies juives, notamment la Librairie Lipschutz (également grande maison d’édition), et sur les bibliothèques appartenant à d’éminents juifs parmi lesquels la famille Rothschild. Comme le montrent les listes de saisies de l’ERR, l’Institut de Francfort (IEJ) fut la première destination des livres pillés aux Juifs de Paris. Avant 1943, l’IEJ pouvait se féliciter de la saisie prévisionnelle d’un demi-million de volumes. Bon nombre de ces collections furent déplacées et se retrouvèrent à la fin de la guerre dans le château de Hungen ainsi que huit autres lieux de cette ville, à 70 kilomètres au nord-est, destination où l’IEJ évacua ses activités ainsi qu’une large partie de ses fonds dès l’automne 1943.
G. Ebert avait déjà organisé les premières saisies de l’ERR dans les loges maçonniques de la capitale française à la fin du mois de juin 1940, probablement pour le compte de l’IEJ 16. Cependant, l’ERR fut contraint de remettre à l’Office central de la sécurité du Reich (RSHA) un grand nombre des livres et archives maçonniques saisis, parce que les bureaux du RSHA d’Heinrich Himmler souhaitaient procéder à une investigation plus sérieuse de la franc-maçonnerie et des « ennemis du Reich » maçonniques. À l’origine, ces organes étaient tous deux basés à Berlin, mais courant 1943, ils déménagèrent en Silésie où le centre de recherche maçonnique de l’Amt VII du RSHA était situé dans l’un des châteaux préférés de H. Himmler en bordure du lac de Schlesiersee (après-guerre, Sława en Pologne). Le château ainsi que d’autres bâtiments du village de Wölfelsdorf (après-guerre, Wilkanów en Pologne) à plusieurs centaines de kilomètres au sud-ouest, abritaient leur principal centre d’évacuation d’archives 17. L’ERR conserva une partie des archives maçonniques saisies à Paris, car à un certain moment, la création d’une division maçonnique fut envisagée au sein de l’IEJ. Ces fonds furent entreposés dans un pavillon de chasse à Hirzenheim non loin de Hungen, tandis que les autres fonds maçonniques furent transférés aux activités de recherche de l’ERR à Berlin.
Berlin, où fut concentrée la majorité des activités de bibliothèque et de recherche de l’ERR au cours des premières années de guerre, fut la seconde destination importante pour les livres saisis en France. C’était là que se trouvait le bureau de classement des livres de l’ERR / ZBHS (Buchleitstelle) jusqu’à la fin 1942. Les livres et archives que l’ERR envoya à Berlin par la suite prirent deux directions différentes. Ceux destinés à la ZBHS furent transférés en Carinthie autrichienne (Kärnten) en 1942, initialement dans un hôtel de villégiature situé au bord du lac, non loin d’Annenheim. À la fin de la guerre, quelque 600 000 livres de la ZBHS étaient ainsi réunis dans le monastère de Tanzenberg (près de Klagenfurt). Ce fut le second pôle de concentration de livres saisis par l’ERR à Paris.
L’année précédant l’invasion planifiée de l’Union soviétique, l’ERR convoita les bibliothèques créées à Paris par de riches émigrés de l’Europe de l’Est, notamment la Bibliothèque Tourgueniev, car elles pourraient servir à son étude portant sur l’« ennemi bolchevique ». La Bibliothèque ukrainienne Petlioura 18 ainsi que la Bibliothèque polonaise furent également des cibles de choix, même si l’ERR fut contraint de remettre la Bibliothèque polonaise à l’agence appelée Publikationsstelle, un bureau de recherche placé sous la tutelle du ministère de l’Intérieur à Berlin-Dahlem 19. Les bibliothèques arménienne et tchèque figurèrent également au palmarès de leur butin parisien. Le chef de l’état-major de l’ERR, Gerhard Utikal, se targuait en mars 1941 que « tous les fonds de la Bibliothèque polonaise, de la Bibliothèque Tourgueniev et de la Bibliothèque ukrainienne Petlioura avaient été envoyés à Berlin » au Sonderstab Osten (État-major de l’Est) en vue d’une étude sur les pays de l’Est, ainsi que « les fonds de 28 collections spécialisées plus petites ». Il expliqua par ailleurs que cette confiscation d’« ouvrages documentaires marxistes importants participerait considérablement à la liquidation » de ce qui était considéré comme les « centres opérationnels scientifiques, politiques et publicitaires essentiels des “ennemis” émigrés des pays de l’Est à Paris 20 ». Une grande partie de ces livres envoyés à Berlin fut confiée à la Ostbücherei, la « bibliothèque de l’Est » spéciale, entité créée dans le cadre de la recherche et de la propagande anti-bolchevique de l’ERR. Au lendemain de l’invasion de l’Union soviétique, appelée opération Barbarossa, la Ostbücherei dotée d’un centre de traitement à Riga, commença à s’approprier les livres des principales bibliothèques nationales des pays soviétiques occupés, particulièrement de Biélorussie, ainsi que d’importantes collections institutionnelles et privées des pays baltes.
Suite à l’intensification des bombardements des Alliés en 1943, de nombreuses unités nazies de Berlin furent évacuées de la capitale. Les principales activités de recherche et de bibliothèque de l’ERR, ainsi que les livres provenant de tous les pays d’Europe et de la Ostbücherei, furent transférés en Silésie à l’été 1943, dans la ville relativement isolée de Ratibor (après-guerre, Racibórz en Pologne), à 70 km au sud-ouest de Kattowitz (aujourd’hui Katowice en Pologne). Des rapports de l’ERR rescapés confirment que la Bibliothèque Tourgueniev et la Bibliothèque ukrainienne Petlioura furent toutes deux intactes à Ratibor. Par la suite, l’ensemble des convois de livres provenant de tous les pays d’Europe furent concentrés à Ratibor et dans de nombreux châteaux et autres sites avoisinants. Au total, il s’agit de deux à trois millions de volumes amassés par l’ERR lors de son repli du Front de l’Est, puis de Ratibor fin 1944 et en janvier 1945 21.
Restitution des livres provenant des zones occidentales en Allemagne et en Autriche
1 – Dépôt des archives d’Offenbach (Offenbach Archival Depot ou OAD)
À la fin des hostilités en 1945, une restitution culturelle eut lieu sur le front ouest : les principales concentrations de livres pillés par l’ERR terminèrent la guerre entre les mains d’officiers du programme pour la sauvegarde de l’art, des monuments et des archives (Monuments, Fine Arts, and Archives program – MFA&A) avec l’armée américaine. La plupart des livres restitués à la France, avec d’autres chargements provenant du château Fulda, furent envoyés du dépôt des archives d’Offenbach (OAD), le point de collecte de livres et d’archives prioritaire pour la zone d’occupation américaine en Allemagne situé de l’autre côté du fleuve de Francfort-sur-le-Main. Parmi eux, plus d’un million de volumes que l’armée américaine trouva dans le château et huit bâtiments occupés par l’IEJ à Hungen, ainsi que d’autres demeurés dans des abris anti-bombes à Francfort. Il est souvent fait référence à l’OAD comme étant « l’antithèse de l’ERR », car il restitua plus de trois millions de livres aux pays desquels ils avaient été pillés pendant la guerre par l’ERR et par d’autres organisations allemandes. Mais l’équipe de l’OAD n’avait pas accès aux listes de saisies de bibliothèques de l’ERR. Néanmoins, elle prépara les albums d’ex-libris et d’autres cachets trouvés à l’intérieur des livres amassés, établis par pays de provenance pour aider au processus de tri 22.
En revanche, les autorités américaines de l’OAD n’ont pas renvoyé dans leur pays d’origine tous les livres des communautés juives d’Europe qui avaient été anéanties au cours de la Shoah. Un grand nombre de livres de provenance juive et d’objets cérémoniels furent ainsi déclarés « sans héritier » et remis à la Jewish Cultural Reconstruction Inc., organisation chargée de leur redistribution dans le monde entier 23. Par ailleurs, un représentant de l’Institut pour la recherche juive (YIVO) de New York, où l’institut s’était rétabli juridiquement en 1940 après sa fuite à Vilnius, fut autorisé à envoyer des livres et des documents d’archive du YIVO et d’autres bibliothèques de Vilnius à New York. Le YIVO reçut également de nombreux documents juifs d’autres pays européens saisis par l’ERR pour le compte de l’Institut de recherche sur la question juive (IEJ) à Francfort et à Hungen. Ceci peut expliquer pourquoi le YIVO de New York dispose de la plus grande collection de documents d’archive de l’IEJ, et pourquoi certains fragments de registres professionnels de la Librairie Lipschutz parisienne, également maison d’édition, se trouvent désormais à New York 24. La renaissance des communautés juives d’Europe, des musées juifs et des centres de recherche en quête de leur patrimoine perdu, particulièrement après 1980, a conduit à une analyse plus récente et souvent suscité de vives critiques à l’égard de la « redistribution » après-guerre de livres de provenance juive européenne, ainsi que d’autres biens culturels juifs, qui n’étaient pas toujours « sans héritier », n’ayant pas été remis à leurs pays d’origine 25.
2 – Tanzenberg
La seconde concentration importante de livres saisis par l’ERR et restitués à la France se trouvait au monastère Tanzenberg, près de Klagenfurt, dans la zone d’occupation britannique en Autriche. C’est là que l’ERR amassa plus d’un demi-million d’ouvrages destinés à la ZBHS. Les autorités britanniques firent prisonniers certains membres du personnel de la ZBHS qui n’avaient pas réussi à détruire de nombreux rapports et listes de saisies de l’ERR demeurés à Tanzenberg. Les Britanniques assignèrent ces employés à résidence sur le site et les contraignirent à les aider dans le processus de restitution. Ils purent ainsi utiliser ces listes de saisies de l’ERR pour identifier leurs propriétaires afin de procéder à la restitution. L’une de ces listes de Paris est un recueil de rapports français préparé par les Britanniques à Tanzenberg ; les Britanniques transmirent une copie partielle aux agents français chargés de la restitution au cours de l’été 1945. Des livres de Tanzenberg furent également restitués à l’Union soviétique : quelque 35 000 livres provenant des anciens palais impériaux russes de la banlieue de Leningrad, d’autres de Voronej, Novgorod et Kiev 26. Cependant, ces livres restitués à l’URSS ne furent pas tous renvoyés dans leurs bibliothèques d’origine, et le ministère de la Culture russe les répertorie encore aujourd’hui comme « disparus 27 ».
La France réceptionna également d’autres convois de l’après-guerre avec un nombre plus modeste de livres de Tchécoslovaquie et de Pologne, incluant une petite cargaison que les Polonais trouvèrent et renvoyèrent à Paris de la Biblioteka Polska. Mais la plupart des livres renvoyés de ces pays avaient été essentiellement pillés par les antennes du RSHA (notamment la SD et la Gestapo) et furent trouvés après la guerre dans les sites d’évacuation du RSHA des Sudètes et de Silésie. Certains avaient été pillés par d’autres organisations allemandes et non par l’ERR 28.
Non-restitution de l’Est : livres d’Europe de l’Ouest pillés par l’ERR réunis à Ratibor
Les millions de volumes que l’ERR a amassés en Europe de l’Ouest et qui se retrouvèrent à Ratibor et ses environs à la fin du conflit, n’ont malheureusement pas fait l’objet d’une restitution. Saisis une seconde fois et expédiés à l’Est, ils rejoignirent ainsi la mémoire disparue des nombreuses bibliothèques institutionnelles privées et de particuliers qui furent pillées. L’Union soviétique n’a participé que symboliquement aux efforts de restitution culturelle déployés par les Alliés de l’Ouest après la guerre. Les routes de Ratibor empruntées par les livres pillés par l’ERR dans les collections de l’Europe de l’Ouest et des Balkans croisèrent d’autres routes qui conduisirent des centaines de milliers de livres que l’ERR pilla dans des pays de l’Union soviétique occupée, notamment en République socialiste soviétique de Biélorussie. Le fait que ces routes convergèrent vers le centre silésien de l’ERR scella le destin d’après-guerre de tous ces livres spoliés à l’Est comme à l’Ouest 29.
Les rapports de l’ERR de Ratibor datant de la mi-janvier 1945 confirment que ses services ne disposaient pas du matériel roulant nécessaire pour évacuer vers l’Allemagne les quelque deux millions de livres ou plus qu’ils estimaient avoir réunis ici, lorsque les membres de l’ERR durent battre en retraite. Ils détruisirent la plupart de leurs dossiers de Ratibor, mais fort heureusement pas les archives et autres fonds de bibliothèque qu’ils avaient amassés dans les environs de Ratibor. Espérant y revenir pour les utiliser, si l’issue de la guerre leur était favorable, ils transférèrent près de 1,5 million de livres vers Myslowitz (après-guerre Mysłowice en Pologne), une banlieue industrielle de Kattowitz (après-guerre Katowice, en Pologne, à 70 km au nord de Ratibor). Un bon nombre des livres abandonnés sur place dans les différents bâtiments utilisés par l’ERR dans la ville et les environs fut ensuite saisi par l’Armée rouge ou par les Polonais, mais quasiment aucun ne fut retourné à la France.
Une brigade des trophées de l’Armée rouge découvrit entre 4 000 et 5 000 caisses allemandes dans les deux entrepôts à Mysłowice – contenant environ 1,5 million de volumes. Les Soviétiques utilisèrent ces entrepôts comme centre de collecte pour les autres fonds de bibliothèques qu’ils trouvèrent dans les environs, dont la plupart avaient été saisis par l’ERR dans des bibliothèques en Biélorussie et dans les pays baltes. Ces livres de la République socialiste soviétique de Biélorussie et des pays baltes servirent de prétexte, à l’initiative d’un agent biélorusse, pour envoyer 56 wagons à Minsk en octobre 1945. Le directeur d’une bibliothèque en Biélorussie signala que le convoi « était arrivé à Minsk par train à l’automne 1945, totalisant 54 wagons de marchandises transportant près d’un million de livres ». Même si les chiffres diffèrent selon les rapports, tous indiquent que ce chargement contenant plus d’un demi-million de livres pillés dans les bibliothèques en Biélorussie et dans les pays baltes, comprenait également un demi-million de livres d’Europe de l’Ouest, dont au moins la moitié provenait probablement de France.
L’enthousiasme était à son comble lorsqu’un agent de la brigade des trophées de l’Armée rouge identifia à Mysłowice des livres provenant de la bibliothèque Tourgueniev. Margarita Rudomino (directrice de la Bibliothèque d’État de littérature étrangère de Russie – Vsesoiuznaia gosudarstvennaia biblioteka inostrannoi literatury [VGBIL], qui porte aujourd’hui son nom en son honneur), qui fut à la tête de la principale brigade des bibliothèques-trophées, consigna dans un rapport spécial cette découverte de la Bibliothèque Tourgueniev, et envoya un télégramme à Moscou. À l’automne 1945, environ 60 000 livres en langue russe provenant de la Bibliothèque Tourgueniev furent transférés de Mysłowice au club des officiers de l’Armée rouge à Legnica (Liegnitz en allemand, 100 km à l’ouest de Wrocław) en Silésie polonaise déjà existante. Près de 4 000 autres volumes de la Bibliothèque Tourgueniev firent partie de ce convoi important vers Minsk. Des rapports plus récents révèlent que les livres de la littérature « décadente » des émigrés russes provenant de la Bibliothèque russe Tourgueniev furent brûlés dans la cheminée du club des officiers de l’Armée rouge à Legnica, et que, dans le cadre du vaste programme soviétique visant à saisir tous les vestiges possibles de la diaspora russe, le reste du convoi de la littérature des émigrés russes fut envoyé dans le plus grand secret de Legnica à la Bibliothèque Lénine (GBL) à Moscou 30.
Lorsque Tatiana Bakounine-Ossorguine, directrice de la BRT à Paris, se rendit à Moscou en 1968, on lui montra une liste de certaines des œuvres de son défunt mari qui avaient été ramenées dans la capitale soviétique 31. Mais elle ne sut probablement jamais que de nombreux autres articles de Mikhail Ossorguine furent déposés aux Archives d’État pour l’art et la littérature de l’URSS (TsGALI SSSR), aujourd’hui appelées Archives d’État de Russie d’art et de littérature (RGALI), où ils furent tenus secrets jusqu’au début des années 1990 ; elle ne sut pas non plus que tous ses livres et autres documents de la BRT se trouvaient à Minsk. Elle apprit peut-être quelques éléments sur les livres et archives de la Bibliothèque Tourgueniev, dont beaucoup furent détenus par le département secret (spetskhran) de la Bibliothèque Lénine, mais ne sut rien du reste des fonds de la BRT se trouvant quelque part à la « Leninka », surnom qu’on lui donne encore de nos jours, et encore moins que plusieurs archives de la BRT se trouvaient à TsGAOR (maintenant GA RF). Aujourd’hui encore, les autorités russes refusent d’envisager qu’aucun de ces livres, archives ou autre bien culturel de la diaspora russe puisse être éligible à une restitution à la France.
Les autorités françaises tentèrent de négocier le retour des livres de Pologne pendant les premières années d’après-guerre, lorsqu’elles apprirent qu’un grand nombre des livres de la BRT avait fini la guerre en Silésie, mais en vain, du fait qu’ils se trouvaient dans les quartiers généraux de l’armée soviétique. Beaucoup d’autres livres français saisis par l’ERR qui échappèrent aux envois à l’Est demeurèrent en Pologne. Avant la prise du pouvoir par les communistes en 1948, les Polonais renvoyèrent à Paris les livres de la Bibliothèque polonaise qui avaient fini en Pologne à l’issue du conflit. En revanche, les autorités soviétiques trouvèrent la majeure partie de la Bibliothèque polonaise que les Allemands avaient évacuée de Berlin pour la transférer, dans une usine de briques de Saxe. Ils l’expédièrent à Moscou. Les Polonais ne furent informés de cet envoi qu’en 1955 lorsque de nombreux livres et manuscrits de la Biblioteka Polska à Paris furent « renvoyés » de Moscou à Varsovie où la plupart s’y trouvent encore aujourd’hui.
Minsk, 2003-2015 : livres provenant de plus d’une centaine de bibliothèques françaises spoliées
Je fus invitée à une conférence sur les bibliothèques organisées à Minsk en 2003, juste après la parution de Odyssey of the Turgenev Library, ma monographie qui traite de la BRT en temps de guerre et de son destin d’après-guerre. Je présentai alors un compte rendu détaillé du convoi de l’automne 1945 de Mysłowice à Minsk qui expliquait la présence d’un nombre aussi important de livres de l’Europe occidentale dans la capitale biélorusse. J’avais découvert ces détails au cours de mes recherches à Moscou et ailleurs 32. J’avais apporté quelques copies de plusieurs listes de confiscation de l’ERR que j’avais trouvées à Kiev (désormais publiées sur le nouveau site internet de la CFAJ) lorsque je restai quelques jours à Minsk après la conférence pour de plus amples recherches. Les bibliothécaires furent fiers et disposés à me parler ouvertement des livres étrangers qu’ils avaient en provenance de l’Europe occidentale, impatients d’obtenir mon aide dans le processus d’identification. Ils m’expliquèrent qu’ils considéraient tous ces livres comme une « compensation » pour les quelque 1,7 million de volumes que leur bibliothèque avait perdus durant la Seconde Guerre mondiale. Ils me montrèrent un catalogue sur fiches au département des livres rares de la Bibliothèque nationale de Biélorussie, répertoriant la provenance des livres rares 33. Ils me montrèrent également bien volontiers certains documents apparentés, y compris un dossier de fiches de la BRT.
Ce catalogue sur fiches me permit de recouper plus de 100 bibliothèques sur les listes de saisies de l’ERR en France que j’avais apportées, 90 bibliothèques de particuliers et 10 bibliothèques institutionnelles, mentionnées dans le catalogue sur fiches du département des livres rares pour les livres avec dédicaces, ex-libris, ou d’autres formes d’estampillage de livres. Parmi le grand nombre de livres que je parvins à identifier à partir des bibliothèques mentionnées, se trouvaient des ouvrages volés à Henri Bernstein, Emmanuel Berl, Léon Blum, Alphonse Kann, Paul Lévy, Wanda Landowska, Georges Mandel, Léon Pierre-Quint, Joseph et Théodore Reinach, Boris Souvarine, Louise Weiss et Jean Zay, pour ne citer qu’eux. Parmi les livres rares répertoriés concernant 12 membres différents du clan Rothschild, il y avait par exemple une édition spéciale en 70 volumes d’œuvres de Voltaire (Paris, 1785–1801), avec des planches de J.-M. Moreau, dans une élégante reliure en cuir, son ex-libris attestant qu’elle provenait de la bibliothèque de James, baron de Rothschild. Il y avait également une partie du manuscrit intitulé Catalogue général des livres (ms. vers 1860), issu de cette célèbre collection du XIXe siècle. L’ERR avait pillé une grande partie de cette collection qu’avait conservée son fils bibliophile, au château de Ferrières-en-Brie, l’une des grandes propriétés de la famille Rothschild que le baron James fît bâtir au milieu du XIXe siècle. Les Britanniques trouvèrent une autre partie de ce catalogue à Tanzenberg, qu’ils restituèrent à la France avec 74 caisses de livres appartenant au baron James de Rothschild 34.
Je trouvai également à Minsk des livres appartenant à plusieurs particuliers belges dont je reconnus les bibliothèques et archives qui furent saisies par l’ERR, notamment celles de Frederich Adler, Olympe Gilbart, Prince Henri de France (Duc de Guise [prétendant au trône de France], exilé en Belgique), Paul Van Zeeland, et Émile Vandervelde. Plus de dix livres rares portaient des estampilles de l’École des Hautes Études à Gand et des loges maçonniques de Bruxelles et d’Anvers 35. De nombreux livres des Pays-Bas provenaient de l’Institut international d’histoire sociale (IISH) dont je suis membre honoraire à Amsterdam, notamment ceux qui furent évacués vers sa filiale de Paris à la veille de la guerre. L’une des listes de saisies de l’ERR à Paris retrouvées à Kiev fait état de 144 caisses saisies à l’IISH (marquées SOH 1-144), qui pourraient provenir de la filiale parisienne dirigée par le Russe menchévik exilé, Boris Nikolaevsky. Certaines furent apparemment trouvées par l’ERR dans une cave à Amboise où elles avaient été évacuées. Le nom de B. Nikolaevsky en lui-même ne figurait pas sur la liste de l’ERR, mais dans les livres de l’IISH situés à Minsk, je trouvai plusieurs références le mentionnant.
Le nom de la Bibliothèque Tourgueniev apparaissait également sur l’une des listes de Kiev (caisses marquées M. 1-152 et 766-999) dont de nombreux livres figuraient dans les catalogues du département des livres rares. Je trouvai également des livres qui furent confisqués à d’autres émigrés russes, membres associés de la BRT de Paris, notamment [Alexander] Kerensky (caisses SOT 1-25), et les auteurs [Mark] Aldanov (SOQ 1-9) et [Mikhail] Ossorguine (SOE 1-11) 36. Cela pourrait expliquer pourquoi Tatiana Ossorguine ne trouva pas beaucoup de livres de son époux à Moscou.
De nombreux livres de France, notamment des volumes comportant des dédicaces signées provenant de bibliothèques privées françaises renommées furent dispersés dans plusieurs autres bibliothèques de Minsk. Toujours à Minsk, une multitude de livres provenant également d’importantes bibliothèques privées des pays baltes d’avant 1939, et un bon nombre notamment de la bibliothèque d’art réputée de Julius Gens à Tallin, aujourd’hui détenue par la bibliothèque de l’Académie des sciences. Ces ouvrages se trouveraient avec une partie du catalogue écrit par Gens lui-même. Les tribunaux soviétiques rejetèrent les requêtes déposées par la famille demandant la restitution à l’Estonie de ces 5 000 volumes. 780 volumes portant le cachet du musée d’Art de Tallin finirent tout de même par être restitués 37. Je remarquai d’autres livres rares dans la Bibliothèque nationale provenant des bibliothèques ukrainiennes et de Pskov, ou encore des anciennes bibliothèques impériales russes saisies dans les palais impériaux de la banlieue de Leningrad (Gatchina, Pavlosk, et Tsarskoe Selo), et qui n’avaient pas été renvoyés dans leurs pays en Union soviétique. La Bibliothèque arménienne figurait également sur la liste de Paris, mais 600 livres en arménien sont supposés avoir été transférés à Erevan, parce qu’il n’y avait pas de censeur arménien pour valider l’acquisition de bibliothèque en RSS de Biélorussie.
De même, certains des livres en néerlandais furent transférés à la Bibliothèque de littérature étrangère (VGBIL) à Moscou, parce qu’aucun censeur à Minsk ne pouvait lire le néerlandais. Environ la moitié des livres envoyés à Moscou, à savoir 608 ouvrages en néerlandais, furent renvoyés de la VGBIL aux Pays-Bas en 1992, ce qui fut le premier et jusqu’à présent l’unique acte de restitution des livres déposés à Minsk en 1945. De nombreux livres en néerlandais se trouvent encore aujourd’hui dans la capitale de la Biélorussie. Par pure coïncidence, cette restitution de livres aux Pays-Bas comprenait également le premier livre saisi par l’ERR en 1940 qui était censé être remis à la Bibliothèque Tourgueniev à Paris : des bibliothécaires néerlandais identifièrent l’estampille de la BRT dans une bible écrite en néerlandais qu’ils transmirent à leurs collègues de Paris 38.
En 1997, le président biélorusse A. Loukachenko présenta au président russe B. Eltsine quatre livres portant l’estampille de la BRT, et certifia à son hôte russe qu’il en restait encore des milliers à l’endroit où ils avaient été trouvés 39. On me montra également de nombreux livres de la BRT dans la bibliothèque présidentielle de la ville, où les bibliothécaires m’informèrent qu’ils en avaient au moins 600 en leur possession. Encore quelques-uns se trouveraient dans la bibliothèque de l’Académie des sciences de Minsk, sans parler de tous ceux qui seraient dans des collections privées.
En 2011, la Bibliothèque nationale de Biélorussie publia un CD-ROM (Autographes français dans les collections de la Bibliothèque nationale de Biélorussie). Ce CD présente les pages de titres de 65 livres de Paris dédicacés et signés par ou pour des politiciens, des écrivains français réputés ou d’autres personnalités culturelles, avec leurs photos. Les textes complets de quatre livres sont inclus, dont La ville radieuse (Paris, 1933) de Le Corbusier avec une dédicace de l’auteur 40. Depuis que la Bibliothèque nationale a emménagé dans son nouveau bâtiment très impressionnant, son catalogue peut être consulté sur internet. Il comprend de nombreux livres rares (mais pas tous) provenant de bibliothèques privées de l’Europe de l’Ouest, et même quelques livres de l’ex-Yougoslavie 41.
Le professeur V. V. Makarov, linguiste français à la retraite et éminent spécialiste de la culture française, y a écrit une émouvante introduction. De ce que révèlent ces dédicaces, il laisse entrevoir les relations intrigantes qu’entretenaient la plupart des auteurs avec les personnes pour lesquelles les livres étaient dédicacés. Il indique également ceux qui perdirent leur vie, victimes de la Shoah. L’introduction de Monsieur Makarov sur le CD ne donne toutefois aucune explication sur le fait que ces livres furent saisis par l’ERR dans des bibliothèques privées juives françaises. Cette information peut être vérifiée aujourd’hui dans les listes de saisies de l’ERR publiées sur le site de la CFAJ de Paris. Le professeur V. V. Makarov n’avait pas vu les nombreux rapports sur la saisie effectuée par l’ERR de millions de livres provenant des bibliothèques nationales à Minsk, dont certains (mais pas tous) font partie de l’ensemble des registres de l’ERR de Kiev accessibles sur le site internet des archives d’État de l’Ukraine (TsDAVO) à Kiev. Même si, avant ma communication présentée à la conférence de Minsk, le professeur V. V. Makarov n’avait pas eu connaissance de toute l’histoire du « voyage involontaire » de ces livres acheminés dans le convoi en provenance de Silésie, il publia auparavant plusieurs articles au sujet de ces livres, notamment un bref compte rendu en anglais dans Spoils of War Newsletter en 1999 42.
À titre d’exemple spécifiquement institutionnel, une traduction française d’une autobiographie de Marc Chagall me fut montrée à Minsk. Elle comportait des illustrations de l’auteur ainsi qu’une dédicace signée pour la bibliothèque Tourgueniev de Paris. Sur cette même page comprenant la dédicace de Chagall se trouve l’estampille de la bibliothèque parisienne. Mais aujourd’hui, la Bibliothèque Tourgueniev de Paris est tout aussi dépouillée de ses trésors d’avant-guerre qu’elle le fut après le passage de l’ERR en 1940. Je vis également à Minsk de nombreux documents des archives administratives de la Bibliothèque Tourgueniev venant compléter ceux répertoriés à Moscou 43.
Lors d’un colloque qui s’est tenu à Saint-Pétersbourg en 2014, la Bibliothèque nationale de Biélorussie indiqua détenir encore 3 000 titres de la Turgenevka. Aucune statistique n’est cependant disponible actuellement au sujet des livres de la BRT, que ce soit à la bibliothèque présidentielle ou à la bibliothèque de l’Académie des sciences, ou toute autre bibliothèque de Biélorussie susceptible d’avoir reçu certains des livres arrivés à Minsk et rapatriés de Silésie en 1945 44. Parmi ceux reçus de Silésie en 1945, la bible en néerlandais portant une estampille de la BRT, qui a transité par Moscou et Amsterdam, fut le seul livre, parmi les 100 000 saisis en 1940, qui retourna chez lui à Paris, livre en tout cas que les Russes n’ont pas mentionné, à supposer même qu’ils en aient eu connaissance en Russie.
Les fonds détenus à la Bibliothèque Lénine (GBL, Moscou)
En revanche, la Bibliothèque d’État russe (RGB) à Moscou, anciennement la Bibliothèque Lénine (GBL) ou plus familièrement la « Leninka » comme on la surnomme encore aujourd’hui, détiendrait selon de récents rapports environ 10 000 volumes de la BRT. La plupart d’entre eux furent transférés secrètement depuis Legnica, même si ce chiffre n’a jamais été confirmé et diffère quelque peu de celui indiqué par des statistiques plus récentes citées. Certains livres « dégénérés » portant l’estampille de la Bibliothèque Tourgueniev, envoyés à la Bibliothèque Lénine, furent détruits, comme ceux de Minsk et de Legnica, lors d’opérations de « nettoyage ». Plusieurs d’entre eux furent néanmoins relégués au Spetskhran (collection conservée dans un dépôt spécial secret à accès restreint). Certains d’entre eux étaient des doubles de livres déjà détenus, mais dont la Leninka n’avait, semble-t-il, pas besoin. Mais plutôt que de les rendre à Paris, la Leninka se servit d’un grand nombre de ces doubles dans le cadre d’échanges avec d’autres bibliothèques au sein de l’URSS et à l’étranger. Ceci explique pourquoi 26 livres furent retrouvés à la bibliothèque de l’université d’État de Voronej, d’autres à Orel, Kazan et Louhansk. D’autres encore seraient même sur l’île de Sakhaline, tandis que deux livres se retrouvèrent à l’université de Stanford à Palo Alto, Californie.
D’autres furent vendus sur le marché des antiquaires. Ceci explique la présence des livres mentionnés ci-dessus portant l’estampille de la BRT, que je découvris la première fois en Russie en 1989 dans la maison d’un ami moscovite qui n’avait jamais été à Paris. Il chérissait cette collection de livres avec des estampilles de la BRT, et me montra l’estampille du libraire antiquaire de Moscou pour me prouver qu’il l’avait acheté en toute bonne foi. J’en avais entendu parler dans certains cercles de Moscou, mais il aurait été très difficile, voire impossible, de documenter le nombre ou de reconstituer les titres de ces livres éparpillés aujourd’hui.
Au début des années 1990, je découvris la première fois une dédicace faite à la Bibliothèque Tourgueniev à la Leninka elle-même, dans le numéro d’un journal bibliophile de 1925 (publié à Paris). Le Spetskhran ayant ouvert récemment ses portes, je partis aussitôt à la recherche de la responsable de cette division pour savoir si elle détenait d’autres livres de la Bibliothèque Tourgueniev. Ce fut-là ma première rencontre avec Nadezhda Ryzhak qui m’expliqua que les ouvrages « trophées » arrivèrent en si grand nombre après la guerre que personne ne trouva le temps d’établir des registres sur leur provenance.
Dix ans plus tard, en janvier 2001, N. Ryzhak participa à une table ronde avec moi lors du colloque organisé à Paris en l’honneur du 125e anniversaire de la Bibliothèque Tourgeniev. Elle reconnut que sa division de la Bibliothèque d’État russe (RGB) rebaptisée alors Département pour la Russie à l’étranger (Otdel Russkogo Zarubezh’ia), ne comptait pas moins de 2 000 livres de la Bibliothèque Tourgueniev et que quelque 1 500 autres étaient dispersés dans la RGB. Plus tard au cours de l’été, une autre bibliothécaire de la RGB me laissa entendre que ce chiffre avait augmenté d’un autre millier de volumes. Elle me présenta un autre bibliothécaire encore qui dirigeait une étude des registres d’acquisition de bibliothèques d’après-guerre qui leur permettait d’en retrouver encore d’autres qu’ils ajoutaient dans une base de données en cours de création. Comme pour confirmer la nouvelle politique culturelle russe, c’était juste après qu’un spécialiste au ministère de la Culture de la Fédération russe rendit un hommage public au 125e anniversaire tout en incriminant la RGB, et souligna à quel point « le nombre de livres de la Bibliothèque Tourgueniev retrouvés à la “Leninka” demeurait encore et toujours un secret des sept sceaux 45 ».
Au printemps 2002, N. Ryzhak m’invita au colloque appelé « lectures de Rumiantsev » de la RGB et, lors de sa présentation, elle indiqua entre 8 000 et 10 000 livres provenant de la bibliothèque de Paris 46. La première semaine de septembre 2015, toutefois, juste avant que je ne quitte Moscou pour me rendre au colloque à Paris, N. Ryzhak me communiqua un nombre total actuel de seulement 5 000 dont 425 répertoriés au département des livres rares ; 1 000 dans le département de la Russie à l’étranger qu’elle dirige toujours ; et 3 365 dans les rayons généraux. Elle ne disposait pas de chiffres concernant les autres livres du dépôt Khimki, et ne pouvait expliquer la différence avec les chiffres plus élevés de la RGB qui nous avaient été précédemment communiqués 47. Aujourd’hui en Russie avec le 70e anniversaire de la victoire, le secret demeure encore entier autour de la question des « trophées » qu’elle détient.
Deux transferts d’archives par la Russie, l’un en 1993-1994 et l’autre en 2002, permirent de restituer à la France une bonne partie des fonds d’archives deux fois pillés des collections maçonniques françaises et juives, figurant sur les listes de l’ERR se rapportant à la spoliation de 110 bibliothèques à Paris au printemps 1941. Mais les trois centres archivistiques moscovites n’ont restitué aucun de ces fonds de la Bibliothèque Tourgueniev arrivés à Moscou après la guerre. Ils les conservent encore à titre de « compensation 48 ». Certaines de ces archives restituées arrivèrent à Minsk depuis Ratibor (Racibórz), mais on demanda aux autorités biélorusses de transférer toutes les archives étrangères, d’abord aux archives d’État à Minsk, puis à Moscou au début des années 1950. Ceci explique pourquoi je ne trouvai que quelques vestiges archivistiques de la BRT à Minsk. De toute évidence, ils avaient été saisis par l’ERR en France, et sont des fragments supplémentaires qui font partie de ceux dispersés dans les trois archives à Moscou.
Archives et livres français à Minsk : une « compensation »
Aujourd’hui, grâce à Anatole Steburaka, nous savons que certains fragments des mêmes archives maçonniques de Paris et de Bordeaux furent restitués par Moscou en 2002 ; ces loges figurent également sur les mêmes listes de saisies de l’ERR de la Bibliothèque. On en sait davantage à Paris au sujet des livres et manuscrits de plusieurs membres de la famille Reinach conservés à Minsk, grâce au rapport d’A. Steburaka à l’Académie des inscriptions et belles-Lettres en juillet 2015 (une vidéo de sa présentation est maintenant disponible sur le site internet de l’Académie 49).
Les bibliothèques de Biélorussie sont sans aucun doute fières d’avoir en leur possession une collection précieuse de volumes dédicacés par de célèbres écrivains et hommes d’État français tels que Marcel Proust, Louise Weiss, Georges Clémenceau et Léon Blum, parmi tant d’autres, ainsi que de nombreux membres du clan Rothschild. Les bibliothécaires à Minsk les considèrent aujourd’hui comme une « compensation » pour leurs pertes de guerre, sans nullement penser à la possibilité de les rendre à leur patrie d’origine, la France, ou à leurs propriétaires ou aux héritiers de ceux qui perdirent leur vie, victimes de la Shoah. Certains à Minsk disent que Moscou envoya les livres à titre de « compensation » après la guerre. C’est apparemment cette histoire qui circulait, et non la vérité à propos de l’épisode des 54 wagons de marchandises partis de Mysłowice.
Lorsque la Fédération de Russie fut admise au Conseil de l’Europe en 1996, deux des « conditions » que la Russie accepta en signant l’accord demandaient le rapatriement des biens culturels des autres États membres 50. Malheureusement, ces instruments juridiques internationaux n’ont pas force de loi et n’ont pas permis le retour chez eux de nombreux livres et ouvrages « trophées » qui demeurent encore en Russie. La Biélorussie, en raison de considérations liées au respect des droits de l’homme, n’est pas devenue membre du Conseil de l’Europe. Et aucun élément aujourd’hui ne permet de savoir si le gouvernement biélorusse est plus enclin que son voisin russe à restituer des livres et archives qui ont connu deux pillages tragiques les conduisant à Minsk, où ils ont été conservés pendant un demi-siècle.
Mais lorsque nous faisons concorder ces images dédicacées avec les listes de saisie de l’ERR et les documents confirmant leurs saisies en temps de guerre, l’odyssée tragique qui s’ensuivit devient plus claire. D’autres livres saisis par l’ERR en même temps que les bibliothèques privées de Louise Weiss, Léon Blum et du clan Rothschild, parmi tant d’autres, furent restitués à la France depuis l’OAD par les alliés américains et/ou depuis Tanzenberg par les Britanniques, comme le montrent les cartes de Martine Poulain et les listes des dossiers de restitution de bibliothèque français aux AMAE. Certaines des archives personnelles de Louise Weiss, de Léon Blum et des Rothschild quittèrent la Russie pour revenir chez elles après la chute de l’Union soviétique. Mais les livres dédicacés à ces sommités et à d’autres personnalités françaises éminentes demeurent à Minsk, telle une mémoire disparue pour ceux à qui ils furent dédiés. Aujourd’hui, soixante-dix ans plus tard, ils demeurent des mémoires disparues pour leurs héritiers. On est en droit de s’interroger sur la justice morale quant au traitement réservé à tous ces volumes comprenant d’illustres dédicaces françaises signées et des estampilles de livres de bibliothèques privées parce qu’ils sont considérés comme une « compensation » pour les millions de livres perdus des bibliothèques d’État de la Biélorussie pendant la guerre.