L’usage des ressources en ligne en temps de confinement

Vers une meilleure connaissance des publics de Limédia

Claude Poissenot

Alors que les librairies et les bibliothèques ont précipitamment fermé leurs portes, la curiosité des citoyens, leur désir de lire, de s’informer, de se divertir n’ont pas disparu. Les bibliothèques qui avaient développé une offre de ressources numériques en ligne depuis plusieurs années ont vu le nombre de leurs consultations augmenter. L’étude de ces nouveaux usages n’est encore que balbutiante mais le contexte du confinement leur a donné une actualité particulière. Quel effet le confinement a-t-il eu sur l’usage des ressources numériques ? A-t-il modifié les profils des usagers de ces ressources ?

En janvier 2020, une enquête a été lancée en partenariat entre les bibliothèques du Sillon Lorrain et l’IUT Nancy-Charlemagne pour mieux connaître les publics des ressources regroupées autour du portail Limédia 1

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NDLR : à propos de Limédia, voir l’article de Malik Diallo dans le BBF : https://bbf.enssib.fr/matieres-a-penser/limedia-prix-de-l-innovation-numerique-2019_69757

. Les usagers ont été sollicités sur la page d’accueil du site ainsi que par l’intermédiaire des réseaux sociaux pour répondre à un bref questionnaire. Quand le confinement est intervenu, le questionnaire avait déjà été rempli par 266 usagers. À partir du 15 mars (moment où le confinement a été imposé dans les cafés et alors que la plupart des bibliothèques étaient fermées pour cause de dimanche et lundi) et jusqu’au 30 avril, ce sont 190 réponses supplémentaires qui ont été recueillies. Les résultats que nous présentons sont donc le produit de cette comparaison.

Une fréquentation liée au confinement ?

On aurait pu penser que le public inscrit pendant le confinement se composerait seulement de personnes découvrant totalement le service. L’enquête montre que ce n’est pas le cas. Si la part de ceux qui ont découvert Limédia à l’occasion d’une inscription ou d’une visite à la bibliothèque physique est moins élevée durant le confinement pour cause de fermeture, elle représente quand même un quart des répondants. Cela signifie que certains avaient eu l’information avant le confinement mais ont entrepris de découvrir Limédia (et/ou de répondre au questionnaire) à l’occasion de cette situation d’enfermement.

À l’appui de cette idée d’un public qui ne serait révélé que par le confinement se trouvent les réponses à la question de l’ancienneté de l’usage de Limédia : 45 % des usagers en période de confinement datent le début de leur fréquentation de plus de trois mois. En revanche, l’enquête permet de saisir un réel nouveau public. En effet, 52 % font remonter à moins d’un mois le début de leur fréquentation, là où 29 % des premiers répondants étaient dans ce cas.

La fréquentation de Limédia a donc été accélérée par le confinement soit en créant les conditions d’une visite qui était déjà préparée, soit en en étant l’occasion d’une réelle découverte.

Un public moins familier des bibliothèques…

On a vu que le recours aux ressources numériques passe souvent par les bibliothèques physiques. C’est le même moteur de la curiosité qui conduit les usagers à se tourner vers ces institutions à travers ce qu’elles proposent dans leurs murs ou à distance. Mais la continuité s’observe moins chez les usagers inscrits pendant la période du confinement.

À la question de savoir s’ils fréquentaient les bibliothèques avant d’utiliser Limédia, un quart avouent ne jamais y aller alors qu’ils sont un sixième parmi les usagers avant le confinement. Même si ces usagers des bibliothèques uniquement numériques sont minoritaires, ils sont venus plus nombreux à l’occasion du confinement. Leur lien est plus lâche avec les bibliothèques : ils sont un peu plus souvent d’anciens usagers et revendiquent un peu plus d’avoir découvert par eux-mêmes Limédia là où la moitié (contre un tiers) des usagers d’avant le confinement revendiquait le fait d’avoir découvert cette ressource par une bibliothèque.

Ce lien plus lâche avec les bibliothèques s’observe également dans les visites en bibliothèque. Ceux qui ne sont jamais venus en bibliothèque dans les 12 derniers mois sont plus nombreux pendant le confinement qu’avant (24 % contre 13 %). De même, ils sont nettement plus nombreux à ne pas avoir emprunté en bibliothèque (38 % contre 25 %). Et sans surprise, 43 % n’ont pas de carte d’emprunteur à jour contre 25 %.

… mais souvent déjà d’usagers

On peut mesurer l’usage de la bibliothèque physique à la fois par la fréquence de l’emprunt mais aussi par celle des visites puisque nombreux sont les usagers qui viennent sans emprunter. Afin d’appréhender le rapport aux bibliothèques des usagers ayant répondu pendant le confinement, on peut dénombrer la part de ceux qui les utilisent par la visite ou l’emprunt.

On mesure que ceux qui viennent et empruntent au moins une fois par mois à la bibliothèque représentent 39 % de ces « nouveaux » usagers de Limédia. C’est certes une part moins grande que celle observée chez les « anciens » (51 %) mais cela signifie que la « rencontre » avec Limédia est largement sous-tendue par une fréquentation intensive du lieu de la bibliothèque. Faute de pouvoir se rendre physiquement sur place, ces usagers se sont rabattus sur l’offre en ligne.

Est-ce parce qu’ils sont soulagés de pouvoir disposer de cette offre de secours, mais on constate qu’ils sont plus indulgents à l’égard de la plateforme Limédia. Si près d’un tiers des usagers d’avant le confinement juge qu’elle n’est pas (plutôt pas ou pas du tout) simple d’utilisation, pendant le confinement la proportion se réduit à 21 %.

Des usages stables

Limédia propose une diversité de ressources : presse ancienne, illustrations anciennes, livres récents, presse vivante, musique. Les motivations pour se tourner vers les documents en ligne ne changent pas selon le confinement ou avant cette période. La fréquence d’usage de chacune de ces ressources demeure inchangée. La presse, qu’elle soit actuelle ou ancienne, reçoit un relatif succès avec un quart d’usagers hebdomadaires. Ce ne sont pas forcément les mêmes puisque les usagers de la presse ancienne se recrutent notamment parmi les généalogistes en quête d’informations sur des ancêtres ou des personnes dont ils cherchent des traces à partir de ces sources. Avec 5 % d’usagers hebdomadaires, l’offre de musique en ligne est la moins fréquemment utilisée. Ce score peut être jugé d’autant plus faible que l’écoute de la musique entre dans le quotidien des usagers et ne demande pas autant de temps que la lecture d’un livre par exemple 2

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Les résultats de l’enquête « Pratiques culturelles des Français 2018 » confirment la croissance de l’écoute quotidienne de la musique. Elle atteint désormais 57 % dans la population contre 34 % en 2008 et 21 % en 1988.

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Un nouveau public plus âgé…

Du point de vue de l’âge, les usagers de la période du confinement se révèlent plus âgés que ceux avant cet événement. Les plus de 50 ans pèsent pour 72 % alors qu’ils étaient 56 % avant. Les moins de 40 ans sont passés de 25 % à 13 %. Le confinement semble avoir attiré vers Limédia des usagers plutôt plus âgés. Et quand on se penche sur ceux qui utilisent cette ressource depuis moins d’un mois, donc les « nouveaux », on observe un âge moyen légèrement supérieur pendant le confinement qu’avant (55,1 ans contre 52,8).

Une hypothèse pour expliquer cet attrait plus important de Limédia chez les plus âgés pendant le confinement serait que ces publics sont moins spontanément usagers des ressources numériques et qu’ils se sont tournés vers elles par nécessité. À l’inverse, les plus jeunes y seraient venus plus tôt par goût ou par familiarité avec le numérique. Et le Baromètre du numérique 2019 confirme cette entrée plus tardive des anciennes générations dans le numérique 3

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Crédoc, Baromètre du numérique 2019, ARCEP/CGE/Agence du numérique, 2019, p. 64. https://www.credoc.fr/publications/barometre-du-numerique-2019

. Il relève que l’âge moyen à la première connexion augmente quand on remonte vers les générations les plus anciennes : 69 % des 60-69 ans ont connu leur première connexion entre 40 et 59 ans, 63 % des 40-59 ans ont fait cette expérience entre 20 et 39 ans. Cette entrée tardive dans Internet se traduit par une moindre intensité de la pratique. La même enquête montre que si, en moyenne, 78 % de la population se connecte tous les jours à Internet, ce n’est le cas que de 65 % des 60-69 ans et 44 % des 70 ans et plus. Le confinement a probablement été un moment accélérateur dans l’entrée des générations les plus anciennes dans les pratiques numériques et la fréquentation de Limédia apparaît comme l’une de ses expressions.

… mais toujours très diplômé

Les 60 ans et plus venus vers Limédia à l’occasion du confinement sont légèrement plus diplômés que ceux qui n’ont pas attendu cet événement : 46 % ont un diplôme égal ou supérieur à la licence contre 41 %. C’est dire que pour « convertir » aux ressources numériques les plus anciens, le confinement suppose une curiosité et une aisance culturelle accrues. L’appel du numérique n’est donc pas immédiat et suppose ici une familiarité que le cursus universitaire fournit aux anciens étudiants.

De façon plus générale, c’est-à-dire pour toutes les classes d’âge, il apparaît que le confinement n’a pas permis à Limédia de capter un public moins diplômé. La part des sans-diplôme, des CAP ou BEP ne dépasse guère 15 % avant et pendant. Les conditions de disponibilité de temps n’ouvrent pas toutes les portes, y compris celles des ressources numériques en ligne. Le temps ne suffit pas à donner l’appétit et les compétences pour repérer et s’emparer de ce qui est proposé, y compris de façon gratuite (puisque l’accès a été offert pendant le confinement).

On observe une tendance similaire s’agissant de la profession et de la catégorie sociale. La part d’employés qui représente 21 % des répondants avant le confinement diminue à 12 % pendant. On ne voit pas se dessiner d’amorce de démocratisation de l’accès aux bibliothèques numériques à l’occasion de cet épisode. En revanche, se confirme ce que nous observions sur l’âge : la proportion de retraités est passée de 31 % à 41 %.

À défaut d’une démocratisation, on repère un léger signe d’évolution concernant le statut de l’emploi. 25 % des réponses antérieures au confinement émanent de personnes se classant dans le « secteur privé » contre 35 % pendant. À l’inverse, les fonctionnaires qui entrent dans les catégories « administration publique » (23 % puis 18 %), « enseignant » de tous niveaux (18 % puis 16 %) et « professions des bibliothèques, musées et archives » (11 % puis 5 %) représentent avant l’événement la moitié des répondants contre un gros tiers pendant. Autrement dit, Limédia aurait d’abord capté les salariés du secteur public et le confinement aurait permis à ceux du privé de réduire leur sous-représentation. Peut-être que le chômage partiel auquel ils ont été contraints les a rendus plus disponibles.

Un public plutôt féminin

Du point de vue du genre, l’inscription en bibliothèque se révèle plus fréquente chez les femmes que chez les hommes depuis la fin des années 1990. L’enquête « Pratiques culturelles des Français » a confirmé cette tendance dans sa nouvelle édition de 2018. L’écart existe aussi à propos de la visite en bibliothèque. Dans ce contexte, on pourrait penser que le recours à Limédia serait plus fréquent chez les femmes et notamment quand la visite physique n’est plus possible. Et c’est effectivement ce que l’on observe : les femmes représentaient 58 % des usagers avant le confinement et 56 % pendant.

Le confinement n’a pas rebattu les cartes de l’attrait pour les ressources numériques proposées par les bibliothèques. Loin des premières études sur l’usage d’Internet et des ordinateurs en bibliothèque qui montraient qu’ils attiraient davantage les hommes 4

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Anne-Sophie Chazaud-Tissot, « Usages d’Internet à la Bibliothèque publique d’information : ou quand le paquebot se met à surfer », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 1997, n° 3, p. 34-40. En ligne : https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-1997-03-0034-006

, la diffusion de ces outils et d’Internet et la proposition de documents numériques par les bibliothèques ont renversé cette tendance. Par contre, cette tendance entre en contradiction avec les résultats observés dans l’enquête que la BnF a effectuée auprès des usagers de Gallica en 2016 dans laquelle les hommes représentaient 66 % du total 5
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TMO Régions, Bibliothèque nationale de France : enquête auprès des usagers de la bibliothèque numérique Gallica, Rennes, 2017, p. 17. http://www.bnf.fr/documents/mettre_en_ligne_patrimoine_enquete.pdf

. Elle se rapproche plutôt de ce qu’Emmanuel Brandl 6
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Emmanuel Brandl, Baromètre Enssib 2017 : usages du service de prêt de livres numériques de la bibliothèque municipale de Grenoble, Enssib, 2017, p. 2. https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/67995-barometre-enssib-2017-usages-du-service-de-pret-de-livres-numeriques-de-la-bibliotheque-municipale-de-grenoble.pdf

a observé à Grenoble où, en 2017, 67 % des usagers des livres numériques étaient des femmes. L’implantation locale de ressources numériques favorise leur usage par les femmes. Le numérique abstrait les attire moins que celui qui est accompagné, introduit par une médiation. 39 % des femmes disent avoir connu Limédia à l’occasion d’une visite ou d’une inscription en bibliothèque contre 26 % des hommes. À Grenoble comme en Lorraine, les bibliothécaires sont à proximité et à même d’orienter les femmes vers ces ressources. Pour Gallica, 72 % des usagers résident en France et, parmi eux, seulement 14 % vivent à Paris, soit 10 % du total des usagers, et donc à proximité de la BnF, ce qui rend moins direct le lien entre la fréquentation physique et la fréquentation à distance. En Lorraine, on observe effectivement que la part des usagers de Limédia qui n’ont ni fréquenté ni emprunté dans une bibliothèque physique n’est que de 14 % pour les femmes contre 22 % chez les hommes. Pour les femmes, la bibliothèque numérique apparaît davantage comme une continuité de la bibliothèque sous une autre forme, alors que pour les hommes, la fréquentation physique et les usages numériques sont comme dissociés.

Un recrutement géographique plus large

Limédia émane du Sillon lorrain mais se donne à voir depuis tout point du monde connecté à Internet. Qui plus est, les ressources patrimoniales sont accessibles sans inscription ce qui rend effective la possibilité de les consulter depuis n’importe où. Pour autant, ces documents captent principalement un public régional puisque les quatre départements représentés (Meurthe-et-Moselle, Moselle, Vosges et Meuse) totalisent en moyenne 84 % des répondants. Le patrimoine présenté s'adresse potentiellement à tous les publics mais ce sont bien les résidents qui s’intéressent à leur territoire et à leur passé.

Toutefois, le confinement a réduit cette tendance puisque la part de ces départements passe à 79 % alors qu’elle était à 86 % avant. Les autres usagers viennent quelquefois de l’étranger mais surtout de toute la France. Il peut s’agir de Lorrains expatriés qui mettent à profit le temps du confinement pour replonger dans un bain culturel dont ils sont coupés. Les collectivités locales qui ont porté ce projet peuvent y puiser une satisfaction pour leur donner une visibilité à l’extérieur de la Lorraine comme une forme de marketing territorial, de « soft power » lorrain…

Une croissance sans modification structurelle

Comme à Grenoble 7

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Nicolas Boutry, « Les bibliothèques de Grenoble vont rouvrir à partir du 27 mai », RCF, 25 mai 2020. https://rcf.fr/la-matinale/les-bibliotheques-de-grenoble-vont-rouvrir-partir-du-27-mai

, les ressources numériques de Limédia ont rencontré une demande inhabituellement forte du fait du confinement. Ce sont plus de 5 000 inscriptions supplémentaires qui ont été enregistrées. Au terme de notre enquête, cet afflux n’a pas fondamentalement modifié la structure des publics. Certes, on assiste à des petites modifications (plus de salariés du privé et de retraités) mais le profil reste très stable : des femmes, plutôt âgées et très diplômées.

Du point de vue du rapport à la bibliothèque, il en va de même avec un public qui connaît déjà cette institution pour la fréquenter physiquement même s’il a un lien plus fragile. Et les usages faits de Limédia n’ont pas non plus connu de changements malgré leur augmentation.

Globalement, le confinement a plutôt été une aubaine pour accroître l’usage des ressources numériques plutôt qu’une révolution dans la structure de la fréquentation et des manières de se les approprier. Le récent reconfinement pourrait bien être ­l’occasion d’une confirmation de l’ancrage des usages numériques qui ont émergé lors du premier épisode. C’est indéniablement un moment d’hybridation des bibliothèques, non seulement dans leur offre, mais également dans les usages dont elles font l’objet.