L’impact de la crise sanitaire sur les bibliothèques
Les éléments de réponse de l’enquête de l’Association des bibliothécaires de France
Entre le 10 et le 24 mai 2021, la commission Ressources humaines de l’Association des bibliothécaires de France (ABF) a lancé auprès des bibliothécaires un appel à témoignage national, composé de 27 questions, pour la plupart ouvertes, afin de les interroger sur les conséquences de la pandémie de Covid-19 sur leurs pratiques professionnelles. Bien que les 526 répondants ne constituent pas un échantillon représentatif de l’ensemble de la profession, ils ont livré une parole de terrain précieuse, qui permet de faire un état des lieux général de l’état d’esprit au sein des équipes, après un an de crise sanitaire. Accompagné dans le dépouillement des réponses par des élèves de la promotion Tomi Ungerer de conservateurs territoriaux de bibliothèques, le groupe projet de l’ABF vous livre les résultats de cette enquête inédite.
Retours en chiffres : populations de répondants (526 réponses au total)
Des pratiques professionnelles bouleversées
94,6 % des répondants dans les collectivités territoriales et 57 % des répondants en bibliothèque universitaire indiquent que l’application des protocoles a changé leurs pratiques professionnelles. Les modifications des pratiques quotidiennes d’organisation du travail sont, d’après les éléments recueillis, essentiellement dues à la distance avec le public à desservir. Le glissement de l’offre vers une dématérialisation ou à un service sur place limité au contact, le temps de la transaction finale du « drive / cliquez et collectez », sont les deux raisons les plus citées pour expliquer les changements d’approches. Par ailleurs, la gestion de la quarantaine et du nettoyage des documents à leurs retours est citée comme étant la cause de bouleversements, notamment de la qualité de travail ainsi que de la gestion du temps de travail. À titre d’exemple, 52 % des répondants non-encadrants issus des bibliothèques territoriales identifient la quarantaine comme une cause de changement des pratiques professionnelles.
À l’échelle individuelle, il ressort des témoignages un sentiment de fragilité et un épuisement psychologique qui, en mai 2021, a conduit de nombreux répondants à parler de « perte de sens » et de « démotivation ». La naissance de conflits du travail (expressions de revendications, grèves et droit de retrait) a été citée de façon minoritaire.
Néanmoins, à l’échelle collective, les équipes auraient vécu un resserrement, une cohésion mais également l’expérience d’une horizontalité, d’innovations dans les fonctionnements ou encore dans la création de nouveaux services au public : « Paradoxalement, une période très enrichissante (et extrêmement fatigante) ! Beaucoup d’échanges avec les collègues, apprendre le télétravail en équipe, essayer de trouver des solutions innovantes tout en restant dans une gestion quotidienne très lourde. »
Un sentiment d’incompréhension et d’invisibilité
Bien que certains retours montrent une solidité des relations hiérarchiques, les réponses donnent aussi à voir une appréhension partagée des problématiques professionnelles liées à la crise. Les changements de protocoles sont cités dans les témoignages comme cause première des difficultés rencontrées dans les relations de travail entre les différentes entités. Révélateur des relations mises à mal dans les différents contextes, un sentiment d’incompréhension de la part des hiérarchies est exprimé dans les réponses, notamment envers l’expression des problématiques rencontrées par les équipes dans différents cadres de travail. L’impact des messages de communication diffusés au niveau national (qu’ils émanent des médias ou des institutions) sur les publics est jugé comme un des éléments rendant invisible l’ouverture des bibliothèques pendant les différentes phases de confinement et de couvre-feu. Les réponses citent, notamment dans le champ laissé libre aux commentaires, cet enjeu comme celui d’un futur travail d’advocacy désiré et nécessaire : « Sentiment d’être seuls et invisibilisés par le gouvernement, incompréhension du public face aux déclarations du gouvernement (ouvert, fermé ?), besoin d’une représentation forte et que les missions des bibliothèques soient défendues et valorisées ouvertement. »
Le rôle des bibliothèques : un rappel des fondamentaux
Une partie du questionnaire vise à mieux comprendre le rôle attribué par les bibliothécaires à l’offre qu’ils proposent dans leurs établissements lors d’une telle crise. Dans un contexte où un temps important est consacré à la régulation des usagers plutôt qu’à leur accueil, des similitudes ont été pointées dans les réponses données par les professionnels et les bénévoles.
Ce que nous appellerons ici le « lien social », et un certain nombre de services en découlant, s’est révélé être l’une des réponses les plus courantes à la question « Selon vous, que peuvent apporter les bibliothèques dans cette crise ? ». En effet, la posture de médiateur et de facilitateur d’accès ressort comme une priorité dans le rôle que souhaitent tenir les répondants : conseil et valorisation des ressources, médiation numérique, présence en ligne. 23 % des répondants venant des bibliothèques territoriales et 38 % des répondants des bibliothèques universitaires citent l’accueil, la lutte contre l’isolement et la création de lien social comme les rôles majeurs des établissements : avec une insistance particulière sur l’aide apportée aux étudiants du côté des établissements universitaires : « On a été assez seuls sur le campus pour accueillir des étudiants en situation difficile. »
Un autre rôle majeur identifié dans les réponses est l’accès à l’information pour 40 % des répondants venant des bibliothèques universitaires et 26 % des répondants venant des bibliothèques territoriales.
Une suite à construire
Depuis la collecte de ces témoignages, les règles ont de nouveau évolué et les rapports aux publics avec elles. Dans les établissements des collectivités territoriales, les jauges ont laissé la place au contrôle du passe sanitaire pour les publics majeurs. Dans les autres établissements (universitaires, spécialisés, etc.), cette obligation ne s’applique pas. Au sein des collectivités, les bibliothèques ont été parmi les premiers lieux d’accueil à mettre en place cette nouvelle disposition sanitaire. Cela a engendré parfois des difficultés : incivilités, perte de sens, baisse de fréquentation.
À la lumière des résultats de cet appel à témoignages, quelques questions se posent au sein de la profession et dans les retours de terrain que reçoit l’ABF :
- les bibliothèques comme lieux d’ouverture et de correction des inégalités continuent à rencontrer de nombreux défis. Comment maintenir l’objectif d’inclusion et d’accompagnement des publics précaires ? Des solutions sont trouvées chaque jour par les professionnels et les bénévoles pour garantir le service public de proximité, le lien social et permettre l’accès aux ressources diverses : actions hors les murs (bibliobus et installations), accueil ou drive en extérieur, contenus et médiations numériques, etc. ;
- quel rôle les médiathèques ont-elles à jouer dans les débats, les décryptages des fausses informations et comme remparts contre les théories complotistes, notamment celles liées à la crise sanitaire ?
La crise sanitaire a donc été, comme pour d’autres professions, un accélérateur de l’évolution du métier et un catalyseur d’innovations ou de changement. Elle a également démontré que les bibliothèques et leurs équipes sont intimement liées à la place qu’on leur donne dans les politiques publiques nationales et locales. En conséquence, quelles priorités futures donner aux pratiques et projets professionnels des bibliothécaires ? Comment réaffirmer la place des médiathèques sur le plan local et national ? La suite des réflexions sera abordée lors du prochain congrès de l’ABF qui se tiendra du 2 au 4 juin 2022 sur le thème « Les bibliothèques sont-elles indispensables ? ».