Fablab et formation : des compétences et des valeurs au service de la médiation en bibliothèque

Catherine Daniel

Rebecca Lesgoirres

Jean-Paul Thomas

Introduction

Depuis plusieurs années, la presse professionnelle s’intéresse aux liens entre fablab et bibliothèque. C’est au début des années 2010 que les fablabs, ces laboratoires de fabrication initialement conçus au Massachusetts Institute of Technology (MIT) à la fin des années 1990 1

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MIT, « The Fab Charter », Cambridge, 2012 : https://fab.cba.mit.edu/about/charter/

, apparaissent en France. Ils ont pour objectif, dans l’esprit du Do it yourself (DIY), de permettre à chaque citoyen de concevoir et de fabriquer des objets physiques en utilisant des outils informatiques comme les imprimantes 3D et les fraiseuses numériques, ou des outils plus courants comme les machines à coudres et les perceuses 2
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Marjolaine Simon, « Fab Lab en bibliothèque : un nouveau pas vers la refondation du rapport à l’usager ? », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2015, no 6, p. 138-151. En ligne : https://bbf.enssib.fr/matieres-a-penser/fab-lab-en-bibliotheque_66269

. De plus en plus, les publications spécialisées nous proposent d’interroger la notion de fablab en lien avec celle de tiers-lieu 3
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Mathilde Servet, « Des bibliothèques troisième lieu aux bibliothèques tiers-lieux », Observatoire des tiers-lieux, 8 décembre 2022. En ligne : https://observatoire.francetierslieux.fr/les-bibliotheques-tiers-lieux/

ou les évolutions des pratiques de médiation en bibliothèque 4
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Thomas Fourmeux, « Des Fab Labs en bibliothèque ? ». Arabesques, 2015, no 77, p. 14-15. En ligne : https://publications-prairial.fr/arabesques/index.php?id=830

. En revanche, la prise en compte des outils et des valeurs du fablab est peu présente dans la formation des futurs professionnels. Or, depuis 2017, le DEUST « Métiers des bibliothèques et de la documentation » de l’Université Rennes 2 collabore avec l’Edulab 5 (fablab de l’université) autour de projets que les étudiants conçoivent puis mettent en œuvre en bibliothèque. Pour les réaliser, ils ont la possibilité de s’appuyer sur les ressources de l’Edulab qui leur est présenté en début de formation.

Il nous semble intéressant de dresser un bilan de ces premières années de collaboration pédagogique : quel est l’impact de l’investissement dans un projet intégrant de la fabrication numérique sur la professionnalisation et le développement professionnel des étudiants ? Quelle est l’influence de la fabrication numérique sur la médiation des collections littéraires en bibliothèque ? Pour répondre à ces questions, nous avons rédigé une enquête adressée à quatre promotions d’étudiants diplômés et une promotion en cours d’études. Après avoir présenté le dispositif pédagogique, nous nous appuierons sur l’analyse de l’enquête pour rendre compte des médiations mises en œuvre par les étudiants et l’impact de ces projets sur leur future vie professionnelle.

Les projets tutorés, un dispositif innovant de formation des étudiants

Un partenariat avec l’Edulab

Dès l’ouverture de l’Edulab sur le campus de Rennes 2, la filière « Bibliothèques et documentation » 6

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La filière comprend des formations allant du DU Assistant des bibliothèques de documentation (niveau bac + 1) aux masters.

a développé un partenariat régulier avec cette structure qui porte de nombreuses valeurs chères aux bibliothèques publiques : l’apprentissage entre pairs, le partage des savoirs, le développement d’une culture numérique, l’apprentissage par le faire (DIY), la mise en commun de ressources…

Cette collaboration passe notamment par une présentation du fablab en début d’année aux étudiants de la filière. Pour ce qui est du DEUST « Métiers des bibliothèques et de la documentation », cette collaboration s’appuie sur le dispositif des projets tutorés. Intégré lors de la refonte de la maquette du DEUST en 2017, ce module s’étale sur les deux années de la formation et propose un cadre dans lequel les étudiants travaillent en groupes en autonomie mais encadrés par un membre de l’équipe pédagogique autour d’un projet de médiation qu’ils vont soumettre à une structure documentaire (bibliothèque de lecture publique, universitaire ou centre de documentation) et mettre en œuvre concrètement en deuxième année. Ces projets participent d’une « professionnalisation-formation » 7

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Richard Wittorski, La professionnalisation en formation : textes fondamentaux, Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2016 (coll. La professionnalisation, entre travail et formation).

via un dispositif visant à développer des compétences que les étudiants pourront mobiliser dans leur future vie professionnelle.

Les projets émergent en première année de DEUST lors de séances collectives de brainstorming à l’occasion desquelles les étudiants proposent des thématiques. Ensuite ils votent pour les sujets qu’ils préfèrent et constituent des groupes. Une fois les thématiques retenues, les projets vont ensuite émerger lors d’une séance mobilisant la technique des « conceptbox » 8

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Elsa Chusseau, Catherine Couturier, Tuyet-Tram Dang-Ngoc et Charlotte Pourcelo, « Passeurs dans le cadre d’une modélisation de développement pédagogique : quels savoirs et quels rôles ? », Journées d’étude AIPU section France : les passeurs de la Pédagogie Universitaire dans les projets de transformation pédagogique, AIPU section France, Toulouse, novembre 2020. En ligne : https://hal.science/hal-03017755/document

qui permet aux étudiants de matérialiser leur projet suite au travail d’idéation.

Ces projets sont l’occasion de favoriser la créativité des étudiants autour d’un thème de leur choix souvent basé sur des objets culturels qui leur tiennent à cœur (culture manga, culture ludique, littératures de l’imaginaire…) ou de grandes questions sociétales (genre, écologie…), et ce, dans le cadre d’une pédagogie de projet et d’apprentissage par le faire. Une attention particulière est portée à la prise en compte de la transition écologique en bibliothèque, en incitant notamment les groupes à l’intégrer à toutes les étapes de leur projet. Ainsi, le projet Ecothèque 9

avait pour objectif de faire découvrir aux usagers d’une bibliothèque de Rennes des solutions permettant de concevoir ses propres produits d’entretien. La dimension écologique est aussi présente avec la recommandation de réemployer des matériaux (bois, PLA 10
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Composant bioplastique utilisé pour l’impression 3D.

…) d’une année et d’un projet à l’autre. Dans ce cadre et pour favoriser l’autonomie des étudiants, chaque groupe gère un petit budget sur ces deux ans (200 euros). Ce dispositif permet également de découvrir les contraintes mais aussi l’intérêt de travailler en partenariat avec une structure.

Typologie des projets et modalités de mise en œuvre

Les projets peuvent prendre des formes très variées mais intègrent toujours une part de valorisation des collections. Le plus souvent les étudiants font le choix de la bibliothèque de lecture publique, parfois de la bibliothèque universitaire et plus rarement de bibliothèques d’autres structures (Maison de la poésie, centre social…).

Depuis le début de la mise en place de ce dispositif, plusieurs types de médiation ont été mobilisés : la conférence (projet Résister pour exister sur la chanson politique en Amérique du Sud, projet La boîte à musique libre, sur les musiques libres de droit), l’exposition (projet Vilain·e·s 11

sur la figure du monstre), l’escape game (Escape game et au-delà sur la mort dans la poésie), l’animation ludique (jeu de plateau, énigmes, quizz…), la médiation documentaire (Adopte un livre, sur la valorisation des livres de contes), le concours d’écriture (Briser les codes 12 sur les cultures LGBTQIA+ dans les littératures de l’imaginaire), l’atelier créatif… Ces différents types de médiation peuvent se combiner au sein d’un même projet.

Dans ce cadre, les étudiants sont invités, mais ce n’est pas obligatoire, à intégrer une dimension de fabrication numérique. Ainsi de nombreux projets ont mobilisé le fablab comme La mode habille l’Histoire 13

, médiation sur l’histoire du vêtement à travers les siècles dans un espace lecture qui a utilisé le fablab pour la fabrication de mannequins et a proposé une démonstration du fonctionnement de l’imprimante 3D. La boîte à musique libre a nécessité la création, à l’aide de la découpeuse laser, d’un boîtier accueillant un Raspberry Pi tout comme le projet Gameology pour la création d’une borne d’arcade.

Par ailleurs, les projets peuvent faire l’objet d’un travail de documentation consistant à mutualiser des éléments de construction (plans, photographies, tutoriels…) au sein de sites personnels, du Wiki-Rennes 14

ou de la galerie de projets de l’Edulab 15.

L’évaluation du travail des étudiants est faite par les enseignants de la filière dans le cadre de restitutions orales ou écrites tout au long des deux ans mais aussi par les professionnels de la structure d’accueil à l’issue de la médiation en fin de deuxième année.

Particulièrement formateurs, ces projets sont plébiscités par les étudiants et les structures d’accueil car ils suscitent la créativité et l’investissement des étudiants tout en étant professionnalisant par les retours des enseignants, des professionnels mais aussi des usagers lors de leur mise en œuvre.

Méthodologie de l’enquête

Deux enquêtes ont été menées via un questionnaire individuel en ligne : la première concernait les étudiants de la promotion 2021-2023 (15 répondants) et a été diffusée au début de la deuxième année à un moment où la médiation n’avait pas encore été réalisée, la seconde touche les diplômés (33 répondants) des promotions précédentes depuis 2018 dont la plupart sont en poste en bibliothèque.

L’enquête destinée aux étudiants de la promotion 2021-2023 comportait 16 questions : 11 questions ouvertes et 5 fermées. Les questions portaient sur le profil de l’étudiant notamment sa connaissance des fablabs, le projet tutoré et la place du fablab dans celui-ci. La dernière partie concernait les compétences développées dans le cadre du projet.

Le questionnaire destiné aux diplômés était plus long (26 questions dont 18 ouvertes). Il reprenait les mêmes questions que pour les étudiants mais développait davantage la partie concernant les compétences et le réinvestissement une fois en poste.


La fabrication numérique au service de la médiation

Après avoir théorisé puis préparé leur projet tutoré, les étudiants mènent seuls l’activité au sein de la structure partenaire. Ils agissent alors en professionnels et jouent le rôle de médiateur entre le projet et les publics. Nous distinguons d’ailleurs deux types de médiation : l’une touche aux collections de la bibliothèque et en particulier les collections littéraires ; l’autre concerne les outils numériques issus du fablab, qui ont permis la réalisation de l’animation.

Mobilisation des outils du fablab

Chez les étudiants déjà diplômés (entre 2018 et 2022), on note que la fabrication numérique se traduit principalement par la création d’objets au service de l’animation. L’usage de Raspberry Pi et d’Arduino reste assez marginal. On note toutefois la présence du Raspberry Pi au sein du dispositif central dans le cas de La Boîte à musique libre (2018), puisqu’elle a permis de stocker une playlist musicale (libre de droits) qui a fait l’objet de téléchargements par le public. On peut également citer le cas du projet Landes fantastiques en Bretagne (2021) pour lequel les étudiants se sont appuyés sur la technologie Arduino pour créer une carte interactive qui faisait pleinement partie de l’animation. En revanche, les imprimantes 3D, la découpeuse-graveuse ainsi que les machines à coudre sont souvent sollicitées. Parfois utilisés en amont, parfois présents sur le lieu de l’animation, ces outils peuvent faire l’objet de présentations spécifiques. En l’occurrence, un tiers des étudiants a présenté le fonctionnement des outils numériques et du fablab au cours de l’animation. Une personne note qu’il y a eu une « tentative de présentation mais [que] le public [enfants] [était] dissipé ». Les porteuses du projet La mode habille l’Histoire 16

indiquent plusieurs modalités de valorisation et de médiation sur le temps de l’animation : « présentation de la fabrication 3D sous forme de time lapse ; l’imprimante 3D a aussi été apportée le jour de l’animation pour faire une démo et distribution des outils de communication (flyers) du fablab ». On note que ce groupe a également documenté le projet sur son site Web.

Parmi les étudiants en formation au moment de l’enquête, près de la moitié d’entre eux ont utilisé l’Edulab, en particulier la découpeuse laser, l’imprimante 3D et la machine à coudre ; mais aussi le Raspberry Pi. Cinq d’entre eux considèrent l’utilisation du fablab comme indispensable, ce qui correspond à un quart des réponses et une étudiante précise que si cela n’était pas indispensable, c’était toutefois préférable. Seule une personne affirme présenter ces technologies aux usagers ; trois groupes prévoient de documenter le projet et deux hésitent, répondant : « on ne sait pas encore » ou « sûrement ». Certains répondants notent que leur projet n’a pas fait l’objet de valorisation des outils numériques « pour cause de Covid » (2021), d’autres que « ce n’était pas l’objectif », et en effet, souvent, cette valorisation n’est pas proposée, car le fablab est considéré comme le lieu de la fabrication et en cela est dissocié de l’animation. On retrouve cette constante chez les étudiants en formation, qui évoquent plus volontiers la possibilité d’une documentation post-animation qu’une valorisation au sein de l’animation, notamment quand elle s’adresse aux enfants. Seule une réponse, venue d’un membre du groupe Gameology 17

affirme que « la technologie utilisée sera présentée au public ». Il nous apparaît que la documentation des projets est une dimension à renforcer. Nous constatons que les étudiants se projettent beaucoup sur la conception d’animation et prennent moins le temps de penser à documenter. Il est vrai que cela demande du temps et ne fait pas, pour le moment, l’objet d’une évaluation. Nous notons la nécessité de faire évoluer le dispositif sur ce point.

Valorisation et médiation des collections

Les notions de médiation et de valorisation sont polysémiques. Aussi, en nous appuyant sur les travaux de Cécile Rabot et de Jean-Philippe Accart, nous indiquons que la médiation nécessite un intermédiaire entre l’usager et la collection ou le service et a « pour objectif d’accompagner les utilisateurs vers l’autonomie dans leur accès à l’information » 18

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Jean-Philippe Accart et Clotilde Vaissaire-Agard, Les 600 mots métiers. Bibliothèques, archives, documentation, musées, Bois-Guillaume, Klog éditions, 2024.

. Quant à la valorisation, elle est une forme de médiation avec un travail sur la visibilité. Ainsi comme le rappelle Cécile Rabot : « De la bibliographie au présentoir, de la rencontre avec un auteur à la conférence, du concert conté à l’atelier artistique, l’éventail des moyens de mise en visibilité est large. Ces moyens varient par leur forme, plus ou moins participative, et par leur rapport plus ou moins étroit avec les collections. […] Tous engagent une conception de la médiation et du métier de bibliothécaire : les formes privilégiées construisent une posture professionnelle de spécialiste des collections, d’animateur ou d’organisateur facilitateur. » 19
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Cécile Rabot, « Chapitre 2. La valorisation des collections », dans La construction de la visibilité littéraire en bibliothèque, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2015 (coll. Papiers). En ligne : https://doi.org/10.4000/books.pressesenssib.3995

Dans leurs projets, les étudiants accordent une place très importante à la valorisation. Toutefois, nous distinguons deux objets de valorisation, l’un concerne les outils numériques qui ont permis la réalisation de l’animation et le second touche les collections de la bibliothèque et en particulier les collections littéraires.

Chez les étudiants diplômés, la moitié affirme avoir valorisé des collections. On note qu’il s’agit principalement de littérature, mais pas seulement. Comme pour la valorisation numérique, la tendance est, année après année, de développer la valorisation des collections. Un répondant ayant utilisé Arduino semble ne pas avoir compris la question, indiquant « ne pas savoir si le projet a permis ou non de valoriser les collections de littérature » (projet Sens de lecture). Parmi les étudiants en études, douze réponses mentionnent la volonté de valoriser les collections littéraires. La plupart des répondants sont assez précis sur l’objet de la valorisation et parfois de la médiation. Le plus souvent, il s’agit de valoriser les collections en lien avec un sujet (les émotions, la mode, les dragons, l’écologie, etc.). Quelquefois, cela concerne un genre : les romans ados (1 projet), la bande dessinée (1 projet), les mangas (2 projets), la poésie (1 projet), la littérature patrimoniale bretonne (1 projet) et le plus souvent, la littérature de l’imaginaire, dont il est précisé une fois qu’il s’agit de Science-fiction/fantasy. Enfin, dans un seul projet, un auteur est cité : Lovecraft. On peut noter la valorisation d’autres collections : les jeux pour un projet et la musique pour deux projets ; les DVD, aux côtés des collections littéraires, pour un projet. Les deux projets musicaux ont été conçus grâce au fablab. La valorisation des jeux et des DVD se fait au sein de projets n’impliquant pas la fabrication numérique.

Ainsi, sur 30 projets recensés, 20 comportent un volet valorisation des collections littéraires parmi lesquelles 13 projets ont été conçus à l’aide du fablab. Ces valorisations de collections sont, le plus souvent, portées par des projets conçus grâce aux outils du fablab. C’est le cas, par exemple, de À l’aventure, compagnes, qui proposait un jeu de pistes centré sur des figures d’héroïnes féminines à travers des ouvrages de littérature de l’imaginaire. Nous formons l’hypothèse que la créativité développée à travers de nouvelles technologies participe de la volonté de se mettre au service des collections. Parfois, la fabrication numérique est au cœur du dispositif de médiation : ainsi le projet Evil Pursuit (personnages issus de livres, de films ou séries télévisées) était conçu autour du plateau de jeu et de pions créés au fablab. Le plus souvent, la valorisation se traduit par des tables thématiques, des lectures et, dans le cas de dispositifs aventuriers, des ouvrages peuvent aussi devenir les lieux de cachette d’indices.

Développement de compétences et de valeurs

Quelles sont les compétences acquises lors de cette expérience pédagogique ? L’enquête nous éclaire sur la conscientisation des compétences acquises et réinvesties après l’expérience et met en évidence des représentations du métier.

Le Référentiel national de compétences des bibliothèques territoriales intègre, à différents niveaux, des compétences en lien avec la philosophie des fablabs autour des thématiques de la co-construction, co-conception de services dans les domaines des publics, de la médiation et de l’action culturelle 20

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Ministère de la Culture, Référentiel national des compétences des bibliothèques territoriales 2022, p. 24, 33, 35 et 39 : https://www.culture.gouv.fr/Media/Thematiques/Livre-et-lecture/OLP-mediatheque/2022-Referentiel-national-des-competences-des-bibliotheques-territoriales

. Les notions de laboratoire d’expérimentation et d’espace de création numérique sont explicitées 21
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Ibid., p. 46.

. L’idée de « faire avec les publics » en sortant de la logique descendante est alors posée.

Des compétences numériques aux compétences douces

Parmi les étudiants diplômés ayant utilisé le fablab dans leur projet, la plupart identifient des compétences acquises, même s’ils ne les formulent pas toujours de façon explicite. Ces compétences sont uniquement techniques pour la moitié des répondants. Elles font référence le plus souvent à l’utilisation des outils emblématiques des fablabs comme la découpeuse laser et l’imprimante 3D.

Au-delà des outils de fabrication, les compétences dans la prise en main des logiciels sont aussi mises en avant (maîtrise des logiciels nécessaires au fonctionnement des outils, ou plus spécifiquement l’emploi de « la modélisation 3D », « la création de plan », ou encore les techniques de programmation, via Arduino ou Raspberry Pi).

À côté des compétences numériques, les compétences douces (softs skills) 22

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Les compétences douces, ou les « softs skills, représentent l’ensemble des compétences sollicitant en priorité les capacités à réfléchir et interagir dans une situation donnée. » Dans : Jérémy Lamri, Michel Barabel, Todd Lubart et Olivier Meier, Le défi des soft skills : comment les développer au XXIe siècle ?, Paris, Dunod, 2022, p. 25.

sont évoquées par environ la moitié des répondants à travers les termes suivants : « patience, minutie », « relationnel : partenariat, s’organiser et travailler avec l’équipe du Fablab (planning, échange, etc.) ». Quelques étudiants identifient des compétences douces relatives à l’apprentissage, en lien avec l’autonomie. Un autre insiste sur l’entraide, qui découle des compétences douces interpersonnelles. Enfin, l’un d’eux formule des compétences de management et insiste sur des « compétences d’animation ».

Un cinquième des réponses ne citent que des compétences douces : « travail d’équipe, recherche de solution », « organisation, rétroplanning », « construire une animation », « ce sont surtout des compétences relationnelles ». Chez les étudiants encore en formation et concernés par l’usage du fablab, plus de la moitié mentionne l’entraide. On retrouve aussi des compétences de gestion d’une animation et la notion d’autonomie.

Toutes les grandes catégories de compétences douces sont finalement représentées. Si la montée en compétences numériques est importante, celles-ci ne doivent pas amener à « surévaluer la technicité du métier » 23

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Cyrille Jaouan et Casimir Jeanroy-Chasseux (dir.), Espaces de création numérique en bibliothèque, Paris, ABF, 2019 (coll. Médiathèmes), p. 116.

. Le bibliomaker est avant tout un créatif, animé par la volonté d’entraide et l’esprit d’équipe.

Les étudiants semblent avoir assimilé la philosophie de partage et du faire ensemble propre aux fablabs et ont pris conscience d’avoir développé des compétences interpersonnelles et intrapersonnelles lors de cette expérimentation. Les projets tutorés amènent systématiquement à renforcer les capacités à résoudre les conflits, à travailler son écoute pour mener à bien un projet d’équipe.

Ces compétences mêlant les techniques et le relationnel sont-elles en marge ou au cœur du métier ? Les réponses à cette question sont éclairantes et se recentrent sur une dimension numérique.

La moitié des répondants diplômés les identifient comme essentielles, en les caractérisant comme des marqueurs d’innovation et d’attractivité : « Cela permet de sensibiliser les usagers aux nouvelles technologies, de s’en servir et également de sensibiliser et de professionnaliser les collègues sur cette question. » Leur essentialité tient aussi à la faculté d’attirer de nouveaux publics. Marie-Hélène Parent a bien montré comment l’intégration d’un espace fablab est favorable aux bibliothèques qui « rejoignent ainsi de nouveaux publics et projettent une image d’innovation et d’avant-garde » 24

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Marie-Hélène Parent, « Bibliothèques publiques et animations en fab labs et médialabs », Documentation et bibliothèques, 2018, vol. 64, no 2, p. 5-13. En ligne : https://doi.org/10.7202/1059156ar

. Une des réponses est axée sur l’importance du « faire ensemble » en phase avec les bibliothèques tiers-lieux 25
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Cf. note 4.

 : « L’utilisation de ces outils est importante dans les métiers des bibliothèques, pour apporter autre chose aux usagers, pour pouvoir potentiellement les utiliser avec eux. » Dans le même esprit, un étudiant retient le caractère essentiel de ces compétences en pointant leur capacité à créer du lien.

Du côté des étudiants en cours de formation, les résultats sont aussi probants, avec plus de la moitié des répondants considérant ces compétences comme essentielles.

L’un des enquêtés apporte néanmoins une nuance : « Il me semble que ces compétences sont obligatoires dans une bibliothèque, mais pas pour chaque membre de la structure. Cela permet aussi une meilleure définition des postes. » Elles constitueraient donc une forme de spécialisation pour un poste de bibliomaker.

Pour l’autre moitié des diplômés, ces compétences ne sont pas jugées essentielles mais leur utilité est toutefois très majoritairement reconnue.

Enfin, notons qu’une répondante oppose les compétences numériques au contact humain, car elles viendraient complexifier les échanges, au détriment de la relation à l’usager : « Là où je travaille, et encore plus depuis la crise Covid, nous privilégions les relations humaines et les échanges de savoirs plus simples, sans rajouter encore plus de numérique. » Cette représentation du métier, certes marginale dans nos résultats, n’est pas à négliger car elle est susceptible d’expliquer la nature de certaines réticences face au numérique.

Chez les étudiants en cours de formation, presque toutes les réponses négatives considèrent néanmoins que ces compétences peuvent être un atout pour mener des projets en bibliothèque.

Impact sur le développement professionnel

Le développement professionnel résulte des « transformations individuelles et collectives des compétences et de composantes identitaires mobilisées ou susceptibles d’être mobilisées dans des situations professionnelles » 26

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Anne Jorro, « Développement professionnel », dans Dictionnaire des concepts de la professionnalisation, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2013, p. 75-79.

. C’est pourquoi nous nous sommes interrogés sur la mobilisation des outils et compétences du fablab, après l’obtention du diplôme. Cette question a donc été posée à l’ensemble des répondants déjà diplômés, tous ayant disposé d’une présentation des outils et des enjeux des fablabs.

Un quart d’entre eux ont répondu positivement. Il en ressort une place prépondérante de l’impression 3D puis de l’Arduino, de la découpe laser et du Makey Makey et enfin le Raspberry Pi, la machine à coudre la découpe vinyle, soit la plupart des équipements disponibles dans un fablab. Une majorité des diplômés n’a pas encore eu l’opportunité de mobiliser ces outils, mais ne ferme pas la porte à cette possibilité.

Un tiers des diplômés ont réinvesti des compétences techniques et/ou relationnelles issues de leur expérience au fablab, soit un tiers des répondants, montrant une volonté de capitaliser ces acquis. Un quart des diplômés ont pu les mobiliser en contexte professionnel.

Enfin, les étudiants ont été interrogés sur un réinvestissement de ces compétences dans le cadre de projets participatifs, pour mesurer comment les enjeux du faire ensemble dans la fabrication numérique avaient pu être rapprochés de ceux de la participation des usagers, dans la dynamique des tiers-lieux. Un sixième des répondants ont effectivement mené des projets participatifs en utilisant leur connaissance du fablab.

Une réponse analyse l’intérêt de la diffusion de l’innovation au-delà de l’implication des usagers : « oui, en permettant l’accès aux usagers à des animations de découvertes d’outils numériques encore peu connus. » Un quart des répondants ne ferment pas la porte à ce type de projet ou y songent sérieusement.

La dimension participative des bibliothèques reste un horizon et les fablabs favorisent cette dynamique. Le bibliothécaire devient facilitateur et tend à adopter un « positionnement horizontal » comme le souligne Anne Lehmans et Samira Aït Belkacem, citant Marjolaine Simon : « le fablab suppose également que le bibliothécaire quitte sa posture habituelle de sachant” pour ne plus animer, mais pour faciliter les usages du fablab. » 27

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Anne Lehmans et Samira Aït Belkacem, « Le projet de fab lab en bibliothèque et le développement des apprentissages : une utopie réaliste ? », Documentation et bibliothèques, 2018, vol. 64, no 2, p. 14-22. En ligne : https://doi.org/10.7202/1059157ar • Citation de Marjolaine Simon, « Fab Lab en bibliothèque : un nouveau pas vers la refondation du rapport à l’usager ? », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2015, no 6, p. 138-151. En ligne : https://bbf.enssib.fr/matieres-a-penser/fab-lab-en-bibliotheque_66269

Dans le prolongement du changement de posture, monter en compétences dans le cadre de la fabrication numérique interroge aussi les valeurs au travail.

Entraide et partage : des valeurs plébiscitées

Pour terminer, notre questionnaire demandait aux étudiants s’ils se reconnaissaient parmi des valeurs emblématiques des fablabs.

Les valeurs les plus citées chez les diplômés sont l’entraide, choisie par la quasi-totalité des répondants, puis le partage. Viennent ensuite le faire soi-même pour trois quarts des répondants, à relier avec l’idée de consommer autrement, puis la volonté d’inclusion numérique, pour plus de la moitié d’entre eux. Chez les étudiants en formation, l’entraide est aussi en tête, suivie de très près par le DIY et le partage.

Ces résultats tendent à montrer une appropriation effective des valeurs principales des fablabs qui font sens pour les professionnels des bibliothèques.

L’entraide, plébiscitée ici par la quasi-totalité des répondants, est l’un des fondements des valeurs des fablabs, rejoignant celles des tiers-lieux. Elle est d’ailleurs encouragée en formation dans la filière pour favoriser la réussite des étudiants et renforcer cette valeur de travail dans la professionnalisation 28

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Catherine Daniel et Katell Thireau, « La démarche ePortfolio : d’un outil de publication numérique créative vers un dispositif d’entraide entre pairs », Études & Pédagogies, mai 2024. En ligne : https://doi.org/10.20870/eep.2024.7925

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Le partage est aussi une des valeurs principales des fablabs comme des tiers-lieux. Thomas Fourmeux l’exprime clairement : « La dimension collaborative constitue donc l’essence même des tiers-lieux. Le partage représente leur ADN. » 29

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Thomas Fourmeux, « La bibliothèque, un espace d’apprentissage collaboratif », dans Lionel Dujol (dir.), Communs du savoir et bibliothèques, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 2017 (coll. Bibliothèques), p. 161-169. En ligne : https://doi.org/10.3917/elec.dujo.2017.01.0161

L’inclusion numérique, mentionnée ensuite, est inhérente à l’essence même du fablab, « un outil d’intégration et de développement social » selon Julie Desautels et Maxime Saint-Jacques Couture 30

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Julie Desautels et Maxime Saint-Jacques Couture, « Dix conseils pour monter votre fab lab, inspirés de l’expérience d’implantation du fab lab de Brossard ». Documentation et bibliothèques, 2018, vol. 64, no 2, p. 31-39. En ligne : https://doi.org/10.7202/1059159ar

. Un répondant souligne avec justesse le fait que l’inclusion n’est « pas uniquement numérique mais aussi sociale ».

Peu d’étudiants mentionnent d’autres valeurs comme celles en lien avec l’économie circulaire, la réduction des déchets. Permettre de sortir du marché pour accéder à des biens fabriqués soi-même est l’un des fondements de la philosophie des fablabs amenant à la fabrication d’objets écoresponsables. La transition écologique est aujourd’hui intégrée aux programmes de formation et la pédagogie de projet est sans doute l’un des meilleurs moyens d’y sensibiliser efficacement les étudiants.

D’autres réponses sont à noter, comme la « liberté de création et d’expression ».

Conclusion

À l’issue de cette enquête nous avons pu constater l’intérêt pour nos étudiants de travailler avec le fablab pour enrichir leurs projets. Au-delà des compétences numériques, les capacités à mener un projet en équipe, à imaginer de nouvelles formes de valorisation des collections, en particulier littéraires, à s’engager dans un partenariat, à s’approprier des valeurs communes aux fablabs et aux bibliothèques, sont des éléments importants soulignés par les étudiants et contribuent à leur professionnalisation. Ces compétences et valeurs sont en phase avec l’évolution sociale des bibliothèques municipales et leur positionnement en tant que tiers-lieu.

Elles rejoignent l’incitation 31

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Cf. loi Robert relative aux bibliothèques et au développement de la lecture publique : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000044537514

qui leur est faite de mener des partenariats avec des organismes éducatifs. Cette enquête a également permis d’identifier les évolutions souhaitables des projets tutorés en lien avec le fablab. Ainsi nous avons intégré en 2023-2024 une séance de prototypage des projets sous forme de workshop à l’Edulab. Cette démarche issue du design thinking a permis aux étudiants de tester la faisabilité de leur médiation et d’identifier les points à faire évoluer.

La prise en compte dans cette collaboration des enjeux liés à la transition écologique 32

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Reine Bürki (dir.), Engager les bibliothèques dans la transition écologique, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2023 (coll. La Boîte à outils ; 52).

est aussi un axe à développer. Par ailleurs, si la documentation des projets est souvent délaissée par les étudiants faute de temps, une incitation de l’équipe pédagogique à publier dans le wiki de l’Edulab permettrait de consolider l’objectif de démocratisation des savoirs qui figure au cœur des principes actés par la loi Robert sur les bibliothèques de décembre 2021. Enfin, initier davantage les usagers à la fabrication numérique à travers ces projets pourrait participer à l’inclusion numérique par la démarche DIY.