Bibliothèque nationale de France et grand public
Une longue marche
Un éternel recommencement ?
La question du grand public 1 à la Bibliothèque Nationale (BN) puis à la Bibliothèque nationale de France (BnF) est un de ses débats perpétuels, rarement posé en termes clairs, sans cesse rouvert, parfois au moment même où on peut le croire clos, au moins pour un temps 2.
Dans la partie moderne de son histoire, depuis le XIXe siècle, l’action de la Bibliothèque dans ce domaine a fait l’objet d’efforts plus ou moins soudains et soutenus, d’avancées très significatives, puis de suspensions, parfois très longues, comme si elle était toujours frappée d’une hésitation fondamentale. À l’évidence, celle-ci a une origine historique, une source identitaire. La Bibliothèque royale puis nationale a toujours été plutôt destinée aux savants. Épisodiquement, elle a été ouverte aux « curieux », au XVIIe siècle puis au XVIIIe, mais toujours de façon congrue, une ou deux fois par semaine, quelques heures (mais tous les jours pour les élites). Depuis l’après-guerre, le grand public était admis dans les salles de travail sur justificatif de recherche, mais cette fréquentation n’a jamais excédé 15 % des entrées. Donner l’accès à tous, c’est le grand tabou au regard des origines et/ou de ce que certains considèrent comme le rang de l’établissement.
Mais l’histoire, on le sait, est un éternel recommencement. Il faut rappeler que la BN a connu deux périodes d’ouverture à un public qu’on qualifiait à l’époque de « tout-venant » par la mise à disposition d’une salle de lecture spécifique. La première s’étend de 1833 à une date non documentée, mais qui doit se situer dans les années 1840. La seconde, plus significative, va de 1868 à 1935, sur la recommandation de la Commission Mérimée qui a achevé ses travaux en 1858. Les deux équipements – le premier ne semble pas avoir eu de nom, le second s’appelait la salle B – ont la même origine : non pas une ambition de ce qu’il serait tout à fait anachronique de nommer un désir de « démocratisation », mais la volonté louable de répondre aux plaintes des lecteurs savants mécontents de ne pas trouver assez de places pour leurs études, ou d’être contraints à une regrettable promiscuité.
À relire les quelques documents dont on dispose sur ces deux expériences, on constate que la période moderne n’a rien inventé. Ce sont toujours les mêmes questions : légitimité toujours discutée de cet accès à tous, définition difficile des collections à mettre à disposition, petits problèmes de service public – lecteurs qui lisent assis par terre (dès 1850 !), amplitude horaire, la salle B était ouverte le dimanche ! –, coût pour le contribuable, considéré comme exorbitant ou négligeable, c’est selon, sentiment de discrimination pour certains lecteurs qui se voient refoulés des salles d’étude et expriment dans de savoureux courriers leur désarroi d’être assimilés aux « chiffonniers », « clochards », « étudiants du dimanche » et autres « déclassés » de tout acabit dont la presse véhicule l’image à plaisir quand elle évoque le public de ces salles. La littérature de l’époque amalgame volontiers public et « populaire » et n’hésite pas à aller jusqu’à parler de « cour des miracles ».
Si on sait à peu près pourquoi ces salles ont été ouvertes, les motifs pour lesquels elles ont fermé ne sont pas formellement établis : pauvreté de l’offre (« vieux bouquins, rebuts des catalogues »), désaffection du public, économie, changement de priorités, développement significatif des bibliothèques municipales (proposant le prêt) à Paris, tout cela a dû jouer, et a fait que dès la fin du XIXe siècle, la BN commence à se « recentrer » sur sa mission scientifique. Dans les années 1890, elle lance encore la réalisation de la future salle Ovale comme future salle tous publics mais au terme de sa réalisation, en 1935, elle l’affecte à la consultation des collections de périodiques. La longue parenthèse se referme.
À notre connaissance, pendant la guerre et pendant les trente glorieuses, le sujet disparaît complètement, et, comme souvent dans ce qui est pourtant une institution de mémoire, le souvenir en est même quasi effacé (ou refoulé).
Les années 1980 le font ressurgir. Une date change d’abord radicalement la donne. En 1981, la BN change de tutelle, quittant le ministère des Universités pour celui de la Culture. Alors que jusqu’à présent, la Bibliothèque était principalement pensée comme un outil, une ressource au service des publics académiques et de la recherche, un horizon nouveau s’ouvre à elle.
Dès cette date, dans le sillage des diverses ruées vers l’art initiées par le ministère de la Culture, la question des publics auxquels s’adressent les expositions et les salles de la BN va monter en puissance. Par ailleurs, le développement de l’informatique, des technologies de reproduction donne à penser qu’un accès beaucoup plus large pourrait être donné d’abord à ce qu’on n’appelait pas encore les métadonnées décrivant les collections, puis aux collections elles-mêmes, par les bases ou banques de données naissantes, puis pourquoi pas, dans un second temps, sur place.
Les premières tentatives utilisent la microforme, le minitel, des technologies émergentes comme le vidéodisque ou le CD-ROM. Elles concernent plutôt les documents spécialisés (estampes, audiovisuel…) que les imprimés. Cette première vague est timide mais prometteuse. Elle n’est pas sans avoir produit des réalisations 3. Dans le domaine des expositions, on se souvient par exemple d’une grande exposition Rembrandt fin 1987 (piloté par Jacqueline et Maurice Guillaud) qui fait des efforts de spectacularité dans sa scénographie ou encore de l’exposition « Mémoires d’Égypte », en hommage à Champollion, au printemps 1990, dont la sortie conduit doucement à une boutique de produits dérivés à peu près digne d’un musée d’aujourd’hui. Mais il est trop tard. En 1987, Francis Beck, administrateur civil, directeur de l’administration générale de la culture, est chargé d’une mission de réflexion sur la BN et rédige un rapport sévère sur l’établissement, sa gouvernance et son fonctionnement. Le mouvement d’ouverture est suspendu du fait du projet que François Mitterrand lance au début de son second septennat, en 1988 : celui d’une nouvelle bibliothèque nationale.
Grand public et EPBF 4 : une occasion manquée ?
Il y a déjà plusieurs histoires du projet de la BnF, écrites plutôt par certains de ses acteurs. Toutes évoquent la question fondamentale des publics, mais aucune ne s’y consacre pleinement ou de façon non « partisane ». Dans l’attente que les débats de ces années-là soient reconstitués avec plus d’objectivité, on peut ici grossir le trait. En vue cavalière, l’histoire de l’ouverture au grand public de la BnF paraît celle d’une ambition bridée, ou d’une occasion manquée.
Nul doute que l’impulsion vers une ouverture à un public élargi a été donnée par François Mitterrand lui-même et/ou son entourage. Consciente que cette orientation était une rupture pour la « vieille dame » de la rue de Richelieu, comme on l’appelait, elle se voulait puissante. Le décret de création de la BnF en 1994 parle explicitement d’un « accès au plus grand nombre ». Cette décision était-elle autre chose qu’une position de principe, une ambition culturelle, une décision politique ? Difficile de conclure. L’équipe de préfiguration, menée par Jean Gattégno et Gérald Grunberg, travaille quelque temps à concevoir des modes de circulation de publics différents dans un établissement de recherche ouvert à tous, ou encore de circulation des collections – par exemple des bibliothèques « tournantes » de sélections de documents patrimoniaux qui seraient mises régulièrement à la disposition de tous les publics.
Mais « l’ère des bibliothèques ouvertes » dont Dominique Jamet, président de l’EPBF (établissement pour la Bibliothèque de France), célèbrait souvent l’arrivée dans la presse, est de très courte durée. À la suite de polémiques avec les chercheurs qui craignent de se voir mêlés à ce qu’ils semblent considérer parfois comme de la populace, dans des termes assez voisins de ceux qu’on utilisait un siècle plus tôt, la décision tombe rapidement. En mai 1990, soit très en amont dans la conception du projet, François Mitterrand écrit à Émile Biasini, secrétaire d’État aux grands travaux, que si tous les publics sont bienvenus, ils doivent être accueillis dans deux niveaux bien distincts.
Malgré cette décision claire, il y a encore un peu de flottement. Un temps, on évoque la création d’une bibliothèque pour enfants, par exemple, mais la cause est entendue. La séparation des publics engendre de fait la séparation des collections. Que faire de leur proximité ? L’équipe de préfiguration veut légitimement innover. Tout en reprenant le discours sur la bibliothèque pour tous prônée par les politiques, on tente alors un pari très difficile : un équipement hybride entre la bibliothèque universitaire et la bibliothèque publique, une sorte de bibliothèque de recherche pour tous 5. La politique d’acquisition est rigoureuse. Délaissant le délassement, et globalement tout ce qui pourrait être nécessaire aux premières années universitaires, elle vise essentiellement le niveau maîtrise (le doctorat étant la vocation de la bibliothèque de recherche, comme à Richelieu). Le Haut-de-jardin, comme on l’appelle désormais, doit être l’antichambre de la bibliothèque de recherche et de conservation, accessible seulement sur accréditation 6. En regardant les archives, on est frappé de voir à quel point, tout au long du projet, la bibliothèque publique – et en particulier la BPI – a servi de contre-modèle, voire de repoussoir dans la conception de la BnF. Elle est ouverte à tous, sans limite d’âge ? La BnF ne sera accessible qu’aux plus de 18 ans. Elle est gratuite ? La BnF sera payante. Elle fonctionne sans titre d’accès ? La BnF aura des cartes, comme au bon vieux temps. Son offre est ouverte aux loisirs et au plaisir ? Celle de la BnF sera résolument studieuse, etc.
Le jugement ne doit pas être expéditif. En matière de publics, la Bibliothèque du Haut-de-jardin est une des nouveautés majeures de la nouvelle Bibliothèque nationale, mais aussi la création d’une direction du développement culturel, en charge des expositions, une activité bien ancrée de la BN, de manifestations et d’activités pédagogiques qui n’existaient pas précédemment. Elle témoigne donc d’avancées tangibles, par exemple par la prise en compte d’une partie des publics professionnels, auxquels on destine PRISME (Pôle de ressources et d’information sur le monde de l’entreprise) qui, dès l’ouverture, connaît un succès que plus de vingt ans d’usage ne démentiront pas. Mais à aucun moment, il n’a été ambitionné, semble-t-il, d’avoir une diversification des publics au plus large de son potentiel, c’est-à-dire au-delà des publics fréquentant déjà les établissements culturels à leur disposition.
Même s’il est remarquable sur de nombreux points, le projet architectural de Dominique Perrault n’est d’ailleurs pas en décalage par rapport à cette vision. Impressionnant, solennel, dans un splendide isolement urbain pendant de longues années, il sacralise sans doute à l’excès le livre, la culture, le travail intellectuel et n’incite guère à franchir ses emmarchements, son parvis et ses (trop) lourdes portes.
Au moment de l’ouverture, le malentendu – ou faut-il dire le double langage ? – ne manque pas d’apparaître. Les visiteurs qui viennent souvent en famille ne trouvent guère matière à fréquentation dans une offre qu’ils imaginaient plus patrimoniale, plus nationale, plus diverse. Le taux de publications étrangères – de l’ordre de 55 % en 1996 et plus encore dans certaines disciplines, et notamment la littérature étrangère – ne favorise pas le butinage. Après l’effet nouveauté, la fréquentation – plutôt surestimée, à 4 500 entrées par jour – décline rapidement au point que la BnF lance des campagnes de publicité avec pour première cible les bibliothèques universitaires, auxquelles bien sûr, seront d’abord sensibles les étudiants de premier cycle, qui investissent massivement la Bibliothèque 7. En 2000, 92 % des publics qui fréquentent le Haut-de-jardin ont un niveau d’étude supérieur 8. Les retraités représentent 4 % des publics – ce chiffre fléchira par la suite du fait de l’effet classique d’éviction par la lecture étudiante – et les personnes privées d’emploi 2 % 9.
Les années 2000 : « des progrès mais peut mieux faire »
En 1997, à la faveur d’une alternance inattendue 10, la tutelle – à la tête de laquelle a été placée Catherine Trautmann, maire de Strasbourg – demande que l’âge d’accès à la BnF soit baissé de 18 ans à 16 ans. La BnF est réticente mais donne suite. Elle ne prend pas vraiment acte de la décision en termes de politique documentaire ou de services. Quoi qu’il en soit, les lycéens commencent à venir… Ils sont de l’ordre de 3 % en 2000 11, 6 % en 2005 12, 7,2 % en 2010 13.
Dès les années 2000, un premier groupe de travail fait retour sur presque quatre années d’ouverture. Si le bilan est positif, car en apparence tout va bien, la réalité des publics et des usages ne paraît pas conforme aux idéaux que portait le projet initial 14. Son rapport propose de clarifier le positionnement de cette bibliothèque comme le niveau résolument tous publics d’une bibliothèque nationale : critères d’accès plus souples – la question de la gratuité est reposée – actualité et patrimoine plus présents et mieux corrélés dans les collections, diffusion culturelle plus intégrée aux démarches documentaires. À la suite de ce travail et à la faveur du premier projet d’établissement de la BnF (2001-2003) est mis en place un plan de 48 actions. Certaines sont peu à peu réalisées et pérennes : gratuité des week-ends d’été (lancée en 2003), offre télévisuelle, signalétique dans les déambulatoires par de grandes bannières, présentations thématiques régulières en salles de lecture, petit mobilier pour les nouveautés des collections… D’autres prendront beaucoup plus de temps : ouverture de la politique documentaire à des domaines peu présents (actualité politique, art contemporain, mode, gastronomie, cinéma de fiction, guides de voyages, sport…), accroissement important du taux de publications en français, renoncement quasi complet à la reliure pour accélérer la mise à disposition… D’autres enfin restent lettre morte. On peut penser aussi qu’elles feront très lentement leur chemin : par exemple la création d’un espace d’initiation au numérique – qui deviendra le Labo créé en 2010 – ou encore la création d’une carte non plus de lecteurs mais d’adhésion – le pass lecture / culture de 2015. Il n’est pas jusqu’à cette idée de festival de la BnF, mis en œuvre en 2017, grâce à Laurence Engel, qui n’ait été évoquée déjà dans les années 2000…
Dans les années 2004-2005, la fréquentation du Haut-de-jardin est à son plus haut, mais la diversification reste une intention plutôt qu’une réalité. Des initiatives sont prises : en 2004, sous l’impulsion d’Agnès Saal, directrice générale, la création d’une mission pour la diversification des publics, qui, depuis maintenant quinze ans, travaille à mettre en œuvre de très nombreuses et très réussies actions de découverte de la Bibliothèque et du projet qu’elle porte, auprès de publics dits du « champ social », en lien avec des médiateurs sociaux 15. En 2005, le conseil d’administration vote la gratuité pour les bénéficiaires des minima sociaux et les personnes privées d’emploi. En 2007, est également créée une carte PRO, destinée aux entreprises qui témoignent du succès de PRISME – et de la justesse des intuitions de l’EPBF. En 2008, s’installe à la Bibliothèque, sur la proposition du ministère de la Culture, le Centre national de la littérature pour la jeunesse (ex-Joie par les livres). Même si elle n’est pas une bibliothèque pour enfants, la nouvelle salle de lecture que consacre la BnF à la littérature pour enfants témoigne d’une évolution des esprits et des usages. Très vite, on laisse les enfants y accéder s’ils sont accompagnés d’adultes, d’abord dans les périodes de vacances scolaires, puis toute l’année. En 2009, après une synthèse de toutes les possibilités d’introduction de la gratuité, la direction de la BnF porte son choix sur une gratuité, certes quotidienne, mais seulement sur une tranche horaire, de 17 h à 20 h, dans l’objectif de favoriser la fréquentation des actifs 16, ce qu’elle permettra dans une certaine mesure.
De son côté, le numérique commence à avoir des effets (Gallica, la bibliothèque numérique de la BnF, a été lancée en 1997) : en 2007, par exemple, une convention est signée entre la BnF, le ministère de l’Éducation nationale et le ministère de la Justice, pour déployer des ressources numériques dans les établissements pénitentiaires d’Île-de-France, déploiement accompagné d’ateliers 17.
Une nouvelle réforme site François-Mitterrand,
la préfiguration de Richelieu
Les plus attachés des personnels à la démocratisation de la BnF voient bien les progrès accomplis, mais trouvent que le compte n’y est pas, d’autant que la fréquentation du niveau tous publics décline significativement 18 et que les évolutions des bibliothèques s’accélèrent. Conçue au début des années 1990, la Bibliothèque du Haut-de-jardin n’est plus au diapason des bibliothèques des années 2000-2010. Grâce à l’appui de Jacqueline Sanson, devenue directrice générale en 2007, et toujours sensible à une possibilité de rayonnement plus grand de l’établissement, se met en place un nouveau projet de réforme, plus structuré que la réflexion précédente. Sa conception donne lieu à des larges débats, internes mais aussi externes, grâce à la consultation de personnalités extérieures à la Bibliothèque, et prend trois ans (de janvier 2008 à janvier 2011). Elle se voit attribuer un budget d’environ trois millions d’euros, études préalables comprises. Le projet se veut global : offre documentaire, services, espaces, communication, qui en interaction doivent favoriser relance et diversification de la fréquentation. Côté offre, c’est la relance d’une ouverture de la politique documentaire : forte augmentation des publications en français 19, création avec l’INA 20 d’une offre d’archives de télévision, introduction d’un laboratoire de langues orienté vers l’apprentissage du français langue étrangère, augmentation de l’offre d’actualité, dont croissance de l’offre de presse, création d’un petit studio de création audiovisuelle, et de centres de ressources interdisciplinaires sur des sujets contemporains importants accompagnés de portails numériques (Questions de société, Europe, Développement durable, Francophonie). Côté espaces, les salles de lecture sont transformées pour en réduire la solennité et répondre aux nouveaux usages (remplacement des grandes banques de salle de Dominique Perrault par des bureaux d’information, création de salons, de salles de groupes, dissémination de l’audiovisuel dans toutes les salles…), et de nouveaux espaces s’ajoutent : création d’une troisième galerie d’exposition (la Galerie des donateurs), de deux espaces pédagogiques (Espace Jules Verne et l’Aquarium), d’un laboratoire d’initiation au numérique (le Labo), d’une nouvelle librairie et d’un nouveau café, doublé en surface et qui offre également désormais de la restauration chaude. On développe aussi la possibilité d’investir la Bibliothèque hors de ses salles de lecture – déploiement de stations de travail dans les espaces de circulation, réaménagement des foyers, création d’un espace de détente, où l’on est dispensé de carte et de paiement 21. Toutes ces nouvelles offres doivent concourir à une autre politique de services, un autre positionnement de la Bibliothèque 22. En fin de conception, le projet se complète d’une transformation de l’entrée, suite à un appel à projets concernant un vaste espace de la Bibliothèque non utilisé depuis l’ouverture. Le groupe MK2 fait part de son intérêt pour une extension de son MK2 Bibliothèque, et une convergence d’intérêt permet de faire concevoir une transformation de l’entrée par Dominique Perrault qui imagine un vaste portique à l’entrée Est, supposé rendre plus visible l’entrée de la bibliothèque que beaucoup de publics trouvent avec difficulté 23.
Pour parachever les travaux, on prévoit un changement de nom de la bibliothèque, qui signerait la réforme. Après une fois encore de longs débats, la BnF fait le choix de ne plus parler effectivement de bibliothèque d’étude, trop scolaire, trop classique, mais sans aller jusqu’à oser bibliothèque publique… L’appellation fonctionnelle sera désormais bibliothèque tous publics, par opposition à la bibliothèque de recherche. La présentation des évolutions de la bibliothèque du Haut-de-jardin donne lieu à deux journées portes ouvertes, les 5 et 6 décembre 2014.
À l’exception de quelques points, par exemple l’accueil fait aux centres de ressources ou encore à la dissémination de l’audiovisuel dans toutes les salles de lecture, toutes ces évolutions rencontreront le succès, et en particulier toutes les évolutions d’espaces… Elles ont significativement préparé la Bibliothèque à la relance de fréquentation impulsée par le lancement du Pass lecture / culture, quelques années plus tard.
Parallèlement à la bibliothèque du Haut-de-jardin, il faut mentionner deux autres chantiers.
Le premier concerne l’évolution de l’accès à la bibliothèque de recherche. La réforme licence-master-doctorat (dite LMD), votée en 2002, change profondément la donne du parcours universitaire. La conception d’origine des deux niveaux de la Bibliothèque (grossièrement, master en Haut-de-jardin, et doctorat en recherche) se voit sérieusement bousculé par les usages. En 2009, la BnF engage un assouplissement des conditions d’accès à la bibliothèque de recherche, qui prendra beaucoup de temps, mais qui, en quelques années, renouvelle considérablement les perspectives. Si globalement, la bibliothèque de recherche est accessible bien plus facilement (elle devient peu à peu de droit dès l’entrée en master 1), l’opportunité d’une orientation plus grand public en Haut-de-jardin se trouve de fait renforcée.
Le second est la préfiguration du site Richelieu, dont les travaux de rénovation ont été finalement engagés en 2010 (après dix ans de sensibilisation des pouvoirs publics à sa désuétude). Si cette rénovation est d’abord technique, elle veut marquer aussi un changement de cap du site, vers une fréquentation largement diversifiée. Ses principaux moteurs seront la création d’un véritable Musée de la BnF et la magnifique salle Ovale – celle-là même qui devait accueillir le grand public avant le changement de cap de l’avant-guerre. Partie d’une conception très traditionnelle – la salle Ovale comme salle de recherche, nous sommes en 2005 –, le projet évolue vers une salle mixte grand public et recherche (2010). Dans un second temps, l’usage recherche se voit plutôt reporté dans la salle Labrouste et dans les salles des départements spécialisés 24, et la salle Ovale devient une salle tous publics (2013). Enfin, après un débat sur l’opportunité de concevoir la salle Ovale comme un équivalent du Haut-de-jardin à Richelieu, il est décidé d’aller plus loin en lui donnant accès à tous, gratuitement, sans limite d’âge, et sans titre d’accès (2016). Cet arbitrage plutôt disruptif est une des dernières décisions du président Bruno Racine, une des plus fortes aussi. À la toute fin de son troisième mandat – dans l’espoir d’un dernier coup d’éclat ? –, celui-ci plaide aussi la gratuité du Haut-de-jardin (sur laquelle il s’était montré plutôt réservé tout au long de sa présidence) auprès de la ministre de l’époque, Fleur Pellerin 25. La réponse fut, semble-t-il, évasive.
De 2015 à aujourd’hui : vers une nouvelle donne ?
En 2014-2015, sur la recommandation de Sylviane Tarsot-Gillery, directrice générale de la BnF depuis 2014, l’établissement se met en ordre de marche pour définir plus clairement sa politique des publics, avant de préfigurer une direction des Publics en charge de la stratégie globale de l’établissement. À la BnF, le mot publics ne figure quasiment pas dans l’organigramme. La question des publics – ou du moins son portage comme on dit – est partout, c’est-à-dire nulle part. Le constat, dans sa rudesse, a le mérite de la clarté.
L’accès au grand public reste l’objet d’une grande attention, ainsi par exemple est lancée une importante opération Prépare ton bac à la BnF, à laquelle la presse donne un large écho, et qui sera complétée en 2018, d’une aide aux devoirs montée avec l’AFEV 26, ou encore le montage d’une « clinique juridique » qui, avec le soutien de l’université Paris 8, permet de dispenser des conseils en matière de droit. De son côté, le laboratoire de langues du Haut-de-jardin s’adjoint des ateliers de conversation, animés par des agents volontaires.
Côté publics professionnels, des avancées sont également significatives : développement de comptes professionnels au département de la Reproduction, création d’un portail des métiers du livre mis en œuvre par la Bibliothèque de l’Arsenal, fort développement des ateliers consacrés à la recherche d’emploi et à la création d’entreprise de PRISME, qui dépassent les 500 personnes reçues par an, en partenariat avec les Chambres de commerce et d’industrie. Des expériences innovantes paraissent réussies, comme le lancement du site Passerelle(s) en 2015, un site de ressources de culture générale au service des apprentis du bâtiment, conçu en partenariat avec la Fondation BTP +, ou encore ces concours en partenariat avec le CEPROC 27, qui donnent à des apprentis pâtissiers l’occasion de réinventer des « chefs-d’œuvre », comme en faisaient les compagnons, à partir des recherches menées dans les collections patrimoniales de la BnF. Les apprentis, les pré-professionnels paraissent un segment de public porteur.
En mars 2017, est lancé le Pass lecture / culture, qui offre un accès annuel illimité à la bibliothèque tous publics pour 15 euros (soit une baisse très significative du tarif, qu’il faut saluer étant donné sa rareté dans les services publics 28). Son succès paraît patent 29. Au moment où ces lignes sont écrites, est ébauché un plan de démocratisation qui prévoit notamment l’accueil estival de groupes avec le Secours populaire ou à plus long terme la mise en place d’une offre de prêt de livres numériques à destination des zones rurales ou isolées.
La diffusion culturelle de la BnF mériterait à elle seule un article de synthèse, même si l’étude de ses publics est un peu moins régulière et moins profonde historiquement. Pour les expositions, enjeu important de la Bibliothèque dès le XIXe siècle, et devenu majeur depuis la création du site Mitterrand, on se limitera ici au constat que, comme assez attendu, leur public est plutôt un public d’habitués, grands consommateurs d’expositions et de culture à Paris, public plutôt mature, plutôt très diplômé 30… Il faut des coups d’éclat de programmation, par exemple « Astérix à la BnF », en fin 2013 ou encore « Édith Piaf », au printemps 2015, deux exemples d’icônes pour certaines catégories de populations, pour que le public se renouvelle de façon significative – la part de visiteurs qui viennent pour la première fois à la BnF y est significative –, rajeunisse (moyenne de 39 ans contre 46), qu’il se diversifie un peu (plus d’actifs, dont une part plus forte d’employés, plus de lycéens et d’étudiants, moins de retraités) 31. Les incursions novatrices dans le domaine de l’art contemporain – par exemple une exposition de Sophie Calle en 2008, de Richard Prince en 2011, ou d’Anselm Kieffer en 2015 – favorisent également la fréquentation de nouveaux publics – mais dont la composition sociale n’a pas été étudiée. Ce sera un enjeu fort dans les années qui viennent de faire croître ces publics, et de les diversifier. De leur côté, les activités pour les enseignants et les scolaires paraissent une pièce maîtresse du dispositif d’éducation artistique et culturelle du ministère de la Culture. Dans les meilleures années (par exemple 2014), on franchit les 20 000 enseignants et scolaires accueillis pour des visites d’expositions, des ateliers, qui sont sans cesse en croissance, des visites contées, auxquels on doit ajouter l’excellente fréquentation des expositions virtuelles, de l’ordre de 5 millions de visites par an 32. Par le biais de conventions avec des académies ou des établissements, une attention particulière est également portée à la banlieue parisienne, aux sujets de société (voir par exemple une importante opération autour de la laïcité, organisée après les attentats de Paris en 2015). Enfin, ces trois dernières années, la BnF a ajouté à ses nombreux liens avec les territoires une offre de formation à la médiation culturelle, dont le bilan paraît positif, ainsi à Bordeaux, Besançon, Lille…
Des paris pour l’avenir
De ce parcours historique sans doute trop succinct pour une question aussi complexe, que retenir ? La BnF a enfin fait de la fréquentation par le grand public un objectif explicite, même s’il n’est pas officiellement la priorité numéro un. Au regard de l’histoire, les progrès sont immenses. Enfants, dans un cadre scolaire ou non, lycéens, étudiants de premier cycle, actifs, personnes privées d’emploi ont aujourd’hui un accès à la BnF que même les équipes de conception du nouvel établissement n’avaient pas envisagé et qui étonnerait aussi sans doute nos prédécesseurs des siècles passés. Même si elles ne s’inscrivent pas de façon pérenne dans le lectorat, certaines catégories sociales moins favorisées, ou certaines franges des publics dits éloignés de la culture, y ont également « droit de cité », dans une proportion que seuls des moyens supplémentaires conséquents permettraient d’augmenter de façon significative. Les progrès sont réels également, pour la seule période 1998-2018, notamment sur les demandeurs d’emploi, les lycéens, les étudiants, les publics professionnels 33.
Cet effort d’ouverture se heurte cependant au même mur que la plupart des établissements culturels, celui des origines et des catégories sociales, des cursus scolaires, des professions peu qualifiées, des défis territoriaux (périphéries urbaines et zones isolées). Il n’investit plus guère non plus sur les hôpitaux, les prisons.
On ne voit pas quel bouleversement social pourrait engendrer un retour en arrière, ou un nouveau changement de cap vers les seuls publics académiques. Cette orientation générale vers plus d’ouverture sera même renforcée encore au fil du temps, si les pouvoirs publics conservent une politique en ce domaine… L’ouverture toujours plus large de la bibliothèque de recherche – qui permet d’assigner aux espaces tous publics de nouveaux objectifs, le tassement probable de la fréquentation des bibliothèques qui fait de moins en moins craindre les saturations, une forme d’urgence sociale dans une société en difficulté de cohésion paraissent pouvoir favoriser cette évolution. On le sait, la démocratisation culturelle est en France (et ailleurs) une des questions les plus lourdes des politiques publiques, qui, peut-être, ne devraient plus s’encombrer de demi-mesures, ou de subtilités. La BnF, à sa place, peut jouer un rôle important. Ne devrait-elle pas sauter enfin le pas, s’affirmer plus clairement comme une bibliothèque nationale qui serait aussi, plus pleinement, une bibliothèque publique, inscrire ses efforts dans un cadre d’exercice simplifié, plus lisible et plus visible ? La gratuité, la suppression de tout âge d’accès, de tout titre d’accès dans les espaces tous publics restent des éléments possibles d’un tel cadre. Si l’orientation actuelle d’une très large ouverture pour la salle Ovale est maintenue, ce pourrait être une expérience déterminante. Il ne fait pas de doute que si elle se révélait positive, elle aurait des retombées sur le site François-Mitterrand.
Pour reboucler finalement sur le passé, il serait aussi symboliquement fort que, pour une fois, ce soit le berceau historique (rénové) de la BnF qui modélise son site érigé au XXe siècle avec une volonté d’ouverture à un public plus large…
Pour aller plus loin
– Ève NETCHINE et Edmée STRAUCH, « La Salle B ou 70 ans de lecture publique à la Bibliothèque nationale », in Mélanges autour de l’histoire des livres imprimés et périodiques, BnF, 1998.
– Marie GALVEZ, Accueillir le grand public à la Bibliothèque nationale de France : origines, permanences et évolutions, mémoire d’étude DCB, Enssib, janvier 2011. Disponible en ligne : http://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/49074-accueillir-le-grand-public-a-la-bnf-origines-permanences-et-evolutions.pdf
– Pour les études récentes, voir le site de la BnF, rubrique Connaissance des publics, dans le chapitre Connaître la BnF, cette rubrique étant régulièrement mise à jour. Pour les études plus anciennes, on peut contacter irène.bastard@bnf.fr.
– Plus globalement, le site du Comité d’histoire de la BnF : http://comitehistoire.bnf.fr/