Submersion
Submersion
Paris, Grasset, 2023
ISBN 978-2-246-83652-0
Petit poisson (rouge) deviendra grand…
Dans son roman éponyme 1
, Jean Libis évoque une bibliothèque dont le hall est pourvu d’un immense aquarium devant lequel le narrateur s’arrête « plus souvent qu’à [son] tour. Un engourdissement [l’] y saisit, presque une somnolence dont [son] travail ne profite pas toujours ». On peut se demander si un semblable engourdissement ne saisirait pas tout·e bibliothécaire ayant achevé la trilogie que Bruno Patino vient de consacrer à nos addictions numériques.Actuel président d’Arte, après une riche carrière passée, entre autres, par Le Monde, Télérama, France Télévisions et France Culture, Bruno Patino fut également l’auteur d’un rapport remis en 2015 à Christine Albanel sur le livre numérique, qui insistait sur la nécessité de privilégier la question des droits à celle des supports. Il est par ailleurs enseignant à l’Institut d’études politiques de Paris, dont il a dirigé l’École de journalisme durant une douzaine d’années, et a publié plusieurs essais sur la presse, la télévision et le numérique. C’est donc un homme de médias particulièrement informé, qui ne manque pas de remercier ses divers collaborateurs.
La qualité de l’information est d’ailleurs la vertu première de cette trilogie qui fourmille d’études récentes et renouvelées, dont la bibliographie est donnée en fin d’ouvrage. Il y a certes quelques redites, que l’on peut considérer comme les clés de la réflexion de l’auteur et dont la porte d’entrée est l’utopique « Déclaration d’indépendance du cyberespace » rédigée en 1996 par le militant libertaire John Perry Barlow. Mais ces quelques reprises, explicites dans les livres successifs, permettent surtout la lecture indépendante des différents titres.
Paru en avril 2019, La civilisation du poisson rouge 2
La civilisation du poisson rouge : petit traité sur le marché de l’attention, Paris, Grasset, 2019.
Voir par exemple le site Éducation aux médias et à l’information de l’Enssib : https://emi.enssib.fr/
Fort d’un beau succès de librairie, Bruno Patino publiait une suite en janvier 2022 : Tempête dans le bocal, nouvel essai à peine plus épais que le premier (216 pages vs 182), fourmillant à nouveau de références très diverses, allant du Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre à « Citizen Zuck » en passant par Edward Bernays (Propaganda, 1928), Sartre, ou Adorno qui a mis en évidence les « industries culturelles ». L’exercice d’approfondissement était très découpé : une douzaine de chapitres, décomposés en une cinquantaine de parties, montraient comment « la plateformisation du monde » entraîne le règne de « l’émocratie », installant le public dans une position davantage destructrice que promotrice. Quelques chapitres finaux (« Gouverner les monstres », « Construire l’alternative », « Le calcul est le jeu »…) livraient de nombreux exemples d’initiatives pour endiguer le débordement généralisé, ainsi Kate Crowford qualifiant l’IA (intelligence artificielle) de « ni intelligente, ni artificielle ». Ces pages semblaient nourrir encore quelque espoir, en témoigne le changement de sous-titre entre l’édition brochée, La nouvelle civilisation du poisson rouge, et celui du Livre de Poche paru un an plus tard avec un marketing « feel good » : Comment naviguer serein à l’ère de l’ultra-connexion, sans point d’interrogation. Une fois encore, l’auteur prônait la déconnexion intermittente.
Le troisième et en principe dernier opus, à nouveau accueilli favorablement par la critique, est beaucoup plus ramassé ; il brosse sous un titre aux accents houellebecquiens assumés 4
Voir la soirée-débat du 7 mai 2024 à la librairie La Procure, à Paris : « L’intelligence artificielle, vers un monde meilleur ? » : https://www.iavideo.fr/grande-soiree-debat-%c2%ab-lintelligence-artificielle-vers-un-monde-meilleur-%c2%bb_8ffb47e4d.html
Le·la lecteur·rice appréciera dans ces livres d’incontestables qualités dynamiques de style au service d’une réflexion appuyée sur une vaste culture, générale et universitaire, non exempte d’humour : « Les 10 commandements ne sont-ils pas le premier downloading de l’histoire ? » Chaque spécialiste regrettera peut-être une précision insuffisante dans son domaine ; ainsi, à propos du « revival » de Raymond Lulle engagé par Umberto Eco, le terme de « volvelle » n’est pas employé pour décrire son Ars combinatoria de papier. Le compagnonnage de Bruno Patino n’en demeure pas moins alerte et flatteur par la connivence culturelle qu’il suppose. Il est même cordial pour deux raisons : d’une part les exemples sont tirés aussi bien des cultures savantes que populaire, ainsi, dans ce volume, ABBA, David Vincent et Le Prisonnier ; d’autre part l’auteur ne s’adresse pas à nous tel un « Sachant » surplombant, mais comme un compagnon d’infortune lui aussi enchaîné à son smartphone. Il est tout à fait improbable qu’une IA livre (pour le moment ?) un dossier documentaire d’une telle virtuosité.
Il subsiste pourtant la réserve d’une frustration. L’auteur ne se place jamais sur le plan de ses responsabilités professionnelles pour livrer une réflexion personnelle aux acteurs sociaux dont on soupçonne pourtant qu’ils et elles figurent largement dans son lectorat. Si journalistes et enseignants sont très occasionnellement cités, vous ne trouverez nulle part mention de bibliothécaires ou de bibliothèques, les salles de lecture n’étant même pas évoquées dans la présentation du gongbang coréen 5
, pratique d’étude silencieuse en réseau. Parmi les questions soulevées par Submersion, on retrouve le paradoxe bien connu en lecture publique d’une offre pléthorique qui provoque « l’embarras du choix », ou le rôle de tiers de confiance dont il faut reconstruire la légitimité. Faut-il chercher à remonter la vague qui nous engloutit ? ou constater, avec Xavier de La Porte 6, que la métaphore aqueuse est « une vieille analogie des réseaux » et qu’Internet n’est pas océan naturel mais une technologie appelée à être dépassée ? Dépassée, mais non remplacée par une autre ; n’est-ce pas l’Ars combinatoria des bibliothécaires ?*
NDLR : texte rédigé en août 2024. Bruno Patino est actuellement président du comité de pilotage des États généraux de l’information. Le comité a remis un rapport de restitution au chef l’État et a présenté ce dernier le 12 septembre 2024 au Conseil économique, social et environnemental (CESE). Consulter le rapport : https://etats-generaux-information.fr/la-restitution