Philip Larkin. Life, Art and Love
James Booth
Bloomsbury, 2014, 532 p.
ISBN 978-1408851661 : 25 £
Jorge Luis Borges incarne par excellence la figure du bibliothécaire-écrivain. Philip Larkin (1922–1985), bien qu’également bibliothécaire et considéré comme l’un des plus grands poètes anglais de la seconde moitié du XXe siècle, ne semble pas avoir bénéficié de la même fortune critique en France. Son œuvre a été traduite tardivement – seulement à partir des années 1990 – et avec parcimonie. En 2011, les éditions Thierry Marchaisse ont publié l’un de ses deux romans (Une fille en hiver) et un choix de ses poésies (La vie avec un trou dedans). Du côté de la recherche universitaire, aucune thèse récente ou en préparation n’aborde l’œuvre de Larkin et il semblerait que le dernier à s’être penché sur la question soit l’universitaire et poète breton Denis Rigal en 1984. Une rapide incursion dans les archives du BBF ne révèle qu’une seule mention anecdotique dans la recension d’une étude sur les représentations de la bibliothèque 1.
La dernière biographie en date du poète-bibliothécaire donnera peut-être aux curieux (anglophones) l’envie d’en savoir plus. Écrite par James Booth, professeur de littérature à l’université de Hull, où Larkin fut le directeur de la bibliothèque pendant trois décennies, cette biographie n’est pas la première. En 1993, Andrew Motion, universitaire, poète et exécuteur littéraire de Larkin, publie la biographie « officielle » Philip Larkin : A Writer’s Life chez l’éditeur historique du poète, Faber and Faber. Plusieurs autres suivront dont une première tentative de Booth en 1991 (Philip Larkin : Writer), qui assurera l’édition scientifique de ses inédits romanesques en 2002 (Trouble at Willow Gables and Other Fictions) et écrira un essai sur sa poésie en 2005 (Philip Larkin : The Poet’s Plight). La nouvelle biographie de Booth se comprend à la lumière de la réception de la biographie de Motion et de la publication de l’abondante correspondance du poète éditée par son deuxième exécuteur littéraire, Anthony Thwaite. Dans ses lettres, Larkin est apparu à certains de ses lecteurs comme un petit-bourgeois raciste et misogyne. En parallèle, la mise à jour d’un grand nombre de poésies non publiées de Larkin a suscité la controverse autour de son œuvre. Booth s’inscrit en faux contre l’image posthume du poète et propose une nouvelle interprétation de l’homme en partie fondée sur les études menées dans le cadre de la « Philip Larkin Society » et de la revue associée About Larkin dont Booth est le rédacteur en chef.
Philip Larkin naît en 1922 à Coventry d’une mère enseignante, Eva, et d’un père fonctionnaire des finances publiques, Sidney. De son enfance, Larkin retient l’ennui et le peu de plaisir qu’il a à fréquenter des enfants. Une étude un peu plus poussée de la période conduit Booth à conclure que celle-ci a sûrement été beaucoup plus heureuse que le poète n’a bien voulu le reconnaître. Élève doué en littérature, mais beaucoup moins en langues, Larkin garde de ses quelques incursions en Allemagne, pays qui suscite l’admiration de son père, la peur de voyager. Dès onze ans, il s’intéresse à la littérature et publie ses premiers textes. Il renforcera sa vocation lors de ses années d’études à Oxford où il aura pour professeurs J. R. R. Tolkien et C. S. Lewis. Il y fait une rencontre déterminante en la personne du futur romancier Kingsley Amis : se noue alors une grande amitié, non dénuée de jalousie, cimentée par l’amour du jazz et de la littérature. Pour Booth, Amis jouera un rôle subversif dans la vie de Larkin. En 1942, alors qu’il vit dans la crainte d’être appelé, Larkin est réformé de l’armée. Il commence alors à écrire intensivement romans et poésie, influencée par Auden puis Yeats. En 1943, il s’amuse à écrire des nouvelles homosexuelles sur des écolières sous le pseudonyme féminin de Brunette Coleman. Cet épisode créatif relativement oublié de la vie du poète aurait eu, selon Booth, une influence déterminante dans le lancement de sa carrière.
Après plusieurs tentatives infructueuses pour intégrer le Civil Service, Larkin répond à une petite annonce et commence en tant qu’employé de la petite bibliothèque de Wellington. Il a alors vingt et un ans. Il envisage initialement son poste comme une sinécure qui lui permet d’écrire à sa guise. Toutefois, Larkin se prend rapidement au jeu. Il apporte quelques améliorations à la bibliothèque, témoigne d’un sens du service public dans ses conseils de lecture, même s’il avoue être choqué par les goûts de ses lecteurs. Il suit des cours de bibliothéconomie par correspondance. Parmi ses lecteurs, il fait connaissance de Ruth Bowen, une lycéenne, qui deviendra sa première compagne et sa seule fiancée. En 1945, il publie son premier recueil de poésies, The North Ship, chez un éditeur peu scrupuleux, The Fortune Press de R. A. Caton, qui sera tourné en ridicule à de nombreuses reprises dans les romans de Kingsley Amis, lui aussi victime de l’éditeur. En dépit de la publication de ses poésies, Larkin se considère d’abord comme un romancier. Il est déjà l’auteur d’un roman (Jill publié par Fortune Press) et travaille au suivant (Girl in Winter qui paraîtra chez Faber and Faber en 1947). Hantés par les thèmes de la solitude et de la perte des illusions, ses romans se rapprochent de l’existentialisme selon James Booth.
En 1946, Larkin rejoint l’université de Leicester où il fait une autre rencontre déterminante, celle de Monica Jones, maîtresse de conférences en littérature, et contemporaine de Larkin à Oxford, avec qui il se lie d’amitié avant d’en devenir le compagnon pendant la majeure partie de sa vie. Il abandonne le roman définitivement alors qu’il était engagé dans la rédaction du troisième et se consacre, avec regret, à la poésie qu’il estime plus facile. D’après Booth, en 1950, Larkin serait pourtant au pic de sa productivité et trouverait enfin son style alors qu’il quitte Leicester, sa mère désormais veuve et sa fiancée d’alors. Il part pour un poste de bibliothécaire à l’université de Belfast et débute une relation avec Monica Jones, à la fois sentimentale et épistolaire. En Irlande du Nord, il s’épanouit et publie à compte d’auteur le recueil XX Poems, qui passe inaperçu. Kingsley Amis, jeune maître de conférences au Pays de Galles, lui demande des conseils pour le roman qu’il essaie alors de composer : avec l’aide de Larkin, dont l’expérience à Leicester aurait d’ailleurs servi d’inspiration à Amis, le chef-d’œuvre Lucky Jim voit le jour en 1954.
En 1955, Larkin revient en Angleterre pour devenir le directeur de la bibliothèque universitaire de Hull, poste qu’il occupera jusqu’à sa mort. Coïncidence, son nouvel éditeur, Georges Hartley de Marvell Press, habite également Hull. Il publie The Less Deceived qui remporte un succès d’estime. À partir de ce moment, Larkin sera associé – à tort ou à raison – au Mouvement, groupement hétérogène d’écrivains qui renouvellent alors la littérature britannique. À Hull, ville à la réputation terne, Larkin se voit confier de nombreuses responsabilités dans la gestion de la bibliothèque, dont la construction d’un nouveau bâtiment. Il deviendra l’ermite du lieu et écrira ici la majeure partie de son œuvre poétique.
Comme bibliothécaire, Larkin est un chef très apprécié de ses collègues en majorité féminines. Il apparaît comme peu à cheval sur les conventions pour l’époque et transforme son équipe en une petite famille. Hull, en dépit de ses nombreuses déclarations, sera le lieu où il trouvera une certaine harmonie. En 1961, alors qu’il publie régulièrement des comptes rendus d’ouvrages pour la presse, Larkin se voit confier la tâche d’écrire une critique de jazz mensuelle pour le Daily Telegraph. Il débute aussi une correspondance avec la romancière Barbara Pym, qui partage approximativement le même mode de vie. Pym, célibataire endurcie, est en effet secrétaire de rédaction d’une revue savante en anthropologie à Londres.
Avec la crise de la quarantaine, commencent l’hypocondrie de Larkin et son angoisse de la mort. Ces peurs personnelles sont en décalage avec la reconnaissance croissante dont jouit Larkin. La publication en 1964 de The Whitsun Wedding établit définitivement sa réputation de poète. La BBC vient à Hull tourner un documentaire sur lui alors que la reine lui confère la Queen Gold Medal Poetry. Combinant son statut d’auteur avec celui de conservateur, Larkin joue un rôle important dans la collecte de manuscrits contemporains de poésie au profit de la British Library. La bibliothèque de Hull, prise dans le mouvement de massification universitaire, continue son extension, aussi bien immobilière qu’en termes de personnel, pour devenir l’une des plus modernes du Royaume-Uni. Larkin connaîtra à la fois les premières crises budgétaires à la suite du choc pétrolier, et devra se séparer d’une dizaine de ses collaborateurs, mais également les débuts de l’informatisation des bibliothèques, à quoi il déclare comprendre peu de choses.
La fin des années 1960 et le début des années 1970 sont éprouvants pour Larkin qui cumule son poste de directeur avec les nombreux engagements publics d’un poète reconnu. Il reçoit ainsi son premier doctorat honorifique de la part de son ancien employeur, l’université de Belfast. Chargé par Oxford University Press d’éditer une anthologie de poésie (The Oxford Book of Twentieth Century English Verse), il prend un congé de six mois en tant que Visiting Fellow au All Souls College d’Oxford pour terminer ce travail à la Bodleian Library. L’anthologie sera publiée en 1973 et les choix parfois personnels de Larkin seront contestés par certains critiques. 1974 verra la publication de son dernier recueil : High Windows, clin d’œil aux grandes fenêtres de l’appartement qu’il loue à l’université et occupe jusqu’à cette date. Sa santé se dégrade, notamment à cause de son alcoolisme. Bien qu’officiellement en couple avec Monica Jones, Larkin s’embarque dans des aventures sentimentales avec deux membres de son équipe.
En 1976, Larkin contribue à la redécouverte de la romancière Barbara Pym, dont les derniers manuscrits ont tous été refusés, en la nommant écrivain le plus négligé de ces dernières années dans le Times Literary Supplement. Si sa propre reconnaissance continue à croître (doctorats honorifiques, prix de la fondation Alfred Toepfer Stifing à Hambourg, proposé comme « Poète lauréat » et rencontres avec Margaret Thatcher), Larkin n’écrit presque plus. En 1977, sa carrière poétique est virtuellement finie : il n’écrira plus que cinq poèmes avant sa mort. En 1980, usé et dépassé par la technologie qui arrive alors en bibliothèque, il demande une retraite anticipée. Cette dernière lui est refusée par le vice-chancelier de l’université qui lui répond qu’il constitue un atout pour l’établissement. Les dernières années de sa vie sont marquées par la surdité, la maladie et les accidents. On lui diagnostique un cancer en 1984 ; en tout point semblable à son père décédé au même âge, Larkin meurt en 1985. Kingsley Amis se déplacera à Hull pour la première fois à l’occasion de son enterrement où il prononcera l’éloge funèbre. Monica Jones, qui s’était installée chez Larkin quelques années avant sa mort, brûlera tous les journaux intimes du poète. Andrew Motion et Anthony Thwaite, ses exécuteurs littéraires, parviendront toutefois à empêcher la destruction de ses autres écrits (poésies inédites, romans inachevés et correspondance).
Fait quasi unique pour un poète, Larkin a écrit la presque totalité de son œuvre, assez peu prolixe, au crayon, sur huit carnets, ce qui permet de saisir dans l’ordre chronologique ses compositions et de voir facilement les modifications apportées lors de la rédaction de ses poèmes. Influencé par la poésie de Thomas Hardy, Larkin se sera fait le chantre d’une poésie du quotidien. Son style, économe, laisse peu de place aux répétitions, que cela soit formellement ou en termes de sujets traités. En dépit de la grande reconnaissance dont il bénéficiera de son vivant, sa poésie est marquée par un sentiment d’échec, une conscience de la finitude de l’existence humaine et par son refus de s’engager dans la voie du mariage. Ses poèmes les plus connus évoquent aussi bien sa misogamie que sa peur du vieillissement et de la mort. Alternant formes courtes – comme le célèbre « This Be The Verse » – et longues – de « Church Going » à « Aubade » –, Larkin sera avant tout le poète de ce qui est souvent pensé mais rarement exprimé.
Dans son entreprise de réhabilitation du poète, Booth peut avoir tendance à dédouaner un peu trop facilement Larkin. Il se sert ainsi de sa correspondance avec sa mère, restée inédite jusqu’ici, pour présenter ce pourfendeur des enfants et du mariage comme un fils aimant. Dans le même ordre d’idées, Booth n’hésite pas à contextualiser le racisme apparent de sa correspondance à l’aune de son activité de critique de jazz où il révère les musiciens afro-américains, Louis Armstrong en premier lieu. Si Booth propose une analyse littéraire souvent réussie des œuvres de Larkin, celle-ci semble parfois un peu pesante. Paraphraser de la poésie n’est pas chose aisée mais l’apparente simplicité des compositions de Larkin explique peut-être la tentation de Booth de résumer à outrance. Enfin, Booth néglige un peu trop l’amitié entre Larkin et Amis et plus généralement leur rattachement au « Mouvement », contrairement au biographe de Kingsley Amis, Zachary Leader 2. Si la biographie de James Booth constitue une très bonne introduction à l’œuvre de Larkin, les courageux se plongeront avant tout dans son œuvre poétique et dans sa correspondance, essentielle et fascinante pour essayer de comprendre le personnage. Ses lettres témoignent en effet des différents masques qu’un individu peut être amené à porter en fonction du contexte et de ses interlocuteurs. Une chose est sûre : la prétendue facilité de son œuvre tout comme la complexité de sa vie privée continueront encore longtemps à intriguer ses lecteurs et commentateurs.
What are days for ?
Days are where we live.
They come, they wake us
Time and time over.
They are to be happy in :
Where can we live but days ?
Ah, solving that question
Brings the priest and the doctorIn their long coats
Running over the fields 3.