Éditorial
Audiovisuel et multimédia en bibliothèque
En relisant un ancien numéro du BBF datant de 2007 (voir encadré 1), nous avons retrouvé sans surprise des questions devenues encore plus centrales aujourd’hui avec l’essor de contenus numériques dématérialisés dans le domaine de l’audiovisuel : comment vont évoluer les collections avec le déclin du DVD et du CD ? quelle offre de contenus en ligne à la demande proposer à nos publics via abonnements ?
Une meilleure appréhension des œuvres, des publics, des pratiques : telle est notre ambition pour les « bibliothécaires de l’image », qui doivent faire face aujourd’hui à une demande toujours croissante des usagers en DVD, tout en demeurant plus que jamais offensifs et exigeants dans leur offre culturelle, afin de susciter la rencontre entre le public et les œuvres.
Les formations d’Images en bibliothèques comportent un volet important sur la création et la gestion de collection, et donc sur le support DVD. Si celui-ci a encore un avenir relatif, sa disparition est programmée à plus ou moins long terme. Mais les contours de cette révolution sont encore trop flous, et entre-temps, les médiathèques continuent à ouvrir ou à développer une offre de services qui correspond à une forte demande du public – le prêt de DVD résistant mieux que celui du CD. En termes de développement et d’aménagement culturel du territoire, il serait dommageable de vouloir interrompre ce processus en attente de solutions alternatives encore lointaines.
Au-delà de légitimes questionnements des professionnels sur le positionnement de la bibliothèque par rapport à la vidéo à la demande (VOD) et sur la dématérialisation du contact avec l’usager, l’expérimentation de la médiathèque de l’agglomération troyenne avec Arte ouvre des perspectives passionnantes. Mais elle se fonde sur des tarifs qui sont loin d’être avantageux – alors qu’ils émanent d’une chaîne de télévision publique – et elle témoigne de l’âpreté des pourparlers à venir avec les fournisseurs de VOD, publics ou privés, afin de mettre en place une offre généraliste pour les usagers des bibliothèques, accessible directement de chez eux via Internet après inscription selon des conditions définies par chaque collectivité de tutelle.
En effet, si les images sont toujours plus présentes dans les usages, si la puissance des industries culturelles y est particulièrement prégnante et si le réseau des médiathèques publiques est pleinement à même d’y participer, pour peu qu’il se mobilise autour d’objectifs partagés, la présence du cinéma et de l’audiovisuel dans les médiathèques publiques est aujourd’hui en crise, du fait de la transition numérique à l’œuvre : disparition progressive des supports physiques, évolution des usages, nouvelles tendances du marché laissant souvent une place réduite aux écritures audiovisuelles et cinématographiques moins conventionnelles et au patrimoine…
Or, l’évolution rapide depuis les années 1980 des bibliothèques, devenues désormais médiathèques, a démontré la nécessité de faire de ces établissements les lieux de tous les médias. Parce que la culture contemporaine et les pratiques des usagers n’ont jamais été autant « plurimédias », il n’est pas imaginable que le cinéma et l’audiovisuel disparaissent des lieux de référence, de formation, de partage, d’exercice du regard critique et du débat public. Ces lieux doivent continuer à offrir la possibilité à chacun de suivre ses propres « parcours » entre livres, musiques, images, jeux vidéo, et plus généralement avec tous les objets et pratiques culturelles, pour tous et tout au long de la vie.
Une réflexion profonde et attentive est aujourd’hui indispensable pour garantir l’accessibilité du cinéma et de l’audiovisuel en bibliothèque, et le développement de leur rôle au service de toutes ces fonctions nécessaires et indispensables à la vie culturelle. Cette réflexion ne peut être menée qu’avec les professionnels de bibliothèques eux-mêmes, qui inventent d’ores et déjà en permanence des dispositifs, élaborent des projets, imaginent des outils…
Le cinéma est entré dans les bibliothèques à la fin des années 1970, avec le prêt de VHS et parfois des fonds en consultation sur place. Au fil des années, les bibliothèques publiques sont devenues médiathèques, avec le fort développement des fonds de disques microsillons puis de CD, de VHS puis de DVD (voir encadré 2). Au fur et à mesure, l’action culturelle s’est développée, toujours ou presque toujours à partir des fonds réunis, dans une optique de valorisation. Dans les dix dernières années, une mutation profonde, et très bouleversante pour les professionnels, s’est enclenchée : les pratiques des usagers, les évolutions techniques et les intérêts du marché ont progressivement réduit les usages des supports physiques, jusqu’à, pour la musique, les faire disparaître pour les plus jeunes générations. Le modèle traditionnel des bibliothèques étant construit autour des fonds physiques, c’est toute leur organisation, leur identité qui est mise en cause.
La musique a inauguré cette crise majeure : si certains bibliothécaires n’avaient pas imaginé, inventé, mis en œuvre des actions nouvelles, la musique aurait potentiellement disparu des médiathèques publiques. En ce qui concerne le cinéma et l’audiovisuel, l’offre des bibliothèques se trouve aujourd’hui également mise en danger par l’évolution des pratiques, avec notamment le développement des plateformes d’accès en ligne.
La disparition des supports physiques du cinéma et de l’audiovisuel – ou en tout cas la réduction massive de leurs usages – est en cours. Il est très important d’anticiper, de façon urgente, les conséquences de ces évolutions.
Dès le début des années 1980, les bibliothèques se sont fortement impliquées dans la projection publique (d’abord de films documentaires, en particulier avec l’annuel Mois du film documentaire, puis sur d’autres genres cinématographiques et audiovisuels) et ont pris leurs responsabilités en matière d’éducation aux médias et à l’information, et pour la mise en œuvre des droits culturels. Elles ne sont donc pas démunies face à cette situation, à condition de parvenir à mobiliser collectivement leurs savoirs, leurs compétences, leur imagination.
En 2023, les collections de DVD représentent environ 5 % des fonds en bibliothèques (stable depuis de nombreuses années). Entre 2013 et 2021, elles sont passées de 2,2 millions à 7,4 millions, soit de 280 à 560 documents vidéo en moyenne par établissement et de 8 à 14 documents vidéo pour 100 habitants.
À partir de 2020, on observe une baisse de la part des acquisitions par rapport au fonds et une augmentation de la part des éliminations par rapport au fonds (la tendance est la même pour les livres) : entre 2016 et 2021, le ratio pour 100 habitants d’acquisitions de DVD baisse légèrement, de 0,89 à 0,83 ; entre 2018 et 2023, la part des acquisitions (sur le total d’acquisitions de CD, DVD et livres) de DVD en bibliothèque passe de 6,2 % à 5,2 % ; entre 2019 et 2023, la part dans le budget global d’acquisition des DVD a baissé d’un peu plus d’un point et demi. En moyenne, une bibliothèque achète par an 1 650 livres imprimés en 2018 contre 1 222 en 2021, 156 documents sonores en 2018 contre 85 en 2021, 146 documents vidéo en 2018 contre 87 en 2021.
Entre 2018 et 2023, le prêt de DVD chute de 27 % alors que celui des livres augmente de 14 points.
La vidéo à la demande (VàD) est présente dans 446 bibliothèques. Le budget total s’élève à 4,8 millions d’euros, pour environ 1,3 million de consultations. Elle représente 72 % des ressources numériques proposées en bibliothèque, derrière l’autoformation (79 %) et la presse (78 %) mais devant la musique, les livres, les jeux vidéo… En 2023, la VàD représente environ 21 % du budget des acquisitions de ressources numériques (contre 12 % en 2019) mais seulement 3 % des usages (contre 8,5 % en 2019), du fait de la surreprésentation de la presse dans les usages et de la concurrence des offres commerciales post-Covid.
Les deux cartes ci-dessous présentent l’offre des ressources numériques onéreuses (sous droit) proposée par les bibliothèques municipales (BM) et départementales (BD) en 2023. Les BM moyennes et grandes, les réseaux de BM, achètent et proposent des ressources directement ; les petites BM proposent généralement des ressources acquises par la BD de leur territoire. Les noms des fournisseurs figurent dans la légende à droite. On voit notamment que les offres sont inégalement réparties sur le territoire pour les bibliothèques des villes de plus de 10 000 habitants, mais proposées par un grand nombre de bibliothèques départementales.

Carte 1. Vidéo à la demande, offre des bibliothèques municipales

Carte 2. Vidéo à la demande, offre des bibliothèques départementales
Sources : enquête d’activité des bibliothèques de lecture publique 2024
Cartes interactives : http://terravisu.hatt.fr/view/numerique-rel
Aujourd’hui, toutes les réponses sont loin d’être trouvées mais les offres de contenus se sont beaucoup développées ; plus ou moins onéreuses, souvent encore trop chères au regard des moyens des établissements malgré le travail de négociations en réseau, elles constituent des compléments ou des substituts de grande qualité aux supports physiques, tant dans les bibliothèques de lecture publique (fédérées autour de la mission nationale « Ressources numériques » de la Bibliothèque publique d’information, Bpi) que dans les bibliothèques universitaires (bénéficiant de l’initiative de Canal-U).
Surtout, les actions de valorisation et de médiation se diversifient (comme l’illustrent les actions de bibliothèques départementales présentées ici) et permettent de toucher encore plus largement toutes les catégories de publics. Le Mois du film documentaire (porté par Images en bibliothèques) demeure une manifestation culturelle nationale essentielle pour faire découvrir les films documentaires de création, peu diffusés en dehors des festivals.
Les jeux vidéo, pratique culturelle devenue incontournable, sont fréquemment proposés depuis plus d’une dizaine d’années dans les médiathèques, avec un succès certain auprès des publics jeunes et moins jeunes, mais non sans certaines difficultés évoquées dans ce dossier.
La patrimonialisation de collections audiovisuelles spécialisées a pris également de l’ampleur, ce qui implique un travail important sur le signalement et la conservation (préservation des supports et numérisation). Quant au dépôt légal, il porte désormais sur les productions nativement dématérialisées, grâce au portail DELIA conçu par la Bibliothèque nationale de France (BnF) en association avec le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC). Le parcours du dépôt légal audiovisuel depuis la seconde moitié du XXe siècle n’a pas été sans embûches : l’épisode 2 qui nous est relaté par Laurent Garreau, empli de personnages tenaces auxquels nous devons tant, n’est pas loin du récit romanesque ! Il est donc heureux que le dépôt légal puisse aborder plus sereinement cette nouvelle phase.
Ce dossier du BBF fait également le point sur les évolutions de la recherche, en particulier à la BnF. Les « chercheurs d’images » explorent de nouvelles dimensions avec l’aide des « bibliothécaires de l’image » mais, si l’accès aux œuvres est souvent plus complexe que pour les documents sur support papier, les questions scientifiques sont similaires (nécessité des inventaires et de l’indexation fine). L’intelligence artificielle peut être l’une des réponses à l’avenir pour améliorer nos métadonnées (en particulier pour les génériques de films).
Comme en témoignent ces différents articles, la place de l’audiovisuel et du multimédia est donc bien ancrée en bibliothèque ; la dématérialisation des contenus, aussi perturbante qu’elle soit dans la relation aux collections et aux usages, est abordée au fil de ce numéro non comme une menace mais comme une opportunité à saisir.
Que nos auteurs soient remerciés pour le paysage qu’ils dressent, un paysage de l’audiovisuel en bibliothèque encore mouvant et contrasté mais porteur d’un énorme potentiel de rencontre entre les œuvres et toutes les catégories de publics.
Et un grand merci à Pascale Issartel et Jean-Yves de Lépinay pour leur aide !