La musique dans les bibliothèques de la métropole bordelaise : état des lieux et pistes de travail

Nicolas Clément

Stéphanie Espaignet

La délégation à la coopération musicale de la Bibliothèque de Bordeaux a réalisé en 2021 une enquête 1

sur la place de la musique dans les bibliothèques publiques de la métropole bordelaise, un ensemble dense constitué d’équipements variés en termes de taille, de moyens, de situation, pour lequel Bordeaux Métropole, qui regroupe 28 communes, n’a pas de compétence en matière de lecture publique.

Contexte, enjeux et objectifs

Dans un contexte marqué par l’évolution des pratiques de consommation et d’écoutes musicales et la crise du modèle de la bibliothèque musicale de prêt monosupport, il est apparu important d’objectiver la réalité des services musique aujourd’hui afin de donner aux bibliothèques de la métropole de Bordeaux une base de travail et de comparaison neutre et chiffrée, propice à la mise en place d’une réflexion collective, répondant ainsi à une attente des professionnels de mieux connaître leur réseau et les expérimentations de nouvelles formes de médiations musicales qui y ont cours.

Les objectifs de cette enquête étaient les suivants :

  • dresser un état des lieux de la musique en bibliothèque au sein du réseau métropolitain bordelais et faire ressortir les grandes tendances à l’œuvre dans ces structures afin d’apporter une aide à la décision pour les choix à venir, dans chaque établissement et dans le réseau dans son ensemble, en meilleure adéquation avec les besoins du public et le contexte territorial ;
  • définir des axes de réflexion partagés entre professionnels des bibliothèques afin de renforcer le travail en réseau des référents musicaux de la métropole et aboutir éventuellement à la mise en place d’actions collectives sur le territoire (telles que la mutualisation de matériel ou de collections, une action culturelle et une communication communes ou le développement des partenariats et des formations).

Une offre organisée principalement autour de collections documentaires

L’offre de musique au sein du réseau des bibliothèques de la métropole bordelaise s’est développée tout au long des années 1990 et 2000 selon un modèle basé sur :

  • la création de services dédiés à la musique ;
  • le recrutement d’un personnel formé et qualifié ;
  • l’affectation de budgets essentiellement dédiés à l’acquisition de documents musicaux ;
  • la mise à disposition d’une offre musicale résolument tournée vers la création de collections souvent de monosupports (CD) ;
  • la création d’espaces musicaux conçus et organisés comme des sections de prêt de documents ;
  • la mise en place d’actions culturelles ponctuelles plus régulières ;
  • la tentative d’investir le numérique malgré le manque d’offre musicale légale à destination des bibliothèques.

Au vu des commentaires libres recueillis, faute de pouvoir proposer des alternatives concrètes les bibliothécaires musicaux se sentent souvent incompris, prisonniers d’une vision bien ancrée de la bibliothèque vécue comme simple service de prêt, alors même que les attentes des usagers sont de plus en plus tournées vers le partage de savoirs ou d’émotion, des expériences plus inclusives (conférences musicales, concerts, pratique musicale, rencontres). C’est ainsi que l’on peut comprendre le fort attachement des bibliothécaires à leur collection musicale car elle matérialise malgré tout une offre de service et de contenus dans un espace identifié.

La mise en place de nouveaux services freinée par des moyens limités

Le développement de l’action culturelle musicale ou de la médiation numérique (à l’exemple du travail de coconstruction du site Gironde Music Box) est investi par la communauté professionnelle. Mais, comme le montre l’enquête, les moyens (budgétaires, informatiques, logistiques) affectés à ces nouvelles missions sont souvent limités par rapport aux besoins exprimés. De plus, soit les espaces des bibliothèques sont dans la majorité inadaptés à la musique live (espaces ouverts, non insonorisés, mobilier peu modulable), soit la loi du silence dans les espaces publics prime encore trop souvent au sein de la communauté professionnelle.

Conscients des évolutions à l’œuvre dans le secteur musical et de leur impact sur la place de la musique en bibliothèque, les bibliothécaires musicaux du réseau ne succombent pas pour autant au fatalisme et partagent une même envie de repositionner leur activité et de redéfinir leur offre.

Un travail de réflexion est d’ailleurs en cours dans la plupart des bibliothèques, à la faveur de différents contextes : rénovation ou agrandissement de la bibliothèque, construction d'un nouvel équipement, projet de réaménagement des services et des espaces, etc.

Riches d’une offre de contenus musicaux sans équivalent sur leur territoire avec plus de 161 000 unités physiques, les bibliothèques du réseau de la métropole bordelaise doivent résoudre une crise d’identité alors qu’elles sont confrontées à une série de questions pour lesquelles elles n’ont pas forcément de réponse « clés en main » :

  • Comment continuer à faire vivre des collections universelles et encyclopédiques, garantes d’un service public de qualité, tout en réaffectant une partie de leurs budgets sur d’autres actions ?
  • Une bibliothèque musicale sans collection physique aurait-elle encore un sens ?
  • Comment rendre compte de la richesse de l’offre existante auprès de nouveaux publics qui ne la connaissent pas ?
  • Quelle est la valeur culturelle et patrimoniale de la collection ?
  • Autour de quelles nouvelles offres et services doit-on envisager de faire vivre les sections Musique en bibliothèque ?
  • Internet et les réseaux sociaux peuvent-ils devenir des espaces à conquérir pour rendre visibles les actions des bibliothèques ?
  • Les bibliothèques peuvent-elles continuer à se développer sans nouer durablement des liens avec les autres acteurs de la vie musicale de leur territoire ?

Les pistes pour une approche renouvelée des espaces Musique

Exemple de coopération, puisque coconstruite avec plusieurs référents musicaux, l’enquête a demandé aux professionnels de cibler les actions qui permettraient d’endiguer le recul de la place de la musique en bibliothèque. Six axes de travail se dégagent.

Repenser l’offre de contenus 

L’offre de contenus, pas assez diversifiée, mérite d’intégrer, là où il fait défaut, le prêt de partitions ou de manuels d’apprentissage, le prêt de ressources documentaires (DVD, livres, revues), voire le prêt de lecteurs CD. La mise à disposition d’instruments (acoustiques, électriques ou électroniques) constitue également une composante majeure des offres de prêt ou de consultation des bibliothèques musicales de demain.

Mais la faiblesse des budgets d’acquisition reste un problème majeur pour faire face à ces nouveaux besoins : le budget moyen annuel pour les bibliothèques musicales de la métropole est de 5 153 euros (hors budget BM Bordeaux Centre Musique de Mériadeck), dont 3 572 euros en moyenne sont réservés à l’acquisition de CD ! Une mutualisation des acquisitions à l’échelle métropolitaine ou la mise en place d’une politique de prêt interbibliothèques pourrait être une solution à l’avenir.

Le maintien de collections de CD est aussi un enjeu patrimonial. Il ne faudrait pas éliminer systématiquement le support comme cela a été le cas avec le vinyle dans les années 1990. En effet, les exemples ne manquent pas d’artistes retirant leur catalogue des plateformes musicales au gré des contrats qu’ils signent. En cela, les collections musicales peuvent redevenir une ressource. Mais comme tout enjeu de coopération patrimoniale, la réflexion doit être menée au-delà du territoire métropolitain avec les grandes institutions de conservation.

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Figure 1. Concours de sleeveface en 2017

© Bibliothèque de Bordeaux

Mieux valoriser la musique au sein de l’espace

La gestion des espaces publics devrait évoluer dans un sens où le contenu et la valorisation des œuvres primeraient sur le support. Cela implique de :

  • revoir le volume des documents proposés en accès direct et l’organisation des espaces publics ;
  • sonoriser les espaces ;
  • travailler sur une meilleure signalétique ;
  • développer les espaces de présentation, les tables thématiques, et les playlists.

Développer des actions qui confortent le bibliothécaire musical dans un rôle de médiateur

L’accès à la culture musicale dans un esprit proche du mouvement de l’éducation populaire ou des droits culturels pourrait être un axe fort de développement. La valorisation des contenus musicaux est devenue essentielle pour répondre à la demande d’expertise des publics : face à l’abondance de l’offre musicale, les usagers sont en manque de repères. Cette valorisation affirme, là encore, la primauté des contenus sur les supports. Aussi la médiation devient-elle une part importante du travail quotidien des bibliothécaires, allant de l’acquisition des supports à l’élaboration de la programmation culturelle ou la présence sur internet et les réseaux sociaux. Ces actions sont déjà portées par certains bibliothécaires, mais de manière trop ponctuelle, dans une vision d’ensemble trop éclatée.

Voici quelques exemples relevés auprès des collègues interrogés visant à changer l’image du bibliothécaire :

  • proposer des sessions de musique vivante (le bibliothécaire-DJ) ;
  • partager ses envies via le média radio, participer à des podcasts, valoriser ses actions par la création de contenus vidéo (le bibliothécaire et la figure du journaliste musical).

Aller là où se trouvent les publics

Alors que 49 % des Français considèrent que les municipalités ont un rôle à jouer dans la dynamisation de la vie musicale des territoires 2

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Étude de la Sacem « Les Français et la musique dans les territoires », 16 novembre 2021. En ligne : https://clients.sacem.fr/actualites/bienfaits-de-la-musique/inedit-etude-les-francais-et-la-musique-dans-les-territoires

, les bibliothécaires peuvent y voir l’expression d’attentes fortes de la part des citoyens et un encouragement à proposer des actions « hors les murs » pour s’affranchir des contraintes acoustiques, attirer de nouveaux publics, changer l’image de la bibliothèque et « s’inviter » dans les autres lieux de vie de la commune. Ainsi, le territoire communal et métropolitain (en lien avec les écoles de musique, les salles de spectacle, etc.) doit-il devenir le terrain de jeu des bibliothécaires.

Le numérique, internet et les réseaux sociaux constituent eux aussi les contours de cette « nouvelle frontière ». Il s’agira de donner plus de visibilité aux actions menées :

  • mettre en place une campagne de communication plus ciblée autour de la musique en bibliothèque sur des publics spécifiquement réceptifs ;
  • investir les réseaux sociaux autour d’une stratégie commune : « le son de la semaine » sur Instagram, « l’artiste de la semaine », « le bibliothécaire du mois », des « live Facebook » ;
  • mieux valoriser les articles et les playlists réalisées avec la Gironde Music Box via les portails de bibliothèque.
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Figure 2. Chaîne YouTube de la Gironde Music Box

Développer les pratiques participatives

Majoritairement cantonnés à une offre de prêt et de consultation des documents sonores, les bibliothèques musicales proposent rarement des services en direction des publics, hormis la programmation de rencontres souvent peu propices à la participation active des usagers. Elles pourraient développer une culture de la participation fondée sur l’expression artistique, la création et le partage de connaissances et d’expériences. La bibliothèque musicale pourrait alors devenir un espace dans lequel des communautés se créent et se retrouvent. Pour cela il s’agirait de :

  • développer une relation nouvelle à l’usager en proposant des animations plus inclusives dans lesquelles les participants seraient plus actifs et se montreraient force de proposition ;
  • développer la pratique musicale en amateur, proposer des scènes ouvertes aux artistes amateurs.

Poursuivre les actions de coopération

L’enquête a montré l’intérêt de la coopération entre établissements, qui s’organise principalement autour de trois axes : professionnel, documentaire et culturel. Ces trois axes représentent les ressorts d’une communauté ayant des intérêts communs. Parmi les actions qui pourraient être consolidées, on trouvera la possibilité de :

  • coconstruire des actions avec des acteurs de la scène locale ;
  • développer des partenariats avec les associations ou structures musicales du territoire (par exemple dans le cadre du festival 33 Tour) ;
  • développer le mécénat culturel par l’achat d’instruments, par exemple.

Cette enquête réalisée auprès du réseau des bibliothèques et médiathèques de la métropole bordelaise a permis de dresser un état des lieux de la musique sur ce territoire. En s’appuyant sur les actions menées et les projets envisagés au sein de ces établissements très différents les uns des autres, des axes forts de réflexion et de coopération entre professionnels ont été identifiés, visant à répondre aux changements imposés par les nouvelles pratiques musicales. Les défis à relever pour que vive la musique en bibliothèque sont immenses en termes de formation des personnels, de stratégie d’établissement, de budget, mais les solutions clés en main ne se trouvent pas dans un inventaire « à la Prévert ».

Puisse notre démarche permettre aux collègues et chefs d’établissements de mieux se connaître et d’élaborer seuls ou collectivement des actions en lien avec la réalité de leur territoire.