« Il faut en finir avec les interdits en bibliothèque »
Entretien avec Marie-Pierre Pausch
Après une édition 2020 annulée en raison de la crise sanitaire, le séminaire 2022 du groupe Architecture de la Ligue des bibliothèques européennes de recherche (Liber), organisé tous les deux ans, s’est tenu du 27 au 29 avril au Luxembourg Learning Centre 1
Voir le compte rendu d’Oliver Blake, « Construire des bibliothèques : concevoir des espaces pour l’apprentissage, les bibliothécaires et l’information » dans le BBF : https://bbf.enssib.fr/tour-d-horizon/construire-des-bibliotheques-concevoir-des-espaces-pour-l-apprentissage-les-bibliothecaires-et-l-information_70653
BBF : Quelles grandes tendances se sont dégagées lors du dernier congrès Liber Architecture ?
Marie-Pierre Pausch : Ce qui m’a le plus frappée dans les présentations, c’est la diversité des projets. Il n’y a pas un modèle de bâtiment unique qu’on peut reproduire à l’identique mais des propositions adaptées au contexte, aux besoins des utilisateurs. La notion de confort, par exemple, se traduira de manière différente selon les lieux. Les architectes Elena Orte et Guillermo Sevillano, venus présenter leur projet pour une bibliothèque publique de Barcelone, ont évoqué la notion de bibliothèque par les sens, qui accorde une grande importance à la qualité du confort lié à l’environnement sensoriel en donnant à toucher des matières différentes, à voir des choses différentes.
Même si « diversité » a été le mot-clé de ce congrès, on pouvait cependant noter des grandes tendances communes à l’ensemble des projets. La première est l’importance prise par les espaces dédiés à la convivialité, au travail collectif, au bien-être, au collaboratif. En résumé, moins de collections et plus de services en lien avec les publics. Le concept de Learning Centre, qui consiste à rassembler des services et des entités différents dans un même lieu, se confirme également.
La créativité a été l’autre terme au cœur des débats. La bibliothèque du Muséum national d’histoire naturelle, par exemple, a transformé ses espaces avec très peu de moyens mais beaucoup de créativité et une forte motivation des équipes.
BBF : Le congrès a-t-il permis d’identifier les principaux impacts de la crise sanitaire et la manière dont il faudrait en tenir en compte dans les services et les aménagements des bibliothèques ?
Marie-Pierre Pausch : Cette question a effectivement été très discutée pendant le congrès. L’intervention de l’architecte finlandais Aat Vos sur ce sujet a été particulièrement intéressante. Il a souligné que le recours intensif aux smartphones, aux réunions en ligne, aux réseaux sociaux – tous ces usages à distance –, avait eu tendance à cloisonner les utilisateurs et à accentuer le sentiment de dépression et de solitude des étudiants, situation sur laquelle il a donné des chiffres alarmants. Face à ce constat, il a insisté sur l’importance de ne pas céder à la course au tout-numérique mais de retrouver au contraire des espaces de convivialité et de bien-être. Cette approche a été illustrée par le témoignage de la bibliothèque Learning Centre de l’université de technologie de Delft qui entame régulièrement un travail de révision de ses services et de ses espaces. Elle propose, par exemple, des services de massage ou la mise à disposition d’un chien à caresser pour réduire le stress. On aurait pu penser que la pandémie conduirait à la course à la technologie or, même si la technologie est importante, le constat est que c’est le retour à l’humain, au lien social, au bien-être qui est primordial.
BBF : Par l’attention plus grande accordée aux questions de convivialité et de bien-être, les projets de bibliothèques universitaires convergent-ils vers les projets de bibliothèques publiques ?
Marie-Pierre Pausch : Oui, en effet. Le rapprochement entre bibliothèques universitaires et bibliothèques publiques sur les questions de convivialité et d’accueil existe depuis plusieurs années déjà mais il s’est clairement renforcé. Pendant le séminaire, on a parlé essentiellement des usagers et de leur bien-être, des services. Les collections ne sont plus du tout au centre des discussions comme par le passé. Quand elles sont évoquées, comme cela a été le cas avec le projet d’aménagement de la bibliothèque du Trinity College de Dublin, ce qui devient central, à côté des problématiques de conservation de ces collections patrimoniales, bien sûr, c’est le parcours de l’utilisateur et l’expérience qu’il fait de la bibliothèque. L’utilisation de l’UX design a d’ailleurs été mentionnée dans plusieurs interventions, non seulement pour la conception des projets, ce qui est devenu très courant, mais aussi après l’ouverture d’un établissement dans les démarches d’évaluation de pratiques des usagers et de leur utilisation des services.
BBF : Presque quatre ans après son ouverture, en septembre 2018, quel bilan faites-vous du Luxembourg Learning Centre ?
Marie-Pierre Pausch : Avec le Learning Centre, nous avons vraiment changé de dimension. La bibliothèque est passée de 3 000 à 13 000 m2 et offre 1 000 places assises, dont la moitié dédiée aux activités collaboratives ou de détente. Nous avons des places pour le travail individuel ou collectif cloisonnées, mais situées dans l’espace ouvert de l’atrium, qui sont très appréciées et occupées tout le temps. En revanche, les espaces de travail silencieux dans des salles fermées et sans prises électriques, qui étaient pourtant une demande des utilisateurs lors de l’élaboration du projet et qui nous semblaient indispensables, ne fonctionnent pas du tout. Les usagers veulent être au calme mais entourés et connectés.
L’un des grands enseignements du Learning Centre, c’est que lorsque la bibliothèque s’installe dans un bâtiment très fort du point de vue architectural, comme c’est notre cas dans cette ancienne usine sidérurgique, elle change complètement de rôle au sein de l’institution pour devenir un lieu de rencontres et d’échanges qui permet de mettre en avant les projets innovants de l’université. Le revers de la médaille, c’est qu’un bâtiment magnifique peut faire oublier les services. Il devient un instrument de communication, une vitrine qu’on veut montrer, un peu au détriment du service de bibliothèque en tant que tel dont il faut toujours continuer à prouver l’intérêt.
BBF : À l’usage, avez-vous identifié des évolutions nécessaires du projet initial ?
Marie-Pierre Pausch : L’un des points faibles de la bibliothèque pour l’instant est l’absence de café, pourtant prévu par l’architecte mais pour lequel nous n’avons pas trouvé de prestataire. Au-delà de la nécessité d’un café pour répondre aux besoins de la vie quotidienne des usagers, il nous manque aussi un espace dédié aux événements qui permette d’organiser un cocktail, un déjeuner lors d’une conférence, un pot de départ. Or, dans un bâtiment de cette qualité architecturale qui appelle à l’organisation de nombreux événements, c’est indispensable. Nous réfléchissons donc à la manière de se doter d’un tel espace. Nous prévoyons aussi de réattribuer à d’autres fonctions l’espace silence qui ne fonctionne pas. Un autre enseignement de ces premières années dans ce bâtiment est que la signalétique, pour désigner les zones de travail collectif ou de travail silencieux, ne sert à rien. C’est l’aménagement, par exemple avec du mobilier fixe ou du mobilier qu’on peut déplacer donc flexible, qui doit faire comprendre aux utilisateurs la vocation d’un espace.
BBF : Alors que la convivialité et le bien-être des usagers sont devenus des questions centrales, la présence dans les bibliothèques d’un café, comme vous l’évoquez, est-elle devenue indispensable ?
Marie-Pierre Pausch : Je pense effectivement qu’aujourd’hui, faire un projet de bibliothèque sans prévoir un café c’est passer à côté de quelque chose d’important car cela conforte la bibliothèque comme lieu de vie à part entière. Il faut en finir avec les interdits. La bibliothèque doit être un lieu où l’on peut boire, manger, téléphoner, venir avec ses enfants, parler, jouer, se reposer, emprunter un nombre illimité de documents. Pour moi, construire une bibliothèque aujourd’hui, c’est repenser toutes ces questions d’interdits qui bloquent parfois les utilisateurs et les dissuadent de venir. La bibliothèque doit présenter le moins de barrières possibles, elle doit être largement accessible, devenir comme un salon pour les usagers.