Correspondance. De la Bibliothèque nationale au camp de Buchenwald, 1941-1945

Martine Poulain

Julien Cain et Lucienne Julien Cain
Correspondance. De la Bibliothèque nationale au camp de Buchenwald, 1941-1945
Édition établie, présentée et annotée par Pierre-André Meyer
L’Harmattan, 2020
Collection « Chemins de la Mémoire, série XXe siècle »
ISBN 978-2-343-19839-2

C’est un ouvrage essentiel que livre ici Pierre-André Meyer, petit-neveu de Julien Cain, qui avait déjà proposé voici près de dix ans un livre présentant les lettres du même Julien Cain à sa famille pendant la Première guerre mondiale 1

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Julien Cain, un humaniste en guerre : lettres 1914-1917. Introduction, notes et postface par Pierre-André Meyer, L’Harmattan, 2011.

, où il fut soldat et grièvement blessé. Ce sont plus de 300 lettres que Julien et Lucienne Cain échangent entre le 12 février 1941, date de l’arrestation à son domicile de l’ancien administrateur de la Bibliothèque nationale, et le 15 avril 1945, après la libération du camp de Buchenwald par la résistance intérieure du camp et les troupes américaines le 11 avril. Ces lettres révèlent un très grand amour et une totale solidarité dans ce couple uni en 1921, et que seule la mort, à un mois d’intervalle, en 1974, séparera. « Mon Julien adoré », écrit l’une (ce sont ses lettres qui sont les plus nombreuses), « ma chérie, ma tendre et pauvre Luce », répond l’autre.

Une très longue détention

Julien Cain est détenu pendant cinquante mois dans diverses prisons : à la Santé jusqu’en juin 1941, le plus longuement au fort de Romainville jusqu’en janvier 1944, avec une interruption de près de six mois à l’hôpital du Val-de-Grâce, puis à Buchenwald jusqu’à la mi-avril 1945. On ne s’étonnera pas que le contenu de ces lettres soit notamment consacré aux questions de survie dans l’univers carcéral : Lucienne s’inquiète en permanence de l’état de santé de son mari et lui n’est pas en reste ; elle utilise toute son énergie à le faire profiter de ses envois de vêtements (au point que parfois, il est trop couvert), de nourriture (au point qu’au début, il en a trop…), sans doute en se privant elle-même de ces biens si rares sous l’Occupation. Elle ne peut rendre visite à son mari, durant ces quatre années et deux mois de séparation, que six fois, au tout début de son long emprisonnement, alors qu’il est détenu à la prison de la Santé.

Tout le début de la correspondance est consacré aux tentatives faites par les deux époux pour défendre Julien Cain de l’accusation d’« abandon de poste », suivie de sa révocation d’administrateur de la BN. Ils multiplient les courriers auprès du nouveau personnel politique nommé par Vichy auprès de qui Lucienne tente d’être reçue et tentent de faire agir leur entregent pour laver Julien Cain d’une accusation qui sera vite présentée comme une trahison de « juif fuyard ».

Julien Cain avait été nommé lors de la déclaration de la guerre, en sus de ses fonctions d’administrateur de la BN, à la tête d’une section Imprimé et édition, chargée de la « propagande de guerre » au Commissariat général à l’information, dirigé par Jean Giraudoux, puis début avril 1940 secrétaire général du ministère de l’Information. C’est à ce titre qu’il reçoit l’ordre, lors de l’invasion allemande, de se replier à Bordeaux avec le gouvernement. Dans la nuit du 10 au 11 juin, il confie les rênes de la Bibliothèque nationale à Jean Laran, conservateur du cabinet des Estampes. Puis, toujours sur ordre, il quitte la France le 20 juin sur le Massilia, en direction de l’Afrique du Nord, où tous les hommes politiques présents sur ce paquebot pensaient reprendre le combat pour la libération du territoire. Il n’en fut pas ainsi et ils furent accusés d’être des déserteurs par le maréchal Pétain.

Le soutien de la lecture et de quelques fidèles

Lucienne couvre également son mari de nourritures spirituelles : « Une heure de lecture soutenue, c’est toute ma conquête », lui écrit-il du fort de Romainville où il lui est bien difficile de trouver de rares moments de solitude. Lire l’aide sans doute à rester « maître de soi » malgré l’emprisonnement : « Choisis avec Paul [Paulhan bien sûr] ce qui pourrait m’intéresser dans le catalogue de la NRF », lui écrit-il par exemple 24 juillet 1941 du fort de Romainville, ainsi que « les tomes 2 et 3 de L’histoire des croisades de [René] Grousset, l’Histoire du Moyen-Âge de [Gustave] Glotz, Extraits des historiens du XIXe siècle, de [Camille] Jullian, quelques Sainte-Beuve, 2 ou 3 tomes des essais de Diderot, et plus tard les Mémoires d’Outre-Tombe » !!! Lucienne s’y emploie mais l’approvisionnement en livres n’est pas simple pendant l’Occupation, d’autant plus que leur bibliothèque de la maison de Louveciennes, riche de quelque 2 400 volumes, est saisie par les nazis de l’ERR (Einsastzstab Reichsleiter Rosenberg), un mois après l’arrestation de l’administrateur, et occupée jusqu’à la fin de la guerre.

Pour évoquer leurs amis ou leurs relations qui, souvent, entourent et soutiennent Lucienne, les époux doivent recourir à un langage crypté pour ne pas mettre en danger ces personnes. Parmi les écrivains intellectuels ou hommes politiques avec lesquels ils étaient amis figure au premier plan Paul Valéry, dont Lucienne, qui travailla à ses côtés, était proche, et qui fut aussi membre du conseil d’administration de la BN. Il figure parmi les amis le plus souvent cités sous les cryptogrammes de Paul, Ville, Teste, Villejust ou encore Paul Ville. Georges Duhamel (Pasquier) et sa femme, Henri Mondor (Jouffroy ou le chirurgien), Louis Pasteur Vallery-Radot (Dr Radot ou Dr Luis), Georges-Henri Rivière (Georges-Henry) furent aussi parmi ces amis « dont la liste n’est pas si longue », souligne l’auteur.

Citons ici celles et ceux qui, parmi le personnel de la Bibliothèque nationale, manifestèrent leur fidélité à Julien Cain, en allant voir Lucienne et en lui remettant livres ou nourriture pour son mari emprisonné : Lydie Adolphe, attachée à la BN, à qui Julien Cain, de sa prison, demande de relire son rapport sur Les transformations de la BN entre 1935 et 1940 2

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Ce rapport deviendra sans doute le rapport sur Les transformations de la BN de 1936 à 1959, publié en 1959.

 ; Armand Boutillier du Rétail, responsable du Centre de documentation, dont la femme est résistante ; Madeleine Chabrier, auteure du premier article sur la BN durant la guerre en 1945 3
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Madeleine Chabrier, « La Bibliothèque nationale de 1940 à 1944 », Journal of Documentation, 1945, rééd. Bulletin de l’Association des bibliothécaires français, no 148, 3e trimestre 1990.

 ; Marie-Thérèse Dougnac, membre de la Commission d’épuration à la Libération ; Hélène Frémont, conservatrice au Catalogue général, amie de Lucienne ; Émile Leroy, trésorier, suspendu par Bernard Faÿ ; Jean Prinet, conservateur aux Estampes, qui fait partie de la petite équipe qui garde la BN durant les combats de la Libération ; Jean Porcher, conservateur adjoint du département des Imprimés, nommé par Faÿ conservateur des manuscrits, des Entrées, régulièrement dénoncé comme « bibliothécaire des Rothschild », ce qu’il fut, et le seul à oser contredire Faÿ ; Jean Babelon, conservateur des Monnaies et médailles, qui dirige l’équipe de garde pendant la libération de Paris ; l’architecte Michel Roux-Spitz. Hors de la Bibliothèque nationale, Marcel Bouteron, conservateur de la Bibliothèque de l’Institut, dénommé Balzac ou Conti, est le plus fréquemment présent.

Un travail éditorial remarquable

Il faut louer le travail en tout point remarquable fait par Pierre-André Meyer sur cette correspondance. Son introduction, riche de plus de 100 pages, éclaire ce que fut pour Julien Cain la période de l’avant-guerre, le rayonnement qu’il avait acquis, ses amitiés et ses réseaux, qui l’amenèrent aussi aux responsabilités au sein du ministère de l’Information, l’exode, l’Odyssée du Massilia vers l’Afrique du Nord, les accusations infâmes. Il rassemble nombre d’éléments nouveaux ou peu connus sur la révocation et l’arrestation de Cain, les innombrables tentatives du couple pour en obtenir l’annulation, puis les années noires, l’isolement, la prison, la déportation, et le courage, toujours, de l’administrateur et de sa femme. Le biographe ne se fait à aucune page hagiographe de son grand-oncle, et ne valide pas, par exemple, les tentatives de Julien Cain pour être reconnu comme résistant. Les copieuses notes concernant les personnes ou évènements évoqués dans la correspondance, la liste des cryptogrammes par lesquels le couple nomme tout en s’efforçant de protéger les personnes évoquées, la chronologie, la reproduction d’un certain nombre de textes importants pour comprendre la période, tout ce paratexte est présent avec abondance, précision, rigueur et donne tout leur sens aux échanges du couple.

Julien Cain fit partie des personnalités rapatriées de Buchenwald par avion le 18 avril 1945. Réintégré dans ses fonctions par un décret du ministre de l’Éducation nationale René Capitant du 13 octobre 1944, il reprend dès le 1er octobre 1945 la direction de la BN, avide d’action, poste qu’il cumule avec celui de directeur des bibliothèques publiques à partir du 12 mars 1946.