Lectures de prison 1725-2017

Jean-François Bert

Sophie Saulnier (dir.)
Lectures de prison 1725-2017
Préface de Philippe Claudel
Postface de Jean-Lucien Sanchez
Éditions Le Lampadaire, 2017
Collection « Curiosités », no 1
ISBN 978-2-9559097-1-3

L’ouvrage s’ouvre sur une photographie déroutante. Deux hommes sont dans le jardin d’un cloître-prison et observe un arbre. Ils sont surveillés par un troisième, planté entre deux arcades. Il n’y a aucun livre, aucun rayonnage, aucune bibliothèque. Le message semble clair : la prison n’est pas un lieu où l’on peut facilement croiser la route d’un livre, en tout cas moins que celle d’un arbre. Et cependant, tout le reste de l’ouvrage nous donne la conviction du contraire. On ne cesse de lire en prison. On commence, comme l’indique Philippe Artières, par lire le règlement, puis les graffitis des anciens détenus apposés sur les murs, puis les lettres des proches et de la famille qui arrivent souvent caviardées, puis les livres en accédant enfin à la bibliothèque de l’établissement, du moins lorsque celle-ci est ouverte, classée, et accessible.

Tout l’enjeu de ce livre collectif qui reproduit une impressionnante quantité d’archives 1

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Un terme que nous utilisons, faute de mieux, pour définir la nature de l’ouvrage qui mélange ingénieusement des archives et des textes venant de Philipe Claudel, Philipe Artières, Guillaume de la Taille, Marianne Terrusse, Jean-Louis Fabiani, Claude Poissenot et Jean-Lucien Sanchez. Notons que le dispositif choisi par les éditions est plus complexe encore car ce livre est le « sous-texte » d’un roman qui a été publié en miroir : Le massicot de Sophie Saulnier.

(textes, règles, listes d’acquisitions et de suggestions, observations sur les pratiques de lectures des prisonniers, enquêtes sur la fréquentation des bibliothèques…) est de remettre le livre au cœur de la prison ; de rappeler en tout cas qu’il s’agit d’une préoccupation constante de l’institution pénitentiaire (comme des détenus) depuis au moins le XVIIIe siècle.

L’empan historique couvert par les cinq chapitres 2

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Les cinq chapitres sont : « Historique de la bibliothèque de prison et représentations associées » ; « (Constitution) organisation des fonds » ; « Circulation du livre et fonctionnement des bibliothèques » ; « Ce que lisent les personnes détenues » ; « Le lieu bibliothèque ». Ils abordent plusieurs questions : pourquoi lire en prison ? Comment les fonds sont-ils classés ? Comment fonctionne une bibliothèque de prison ? Que lisent les détenus ? Comment l’architecture pénitentiaire pense-t-elle le lieu de la bibliothèque ?

de l’ouvrage est large : 1725-2017. Tout commence par trois feuillets extraits des archives de la Bastille qui concerne les ouvrages d’un détenu, le Comte de Bellysle (p. 361-369). Tout s’arrête par un retournement ironique (p. 435), lorsque d’anciennes prisons deviennent des bibliothèques, comme à Coulommiers, Lançon ou Châtillon-sur-Seine. Entre ces deux dates extrêmes, c’est une véritable politique qui se joue, comme le rappelle l’historien spécialiste de l’histoire pénitentiaire, Jean-Lucien Sanchez, dans sa postface. En 1841, une première obligation légale contraint en effet les conseils généraux des départements de doter les prisons qui sont sous leur responsabilité de bibliothèque. L’injonction est, depuis, maintes fois reproduite, entérinée dans les différentes versions du code de procédure pénale, comme en 2009 où il est à nouveau rappelé que « tous les établissements pénitentiaires doivent posséder une bibliothèque en libre accès ». À cela s’ajoute, désormais, le fait que les ouvrages doivent être « suffisamment nombreux et variés pour tenir compte des diversités culturelles et linguistiques des détenus, et respecter leur liberté de choix ». Comme les salles ou les terrains de sport, les bibliothèques font partie de l’univers carcéral. Elles sont étroitement liées, depuis la fin du XIXe siècle, à la question de l’éducation et surtout à la lutte contre l’illettrisme. Ajoutons, comme le fait J.-L. Sanchez, qu’un autre motif explique cet intérêt pour les livres, la lecture et surtout la présence d’une bibliothèque en prison : du côté de l’institution, la bibliothèque est « un outil de régulation de la discipline ».

Quelque chose cloche cependant dans l’application de cette politique. Comme souvent, celle-ci ne semble pas résister devant le manque de place, le manque de moyens financiers, la difficulté de trouver des professionnels qui acceptent de travailler au sein de la prison, la formation des prisonniers « auxi-bibliothécaires », mais peut-être surtout devant le respect des nombreux impératifs sécuritaires qui sont, on le sait, le quotidien d’une maison d’arrêt 3

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Constat que l’on peut lire par exemple dans : Dominique Chavigny et Claudine Lieber, Les bibliothèques des établissements pénitentiaires, Ministère de la Culture et de la Communication, 2005 ; ou encore dans : Delphine Belet et Monique Pujol, « Les bibliothèques en prison », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2008, no 5, p. 40-44. En ligne : https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2008-05-0040-009

. Un constat plutôt défaitiste qui ne cesse d’être répété depuis les années 1970-1980 alors que la population carcérale connaît une première augmentation importante 4
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Un point souligné aussi par l’association Lire C’est Vivre, maison d’arrêt de Fleury-Mérogis.

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Si le livre étonne et passionne, c’est quand il s’attache à la question des pratiques de lectures. Les travaux des historiens, suivant l’impulsion donnée par Roger Chartier sur la question, ont en effet permis depuis longtemps de mieux baliser ce continent immense des pratiques de lectures, par exemple en distinguant différents types de lectures (à haute voix ou méditative), des modus legendi (on peut lire debout, couché, ou assis à son bureau), mais aussi des « bonnes » raisons de lire (délassement, distraction, ou apprentissage). Dans les prisons, ces questionnements « classiques » prennent une autre dimension car, comme le rappelle Philippe Claudel, la prison est une loupe grossissante et déformante de ce qui se passe ailleurs, à l’extérieur 5

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C’est ce que relève Sylvie Fernandes dans son travail sur les bibliothèques du centre pénitentiaire de Bordeaux-Gradignan, publié dans le Bulletin des bibliothèques de France (BBF) de février 2007 : « Rendre compte de la vie des bibliothèques en prison n’est pas chose aisée : elles varient considérablement d’un établissement à l’autre et sont toujours le fruit d’une histoire, de rencontres, d’opportunités et de rendez-vous manqués. » Voir Sylvie Fernandes, « Lire en prison : les bibliothèques du centre pénitentiaire de Bordeaux-Gradignan », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2017, n° 11, p. 86-101 : https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2017-11-0086-010

. La longue présentation de Jean-Louis Fabiani 6
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Rappelons que le sociologue est aussi l’auteur d’un rapport important sur le sujet : Jean-Louis Fabiani, Lire en prison : une étude sociologique, éd. Bibliothèque publique d’information, coll. « Études et recherches », 1995. Ce rapport a été publié avec le concours du ministère de la Culture et de la Communication, de la Direction du Livre et de la Lecture, de la mission Droit-Justice du ministère de la Justice.

qui introduit le quatrième chapitre de l’ouvrage donne, de ce point de vue, une interprétation brillante de la manière dont il faut aussi pouvoir interroger les livres en prison en fonction de leur appropriation par les prisonniers. Outre la présence/absence de l’objet livre au sein de l’institution, il faut essayer d’en savoir plus sur l’expérience des lecteurs, sur leurs profils, sur leurs besoins et sur leurs envies. Le point de vue de la réception permettrait certainement de belles interrogations. N’en déplaise, par exemple, à Michel Foucault, qui rêvait de voir Surveiller et punir (1975) lu par des prisonniers, des gardiens de prison et des éducateurs. Ce livre-bombe qui devait produire « un très beau feu d’artifice » 7
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Michel Foucault, « Dialogue sur le pouvoir » [1978], Dits et écrits : 1954-1988. Volume 3, 1976-1979, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1994, p. 477.

, n’apparaît en effet dans aucune liste, ni celles des demandes venant des prisonniers, ni celles des acquisitions produites par l’institution.

La lecture des nombreux documents d’archives présentés dans l’ouvrage est, elle aussi, grandement suggestive. Les questions fusent en tournant les pages, en lisant les règlements, les observations des gardiens, ou la simple succession des titres d’ouvrages demandés et parfois refusés : comment un livre arrive-t-il en prison ? Est-il un objet comme un autre ? Peut-on lire tout et n’importe quoi dans sa cellule ? Qui lit le plus : les courtes ou les longues peines ? Qui a accès à la bibliothèque ? Comment sont-elles classées, et par qui ? Pourquoi lit-on, ou plutôt que recherche-t-on en lisant ? Un livre – ce serait d’ailleurs réducteur d’en rester là – ne sert-il qu’à lire ? N’y a-t-il pas d’autres usages possibles pour les prisonniers lorsqu’ils décident, par exemple, de le découper, de le coller dans le but d’agrémenter les murs de leur cellule, ou encore de le détourner en l’utilisant pour écrire dessus, et parfois le continuer 8

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Un « bricolage » infini propre au monde des prisons qu’avait su mettre en lumière Catherine Réchard dans Système P : bricolage, invention et récupération en prison, éditions Alternatives, 2002.

. Lectures de prison 1725-2017 n’échappera sans doute pas à cette règle du bricolage lorsqu’il sera disponible, espérons-le rapidement, dans tous les établissements de l’administration pénitentiaire.