Transition et inégalités numériques

Un enjeu pour les universités

Marc Bergère

Reine Bürki, rédactrice en chef du BBF, s’entretient avec Marc Bergère, historien et vice-président en charge de la documentation et de la transition numérique à l’université de Rennes-2.

BBF : Marc Bergère, qui êtes-vous et quels sont vos liens avec les bibliothèques ?

Marc Bergère : Historien de formation, je suis spécialiste de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale (France, Europe, Canada) et en particulier de l’épuration, sujet auquel j’ai consacré plusieurs ouvrages dont un récent « Que sais-je ? ». Sans rapport apparent avec notre objet, il me semble néanmoins important de souligner que, comme historien, j’ai le goût de l’archive et du livre et que j’entretiens de ce fait un rapport ancien et privilégié à la source et à la documentation dans toutes leurs diversités. De même, mes recherches m’ont conduit souvent au Canada, et au Québec en particulier, me permettant ainsi de découvrir d’autres types d’aménagements et d’usages des bibliothèques universitaires. Une autre façon de vivre les bibliothèques universitaires (BU) et des réalités qui continuent aujourd’hui à nourrir mes réflexions dans le cadre de mes nouvelles fonctions. En effet, je suis depuis 2015 vice-président dans l’équipe de direction de mon université, en charge de la documentation et de la transition numérique, mais aussi référent de mon établissement pour la science ouverte. Un périmètre large qui recouvre des fonctions dites « supports » aux enjeux transversaux et stratégiques majeurs. Concernant la documentation stricto sensu, j’ai la chance d’évoluer dans un environnement – je dirai même un écosystème – très porteur puisque Rennes-2 est aussi l’établissement de rattachement d’une Urfist 1

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Unité régionale de formation à l’information scientifique et technique.

, d’un CRFCB 2
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Centre régional de formation aux carrières des bibliothèques.

, d’une grande maison d’édition scientifique (les Presses universitaires de Rennes) et d’une MSHB 3
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Maison des sciences de l’Homme en Bretagne.

très orientée vers les humanités numériques ou la science ouverte. Comme j’ai par ailleurs le plaisir de présider le GIS 4
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Groupement d’intérêt scientifique.

national « réseau Urfist », je dois bien admettre que j’ai tout pour être un vice-président certes très occupé mais surtout comblé. Plaisanterie mise à part, j’ai clairement beaucoup appris de ces nouvelles responsabilités qui m’ont ouvert sur d’autres horizons professionnels mais aussi parfois vers un nouveau métier. C’est ainsi que je coopère régulièrement depuis quelques années avec l’Enssib comme chargé d’enseignement mais aussi et surtout pour partager, de manière réciproque d’ailleurs, expériences et compétences avec les étudiant.es de cette grande école.

BBF : La crise sanitaire actuelle est révélatrice de disparités sociales et pointe des formes d’inégalités numériques. Peut-on parler de « fracture numérique » à l’université ?

Marc Bergère : Vous avez tout à fait raison, la crise sanitaire et l’éloignement des campus ont révélé aux universités françaises la réalité d’une « fracture numérique » que le fonctionnement ordinaire de nos établissements (cours en présentiel, possibilité pour les étudiant.es non ou mal équipé.es de bénéficier des équipements du campus) rendait jusqu’alors invisible ou peu perceptible. Au printemps 2020, une grande enquête nationale initiée par l’association VP-Num a montré qu’environ 3 à 4 % des étudiant.es étaient touché.es, soit 1 à 2 % qui n’ont pas d’ordinateurs et 2 % qui rencontrent des difficultés de connexion (forfaits insuffisants, résidence en zone blanche). Même marginale en apparence, cette fracture numérique n’en est pas moins préoccupante et ce sont des milliers d’ordinateurs ou de dispositifs de connexion (carte SIM, clés 4G…) qui ont été prêtés ou donnés pendant cette crise. En absence de réponse (d’offre) nationale, force est de constater que l’effort principal a porté dans un premier temps sur les seuls établissements, même s’il faut ici souligner le rôle de nombreuses collectivités locales (région, métropole) pour les soutenir. Sans trop de surprise, ces inégalités numériques en recoupent d’autres et la précarité numérique accompagne souvent d’autres formes de précarité sociale ou de détresse (isolement en particulier) psychologique. Les conditions de logement, le niveau d’étude (les étudiant.es en reprise d’études ou de licence, et en particulier de première année, sont ainsi plus touché.es) mais aussi parfois le fait d’être étudiant.es « de passage » sur nos campus (notamment en mobilité internationale) sont autant de facteurs ou de paramètres qui viennent plus ou moins creuser ces inégalités. Ceci étant, cette « fracture numérique » est multiscalaire et n’est pas sans concerner l’ensemble de nos personnels. En effet, au sein de ces derniers, on observe également des inégalités criantes dans la maîtrise de l’environnement ou des outils numériques mais aussi et surtout dans la capacité à travailler à distance, y compris pour des raisons fonctionnelles parfois. Cette dernière réalité est particulièrement vraie dans les bibliothèques où tous les métiers ne sont pas compatibles ni même accessibles au télétravail de la même manière. Pour être complet enfin sur cette question, il nous faut, je crois, admettre que dans ces situations de confinement à répétition, nos établissements, malgré leurs efforts énormes, ne sont en capacité d’offrir qu’un service dégradé révélateur d’inégalités déjà existantes mais aussi sans doute source de nouvelles. Il est encore trop tôt pour le faire, mais il nous faudra apprendre collectivement de cette crise.

BBF : L’inclusion numérique est une priorité du Plan de relance qui y consacre 250 millions d’euros. Comment s’inscrivent les universités dans cette préoccupation sociétale ? Comment accompagner l’ensemble des étudiant.es pour que le numérique soit facilitateur d’apprentissages plutôt que vecteur d’exclusion ?

Marc Bergère : Stratégiquement, il importe d’emblée de souligner que la crise sanitaire intervient, et sans doute quelque part accélère, une transition numérique à l’œuvre au sein de nombreux établissements, notamment en matière de dématérialisation des procédures (inscription, élection, contrôle d’accès aux locaux…) ou services (facturier, paie…) et d’hybridation de nos activités (enseignement, valorisation de la recherche…). Aussi, les gouvernances des universités n’ont pas attendu le plan de relance pour prendre la mesure du problème et y apporter des réponses. Ce faisant, ce dernier est le bienvenu et les universités s’y inscrivent pleinement. Les réponses à apporter sont en réalité multiples. Elles passent notamment par l’équipement matériel de nos étudiant.es ou personnels, la capacité à accéder à distance (bureau virtuel, licence VPN) ou de manière nomade aux domaines applicatifs de l’établissement (dans les champs administratifs comme pédagogiques) mais aussi par l’aménagement de nos espaces (physiques ou virtuels) selon un critère d’usage de plus en plus hybride ou multimodal (par exemple pour l’enseignement, des dispositifs de classe virtuelle mais aussi de captation synchrone ou asynchrone en amphis).

La grande illusion serait cependant de penser que la réponse est d’abord ou même principalement technique. C’est bien pour cela d’ailleurs que la question est politique. Bien entendu, si les choix techniques ne sont pas neutres, il importe surtout que ces derniers soient conditionnés par des impératifs d’organisation ou de fonctionnement pédagogiques par exemple, ou encore en lien avec les conditions de travail ou d’exercice des personnels. De même, et votre question le suggère d’ailleurs grandement, il nous faut penser non pas seulement enseignement mais apprentissage. Enfin, l’inclusion numérique ne doit pas être déconnectée, si je puis dire, d’autres formes et de programmes d’inclusion à l’œuvre de longue date dans nos établissements à destination de publics éloignés (nos nombreux.ses étudiant.es à distance : souvent en reprise d’étude, salariés et chargés de famille) ou empêchés (je pense ici aux étudiant.es incarcéré.es) sans oublier les étudiant.es en situation de handicap. Un dernier défi enfin, souvent inhérent aux phénomènes d’exclusion d’ailleurs, s’impose à nous. Il s’agit de l’épineuse question du repérage ou de la détection des publics en difficultés. Une opération qui suppose une connaissance fine des pratiques mais aussi des besoins ou attentes de nos étudiant.es. Sous cet angle, on ne peut que souligner le changement de paradigme à l’œuvre dans le pilotage des grandes fonctions transversales que sont le numérique ou la documentation. En effet, après avoir été longtemps centrés sur les infrastructures et équipements pour les DSI 5

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Direction des systèmes d’information.

ou les collections pour les SCD 6
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Service commun de la documentation.

, ces services s’orientent aujourd’hui de plus en plus vers les usages et les usagers.

BBF : Justement, quel peut être le rôle des bibliothèques dans la montée en compétences et l’autonomie numérique des publics universitaires ?

Marc Bergère : Les bibliothèques ont toute leur place dans ces processus, et ce, pour plusieurs raisons. D’une part, elles sont considérées par l’ensemble de la communauté universitaire (personnels, étudiant.es) comme vitales et nodales pour l’exercice de nos deux missions fondamentales (formation, recherche). À ce titre, et on en mesure bien l’urgence dans le cadre de la crise sanitaire actuelle, on voit bien qu’il est impossible et même impensable de rompre ou d’interrompre durablement l’accès à la documentation que cela soit à distance (ressources électroniques) mais aussi in situ (système de prêts/retours différés, ouverture de salles…). D’autre part, les bibliothèques ont développé depuis quelques années une vraie expertise en matière d’enquêtes (Libqual par exemple) auprès des publics pour ensuite améliorer ou mieux communiquer autour de leurs services. Cette connaissance des usages est bien entendu précieuse pour une gouvernance, en particulier sous l’angle des usages du numérique. Elle peut aider au pilotage mais aussi à l’allocation des moyens. L’ère du numérique ne doit surtout pas nous conduire à oublier – et toutes les enquêtes de terrain, y compris dans le domaine de la lecture publique, le confirment – le fait que les bibliothèques restent plus que jamais identifiées comme un lieu spécifique où l’on aime venir et séjourner. Ce qui frappe, c’est le caractère protéiforme des fonctions attachées à ce lieu unique qui est souvent le lieu le plus ouvert (amplitude horaire en forte hausse ces dernières années) et le plus fréquenté de nos campus !

Un mot me semble cependant les recouvrir toutes ou presque, c’est la notion de ressources. En effet, nos BU sont des lieux où l’on vient chercher certes des ressources documentaires (en ligne ou en rayon) mais aussi, et au moins autant, des ressources énergétiques ou numériques (prêt d’ordinateur ou de tablette, postes informatiques, point d’impression, demande constante de prises pour recharger son ordinateur ou son téléphone portable, enjeu du wifi dans les salles) ou encore du ressourcement psychologique (calme, lieu propice au travail mais aussi à des formes de sociabilités).

Au-delà, les BU sont de plus en plus identifiées comme des lieux d’apprentissage ou de co-enseignement (capacité à suivre en BU un enseignement dispensé en distanciel…), en particulier autour des projets de tiers-lieux qui allient offre documentaire, formation et innovation pédagogique en formation initiale comme en formation continue (formation de formateurs, liens avec CRFCB ou Urfist). On observe par ailleurs, chez les étudiant.es, l’expression d’un fort besoin d’accompagnement en bibliothèque. Accompagnement par les personnels des SCD mais aussi par leurs enseignant.es ou des collègues d’autres services (SUIO 7

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Service universitaire d’information et d’orientation.

, SUP 8
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Service universitaire de pédagogie.

, centre de langues…). Dès lors, il s’agit d’autres formes de ressources (ou de services) qu’ils aimeraient trouver en BU. Une évolution qui, on le voit, plaide de plus en plus en faveur du décloisonnement et d’une coopération croissante entre les SCD et les services (y compris et a fortiori DSI) ou composantes de nos universités. Enfin, s’agissant toujours du numérique versus recherche cette fois, les bibliothèques sont aujourd’hui des acteurs incontournables de la science ouverte, qu’il s’agisse de politique des données (datalab) ou de la valorisation (HAL) sans oublier le champ de l’édition scientifique.

BBF : Quelle est votre vision de l’université de demain au défi de la transformation numérique ? Comment y voyez-vous la place de la documentation et des services développés par les bibliothèques ?

Marc Bergère : Nul doute que les bibliothèques et les SCD se trouvent aujourd’hui au cœur d’une transversalité nouvelle et renforcée qui impose coopération, mutualisation, hybridation et mise en réseau (y compris avec d’autres bibliothèques territoriales universitaires mais aussi parfois de lecture publique). Disant cela, j’ai bien conscience, et je le constate au quotidien, que ces évolutions ne sont pas sans impact sur l’évolution des métiers de la documentation ou de leurs représentations. Les personnels des bibliothèques doivent ainsi être de plus en plus polyvalents mais aussi disponibles avec une forte attente des gouvernances ou des usagers à leur égard. Une dimension « bibliothèque totale » ou « couteau suisse » (animation culturelle, accueil, formation, gestion des espaces, connaissance des usagers, accompagnement des chercheurs, management d’équipe) qui vient s’ajouter au travail « ordinaire », déjà lourd, d’acquisition, conservation et valorisation des collections… non sans questionner et parfois brouiller les identités professionnelles. Pour en revenir au numérique stricto sensu, on a, par exemple, de plus en plus besoin de compétences informatiques mais aussi en médiation numérique en bibliothèques.

Pour être relevée, la transformation numérique à l’œuvre se doit surtout d’éviter certains écueils et, sous cet angle, il faut bien veiller à ce que la crise actuelle que nous vivons ne soit pas utilisée pour imposer une « nouvelle université » que la majorité de nos collègues et étudiant.es ne souhaite pas ! Ainsi, les apports incontestables du numérique à l’enseignement dans un cadre hybride croissant ne constituent, selon moi, qu’une forme (parmi d’autres) de pédagogie augmentée qui ne doit pas conduire pour autant à céder aux sirènes ou au mirage du tout ou toujours distanciel ni même hybride (formation, évaluation). La même dynamique est à l’œuvre dans nos BU, où un juste équilibre doit être trouvé entre ressources électroniques et place du livre ou de l’imprimé. Certes, cette sensibilité est sans doute inégale selon les disciplines et plus marquée en SHS mais, là encore, j’avoue qu’une évolution vers des BU sans collections apparentes ne me fait pas rêver. La science ouverte répond à des défis analogues et doit aussi gérer des injonctions parfois contradictoires telles qu’ouverture versus protection ou encore partage versus compétition. N’oublions pas également que la transition numérique en cours rend aussi nos établissements plus vulnérables (les attaques répétées contre nos systèmes d’information en témoignent) tout en renforçant parfois notre dépendance à l’égard de technologies que nous ne maîtrisons pas totalement. De manière plus globale enfin, on voit bien également que l’éloignement de nos publics ou la mise à distance de nos personnels questionnent nos organisations et plus encore nos fonctionnements, tout en se heurtant à un besoin non moins croissant de contact ou d’accompagnement.

Ceci pour vous dire qu’il importe bien entendu d’accompagner la transformation numérique à l’œuvre dans la société et nos universités, mais aussi et surtout de la réguler. Le risque est grand de faire de cette question un objet purement technique, là où l’humain, les usages et les usagers sont et doivent rester centraux. C’est en cela que ce sujet est selon moi éminemment politique et stratégique pour nos établissements.