Inclure par l’empowerment
L’hypothèse du tiers-lieu culturel La Bulle
L’inclusion est un concept qui a progressivement remplacé celui d’intégration ces dix dernières années. Elle en conserve l’idée de « vivre ensemble » mais diffère dans la manière d’y parvenir. Dans l’inclusion, il n’existe pas de groupes de personnes stéréotypés par leurs différences, mais des individus qui présentent des besoins communs et d’autres personnels. Nous sommes donc dans une logique de diversité active et non plus de différenciation subie. De fait, au Canada, « l’inclusion sociale consiste à faire en sorte que tous les enfants et adultes aient les moyens de participer, de manière égale, en tant que membres valorisés, respectés et contribuant à leur communauté et à la société » 1
. C’est bien dans cette acception du terme « inclusion » que La Bulle, tiers-lieu culturel expérimental, a choisi de s’engager pour répondre aux enjeux sociaux et citoyens de son territoire.Le tiers-lieu La Bulle à Annemasse
Photos Aurélie Bertrand
La Bulle, tiers-lieu culturel
Les tiers-lieux se développent depuis une dizaine d’années, avec une récente accélération soutenue par le programme « nouveaux lieux, nouveaux liens » porté par le ministère de la Cohésion des territoires 2
« Nouveaux lieux, nouveaux liens », programme de l’ANCT : https://agence-cohesion-territoires.gouv.fr/nouveaux-lieux-nouveaux-liens-56
Issues de l’économie sociale et solidaire, les ressourceries œuvrent à la collecte, au réemploi et à la revente d’objets ou matériaux d’occasion. Elles agissent également pour la réduction des déchets par des actions de sensibilisation à l’environnement, ce qui les distingue des recycleries.
Fondation Travailler autrement et Patrick Levy-Waitz, Faire ensemble pour mieux vivre ensemble, Paris, CGET, Ministère de la Cohésion des territoires, 2018. En ligne : http://s3files.fondation-ta.org.s3.amazonaws.com/Rapport%20Mission%20Coworking%20-%20Faire%20ensemble%20pour%20mieux%20vivre%20ensemble.pdf
L’échelle de la participation de Sherry R. Arnstein (1969)
Source : © Collectif(s) créatif(s) des territoires
La Bulle est un tiers-lieu culturel qui a ouvert ses portes en mars 2020 à Annemasse, dans un quartier politique de la ville. Elle est le fruit de cinq ans de co-construction avec les habitants, depuis que la collectivité s’est portée acquéreuse d’un local désaffecté dans un centre commercial et a sollicité les citoyens pour réfléchir à l’offre de service public qu’ils souhaitaient y développer. Le concept, les horaires, l’identité visuelle, le nom, le mobilier, le fonctionnement, les services et les valeurs sont directement issus de cette démarche d’intelligence collective. L’établissement est ainsi une hybridation entre une médiathèque, une ludothèque et un espace citoyen. Intégrée à un réseau intercommunal de lecture publique gratuit, la structure propose aussi du gaming, du jeu sur place ou à emporter, de l’accompagnement à projet.
La Bulle, Lab de terrain
La Bulle est aussi conçue comme un laboratoire de terrain pour la collectivité. À ce titre, elle est pilotée par une chargée de mission Innovation et modernisation qui a aussi pour objectif de diffuser la démarche managériale « collectivité libérante » 6
Adaptation du concept « Entreprise libérée ». Voir à ce propos les travaux d’Isaac Getz ou le retour d’expérience menée par Jean-François Zobrist avec la société Favi.
Sur le plan humain, l’équipe (8 ETP) mixe des agents municipaux et des salariés associatifs qui exercent essentiellement des missions communes, avec chacun leur spécialité lorsqu’une expertise est requise. Le statut des uns et des autres est transparent pour les publics et chaque membre de l’équipe est impliqué de manière égale dans la vie du lieu, la gestion des projets, la relation aux habitants et aux partenaires. Par ailleurs, la démarche managériale « collectivité libérante » s’appuie sur des principes de transparence, de confiance, de subsidiarité, de droit à l’erreur. À La Bulle, ce ne sont pas que de jolis mots à afficher sur les murs des bureaux. Ils se traduisent en actions concrètes, de l’écriture des fiches de poste par les collaborateurs eux-mêmes à la prise de décisions au plus près du terrain. Cette organisation humaine est une clé qui permet des gains en réactivité et en agilité, qui libère les initiatives et facilite le lâcher-prise. Ce sont autant d’espaces d’existence qui s’ouvrent pour les citoyens 7
Amélie Courtin, Étude sur l’inclusion des citoyens par l’empowerment en bibliothèque : enquête sur les conditions d’émancipation et de pouvoir d’agir des habitants dans quatre bibliothèques troisième lieu en France, Genève : Université de Genève, 2020. Travail de master sous la direction de Raphaëlle Bats.
La Bulle, un lieu de valeurs
Hors cadre par nature, La Bulle n’a volontairement pas formalisé de projet d’établissement qui contraindrait la structure de manière pluriannuelle, la privant d’une partie de sa capacité d’adaptation permanente et la figeant dans des objectifs alors qu’ils sont amenés à se redéfinir continuellement pour s’ajuster aux besoins des habitants en temps réel. En revanche, nous nous appuyons sur quatre valeurs, partagées entre les élus, les citoyens et les professionnels. Ces valeurs sont à la fois les piliers qui guident nos choix communs et les garde-fous qui préservent l’intérêt général : ouverture, innovation, inclusion et collaboration.
Les quatre valeurs de La Bulle
En lien avec cette dernière valeur, la participation citoyenne mise en œuvre dans la phase projet s’est poursuivie bien au-delà de l’ouverture de la structure. En effet, plusieurs stratégies ont été simultanément déployées selon l’hypothèse que l’inclusion passe par la capacitation citoyenne 8
Marie-Hélène Bacque et Carole Biewener, « L’empowerment, un nouveau vocabulaire pour parler de participation ? », in : Idées économiques et sociales, 2013, n° 173. En ligne : https://www.cairn.info/revue-idees-economiques-et-sociales-2013-3-page-25.html
La Bulle, un lieu agile
L’agilité est indissociable de La Bulle, qui a un parti pris fort : elle se positionne en porte d’entrée vers les autres ressources du territoire et en réponse aux besoins des citoyens.
Disposant d’un plateau de 250 m², ce lieu de proximité est nécessairement modulable : les mobiliers se déplacent au gré des envies et des besoins, créant des espaces adaptés aux usages de l’instant et générant une impression de nouveauté permanente. L’espace d’exposition des ressources étant restreint au bénéfice des espaces de convivialité, un système de rotation a été développé grâce à une réserve vivante en sous-sol, de manière à susciter la curiosité des usagers réguliers qui pourraient vite se lasser autrement. Par ailleurs, le fonctionnement en réseau permet de prendre des libertés quant à la représentativité des collections et d’être réactifs, en mettant entre parenthèses ou en étoffant les fonds selon l’actualité, les projets et les demandes des habitants. Sortant d’une logique d’opposition de l’offre et de la demande, La Bulle s’ajuste aux besoins exprimés et non exprimés. Par des outils d’observation des comportements, par la qualité du lien créé avec les publics, par ses relations étroites avec de nombreux autres acteurs du territoire, cette réponse aux besoins s’appuie sur des éléments tangibles et une bonne connaissance de soi par les collègues. Cet élément déterminant évite différents biais cognitifs notamment ceux de confirmation, de disponibilité mentale ou de statu quo.
Par ailleurs, et malgré la complémentarité des profils présents dans l’équipe, nous admettons et affichons ouvertement le fait que nos compétences sont limitées. Cela nous permet de proposer toute sorte de pratiques culturelles ou d’accompagnement d’ordre social sans concurrence avec les autres structures du territoire, sans alimenter le mille-feuille des dispositifs existants ni abaisser le niveau de service rendu au citoyen. Comme de nombreuses bibliothèques, nous recevons régulièrement des demandes d’aide à la réalisation de CV ou de démarches administratives. Nous cherchons d’abord à comprendre le besoin réel de la personne. Selon les cas, il peut s’agir d’un besoin de réassurance qui nécessite seulement une présence bienveillante alors qu’une intervention technique serait tout à fait contre-productive. Il peut également s’agir de lever un obstacle simple : si l’astuce nous est déjà connue, nous la transmettons sans nous attarder pour ne pas infantiliser la personne ; si elle nous est inconnue, nous tâtonnons avec la personne jusqu’à la trouver ou bien jusqu’à ce qu’un autre usager intervienne et nous apprenne la manipulation, nous plaçant ainsi sur un plan d’égalité avec la personne en demande. Il peut enfin s’agir d’une question complexe, auquel cas notre réponse porte sur un soutien émotionnel immédiat et, avec l’accord de la personne, nous l’accompagnons vers un service plus qualifié.
Les modalités de cet accompagnement sont essentielles : pour la plupart des individus, demander de l’aide est un effort, voire une mise en danger de soi-même, et plus encore lorsqu’on entre dans des sujets de l’ordre de l’intimité ou de l’image sociale. Il faut reconnaître cet effort et la confiance que nous offre la personne. De fait, nous prêtons attention à accompagner également le transfert de cette confiance vers un autre en prenant le rendez-vous de l’usager par téléphone en sa présence, voire en l’accompagnant physiquement vers cet autre lieu quand la distance et l’affluence le permettent. Cet accompagnement est proposé systématiquement pour éviter toute discrimination ou toute stigmatisation : la réponse aux besoins spécifiques bénéficie ainsi à l’ensemble des individus, sur un mode inclusif.
La Bulle, une posture de facilitation
L’offre numérique est proposée au même titre que tous les autres objets culturels à La Bulle. Dans la droite ligne des droits culturels 9
Observatoire de la diversité et des droits culturels, « Déclaration de Fribourg » sur les droits culturels, 2007. Disponible à l’adresse : https://droitsculturels.org/observatoire/la-declaration-de-fribourg/
Postures de médiation et de facilitation
La Bulle, un lieu de capacitation citoyenne
Pour favoriser la capacitation citoyenne, La Bulle a fait le choix de laisser des vides : il aura fallu huit mois d’ouverture pour commencer à proposer des actions culturelles. Ce délai n’est pas seulement lié aux conditions sanitaires, et en aucun cas au manque de compétences dans l’équipe. La nature a horreur du vide, c’est bien connu… Des habitants se sont progressivement et spontanément proposés pour mener des actions, en fonction de leurs envies et de leur propre perception de leurs domaines de compétences. Issus de différentes communautés, avec des âges variant du simple au double et des profils sociaux diversifiés, ils se sont tous sentis légitimes pour contribuer au développement du tiers-lieu, sans engagement contraignant de leur part et sans attente exprimée de notre part : temps de lecture pour enfants, soutien scolaire, atelier peinture, initiation à l’anglais… Les annonces de leurs interventions se font par les mêmes canaux et avec une communication visuelle de même qualité que pour celles que nous commençons à mettre en place en soutien des leurs, ou en réponse aux envies qui émergent des habitants.
Les structures peinent parfois à recruter des bénévoles ou à amener les usagers à s’impliquer, à devenir acteur du lieu. Nous avons pris le risque de baisser officiellement au minimum le niveau d’engagement demandé car cet élément peut être effrayant, voire bloquant pour les volontaires potentiels, en décalage avec notre société où l’incertitude et la flexibilité sont si présentes. À l’inverse, nous ne sommes pas en recherche d’implications : en acceptant de nous projeter sur un temps long, d’agir sur ce qui est à notre portée (c’est-à-dire nous-mêmes plutôt qu’autrui) et de nous réapproprier les outils du nudge 10
Le nudge est une théorie des sciences comportementales développée par Richard Thaler (prix Nobel en 2017) qui propose d’appliquer des méthodes douces fondées sur l’architecture des choix pour inciter chacun à modifier ses actions dans l’intérêt général, en s’appuyant sur l’idée que l’incitation est plus efficace que la coercition.
Espaces et usages de La Bulle
Photos Aurélie Bertrand
À moins d’un an d’existence et dans un contexte de crise sanitaire fortement impactant, les premiers éléments d’évaluation (sur six mois, une fois déduits les deux mois de confinement au printemps 2020) sont à la fois encourageants et significatifs : une fréquentation à plus de 14 000 entrées et 82 % des fréquentants qui viennent sans emprunter ; près de 900 emprunteurs actifs (soit 24 % de la population cible) essentiellement issus du quartier et présentant une vraie mixité de genre comme de communautés d’origine. Loin des paillettes des grands établissements à l’architecture magnifique ou des budgets qui font rêver, ce lieu modeste est une proposition inclusive qui s’inscrit dans son territoire en tentant d’accompagner les habitants dans leurs propres réponses à leurs besoins culturels. Et il y a encore tant de lieux et d’actions culturelles à (ré)inventer en fonction des territoires !