Les enjeux de l’inclusion numérique dans les bibliothèques départementales

Céline Cadieu-Dumont

Aurélien Moreau

Nulle stratégie de lecture publique ne s’exonère aujourd’hui d’une réflexion d’ampleur sur les enjeux du numérique dans des réseaux animés par les bibliothèques départementales (BD) : la période de confinement du printemps 2020 liée à la crise sanitaire de la Covid-19 a illustré, de façon quasi instinctive, la capacité variable mais réelle à proposer des ressources numériques départementales. Dès lors, l’accès aux ressources en ligne (REL) a pu connaître une forme de frénésie, tant de la part d’usagers non inscrits dans les bibliothèques des réseaux départementaux que d’usagers inscrits pour lesquels cela a été l’occasion de les utiliser pour la première fois. Les BD se sont mobilisées pour questionner le sujet dans toutes ses dimensions : la pertinence des contenus, les modalités de mise en œuvre et, plus globalement, l’accompagnement aux usages sur les territoires en réponse à la nécessaire modernisation des pratiques. Force est de constater que les BD jouent, de fait, un rôle essentiel dans cet écosystème de proximité que constituent les réseaux départementaux de lecture publique, mais également au sein même de leur collectivité, en lien étroit avec les missions sociales des départements.

Et pourtant… Malgré une démarche volontariste qui se manifeste par une offre de ressources en ligne diversifiée 1

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Livres numériques, cinéma, musique, presse, apprentissage, soutien scolaire, mais également (encore à l’état de « niches ») jeux vidéo et littérature jeunesse.

et la mise en œuvre d’actions de médiation, dans les petites bibliothèques en ruralité ou dans les zones périurbaines, « le numérique, ce n’est pas automatique ! »

Éloignement numérique : retour d’enquête sur l’usage des ressources en ligne

Une enquête nationale sur les ressources en ligne menée d’avril à septembre 2020 par l’Association des bibliothèques départementales (ABD) 2

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Les ressources en ligne (REL) en bibliothèques départementales, Groupe numérique de l’ABD, en collaboration avec Aénor Carbain, Julie David et Eva Stein (élèves-conservateurs de l’INET, Institut national des études territoriales), avril-septembre 2020.

a mis en évidence ce qu’il convient d’appeler un « taux de pénétration » (distinct du taux d’utilisation) qui reste très bas : les ressources numériques ne touchent aujourd’hui, en moyenne, que 3 % des usagers des bibliothèques partenaires, malgré un contexte souvent incitatif (gratuité de l’accès).

La faible appropriation des REL (pourtant accessibles depuis les sites internet des BD ou des plateformes dédiées), apparaît ainsi comme un indicateur – parmi d’autres – des enjeux d’inclusion numérique auxquels sont confrontées les bibliothèques territoriales dans les relations qu’elles entretiennent avec leurs publics : non seulement les bibliothèques avec leurs usagers, mais également les BD avec leurs réseaux. On peut ainsi aujourd’hui identifier un phénomène de « fracture numérique » au sein même des équipements de proximité proposant l’accès à des contenus culturels dématérialisés.

Cette situation est clairement liée aux nombreuses difficultés techniques rencontrées par les bibliothécaires. Que ce soit du côté des infrastructures réseaux (persistance de « zones blanches » pour l’accès à l’internet haut débit ou à la 4G, volonté de déployer le wifi en bibliothèque), des outils professionnels (SIGB et portails documentaires), des plateformes dédiées (agrégateurs de contenus) ou des ressources elles-mêmes, les conditions et obligations d’accessibilité ne sont pas réunies pour permettre une diffusion optimale des REL : navigation et chargement des données, ergonomie, gestion et valorisation des ressources, mobilité… Il est significatif que 12 % des BD identifient ces difficultés techniques comme un obstacle à la diffusion des offres numériques dans leurs réseaux départementaux. C’est particulièrement vrai pour le livre numérique avec le dispositif PNB, dont l’utilisation reste relativement complexe, même pour des usagers à l’aise avec les outils numériques.

Outre la qualité et l’équité de l’accès au réseau, un environnement adapté aux usages – avec des solutions techniques intégrant la notion « d’expérience utilisateur » dans leur conception et leur fonctionnement – se révèle une condition préalable et indispensable pour faciliter l’appropriation des outils numériques au sein des réseaux départementaux.

Au-delà de ces freins techniques, la question fondamentale est surtout celle de la capacité des bibliothécaires à assurer la médiation sur ces nouveaux services. Les projets numériques des BD se heurtent, en effet, à la situation des réseaux départementaux, qui vient contrarier la diffusion des REL. La récente enquête a ainsi permis de mettre en évidence l’existence de freins qui sont autant de limites dans le développement de services innovants. Ceux-ci sont liés majoritairement à l’absence d’un socle de connaissances et de compétences autour du numérique, voire de l’informatique (50 %), et sont d’autant plus accentués lorsqu’il s’agit de bénévoles, souvent âgés et éloignés des pratiques numériques, voire en situation d’illectronisme. Il ne faut pas sous-estimer non plus, au sein des équipes bénévoles, les phénomènes de rejet (15 %) et les réticences à promouvoir ou à développer le service (7 %). Les professionnels avancent, eux, plutôt leurs difficultés à se rendre disponibles pour se former et assurer la médiation des REL au quotidien dans leurs établissements (9 %). Ces difficultés mettent donc en évidence l’indispensable accompagnement, par les BD, des équipes des bibliothèques de proximité pour faciliter le déploiement de services numériques sur les territoires.

On observe que l’utilisation des REL se répand d’autant plus facilement qu’elle est inscrite localement dans la définition d’une politique volontariste à travers, en particulier, un investissement fort dans le domaine de la formation, qui constitue une mission centrale des BD. Ces dernières se positionnent dès lors comme chef de file de la stratégie d’accompagnement numérique en direction des bibliothèques rurales, mais également dans les bibliothèques des communes de plus de 10 000 habitants. Ainsi, 85 % des BD ayant répondu à l'enquête ont déjà mis en place des dispositifs, autour des pratiques et des outils numériques, animés par le personnel départemental. Cependant, la formation ne permet pas aux équipes locales d’être autonomes dans la valorisation des REL auprès de leurs publics. En complément, la médiation est donc essentielle pour garantir une appropriation par les équipes et les publics : l’action culturelle (mise en place d’événements de type festivals numériques) permet également des actions de sensibilisation. Au-delà de la mise à disposition de REL, l’accompagnement aux usages et l’appropriation d’une culture numérique commune restent des axes de développement centraux pour les BD et nécessitent, à ce titre, des moyens humains adaptés.

Dernier frein : le coût induit par l’accès aux REL. Dans le contexte économique actuel se pose déjà la question de la pérennisation de ces services numériques innovants. 25 % des BD ont mis en place une contribution financière des collectivités partenaires, souvent calculée sur la base de la population. Cette logique de cofinancement des REL, qui reste certes incitative mais qui repose sur la seule participation des collectivités partenaires, n'est pas sans soulever de nouvelles difficultés. Elle peut, par exemple, amener certaines collectivités à réduire le budget d’acquisition des ressources physiques ou à remettre en cause l’accès gratuit des usagers des bibliothèques de certains territoires. Néanmoins, on estime qu’une collectivité rurale qui investit financièrement dans les REL proposées par la BD aura plus à cœur d’encourager l’implication de son équipe pour en faire la promotion auprès des publics, alors qu’un accès totalement gratuit peut au contraire générer un moindre investissement humain dans la médiation locale.

Proximité et partenariats : les bibliothèques départementales au service de l’inclusion numérique

Il semble d’autant plus important de considérer le rôle des BD dans la lutte contre la fracture numérique qu’il s’articule étroitement avec les missions principales des départements centrées sur la solidarité. Cette proximité naturelle conduit à la mise en œuvre de projets originaux en transversalité ou en partenariat, qui sont autant d’occasions de promotion de la lecture publique, en assurant le rayonnement des bibliothèques des réseaux départementaux. Le maillage du territoire qu’assurent les bibliothèques en tant que premiers équipements culturels de proximité (voire, en ruralité, comme points d’accès au numérique, et quelquefois même uniques points d’accueil administratif) s’offre comme un précieux outil de lutte contre l’illectronisme et la fracture sociale. L’investir comme tel se révèle une opportunité à saisir.

Mais, dans ce cadre, la composition des bouquets numériques proposés par les BD se retrouve, par rebond, légitimement questionnée. Les offres commerciales de loisirs (VOD, presse, musique…) qui constituent le cœur (et la locomotive) des plateformes départementales sont-elles toujours pertinentes aujourd’hui au regard de ces enjeux d’inclusion numérique ? Dans un marché concentré, hyperconcurrentiel, en constante évolution, les BD ont-elles vocation à proposer des services alternatifs de streaming audio et vidéo qui touchent des publics déjà captifs… alors même que le modèle économique proposé par les fournisseurs impacte de manière conséquente leurs budgets ? Si un rééquilibrage des offres peut être envisagé avec une montée en puissance du livre numérique, les BD doivent s’interroger : jusqu’où aller pour satisfaire des usagers avertis et déjà fidélisés ? Comment articuler cette offre avec les missions sociales des départements qui légitiment de privilégier les ressources éducatives et d’autoformation, accessibles gratuitement à tous les habitants ? Et, pour aller plus loin encore, la réflexion ne doit-elle pas se porter aussi sur les ressources libres et gratuites ? Le travail de veille et de recommandation mené par les BD et leurs partenaires pendant le confinement a démontré l’intérêt de se saisir de contenus non commerciaux ou de produire directement des contenus, qui se révèlent tout aussi pertinents que ceux proposés par les prestataires et quelquefois même plus adaptés aux attentes des publics. Cette démarche a apporté une réelle plus-value aux offres numériques existantes. Saluée tant par les bibliothèques partenaires que par les publics, elle constitue une alternative intéressante à explorer, comme l’illustre, par exemple, le succès de la plateforme Eurêka (portée par la bibliothèque départementale du Val-de-Marne 3

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Hélène Girard, « Quand un agrégateur de contenus devient vecteur de lien culturel » (dossier « Les territoriaux imaginent le monde d’après »), in La Gazette des Communes, 17 septembre 2020 (article consultable en ligne : https://www.lagazettedescommunes.com/694229/quand-un-agregateur-de-contenus-devient-vecteur-de-lien/).

).

C’est tout l’enjeu à la fois de structurer les projets numériques portés par les BD à l’échelle départementale, à travers leur inscription dans les stratégies locales 4

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Ndlr : voir, dans ce même dossier, l’article de Mathilde Chauvigné, « L’inclusion numérique en milieu rural : une bibliothèque numérique de référence en Indre-et-Loire ».

, mais aussi d’œuvrer nationalement à la reconnaissance et à la promotion de ces nouvelles missions d’ingénierie.

En ce sens, le programme « Bibliothèque numérique de référence » apparaît comme une opportunité intéressante (qu’un certain nombre de BD ont déjà saisie), mais il ne peut constituer une réponse pérenne aux problématiques de médiation identifiées. La poursuite du dialogue entre l’État, les collectivités et les associations professionnelles demeure un prérequis essentiel dans la co-construction de politiques publiques numériques inclusives et solidaires portées par les bibliothèques.