Les bibliothèques au service de l'inclusion numérique
Treize millions de Français ne maîtrisent pas le numérique alors que les services dématérialisés sont de plus en plus nombreux. « L’illectronisme ne disparaîtra pas d’un coup de tablette magique. » 1
C’est la phrase d’accroche de la synthèse du rapport d’information de Raymond Vall, sénateur du Gers dans le cadre de la mission « Lutte contre l’illectronisme et inclusion numérique ». Rapports et synthèse de cette mission d’information du Sénat (2019-2020) sur : https://www.senat.fr/commission/missions/lutte_contre_lillectronisme.html
Voir le rapport de 2019 du Défenseur des droits Jacques Toubon sur Dématérialisation et inégalités d’accès aux services publics, disponible en ligne : https://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/rapport-demat-num-21.12.18.pdf
Pourquoi les bibliothèques ?
Les bibliothèques s’occupent d’inclusion numérique car elles s’occupent avant tout d’inclusion sociale. Les fractures numériques ne se réduisent en effet pas à une question de matériels, de possession d’objets numériques, mais elles touchent également aux usages. La question de l’éducation autour au numérique est différente selon les classes sociales. 3
Voir Pascal Plantard, « Numérique et inégalités éducatives ? Du “coup de tablette magique” à l’e-éducation », Diversité : ville, école, intégration, 3e trimestre 2016, no 185, CNDP, p. 27-32. En ligne : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01739591
Pascale Villate et Jean-Pierre Vosgin (dir.), Le rôle social des bibliothèques dans la ville, Presses universitaires de Bordeaux, 2011. Voir aussi : https://pro.bpi.fr/la-bibliotheque-levier-dune-dynamique-sociale/
Les bibliothèques s’impliquent dans l’inclusion numérique en tant que lieux de culture et de loisirs, par une offre de contenus et de services culturels aux habitants.
Elles s’adressent aux individus au-delà des problèmes sociaux ou d’ordre informatique. L’objet de la bibliothèque, ce n’est pas la difficulté sociale ou l’interface entre une administration et un individu en difficulté, c’est bien un service culturel offert à tous, neutre. La bibliothèque, c’est aussi un lieu dans lequel il est possible d’entrer sans que personne ne vienne vous demander ce que vous venez y faire, et où il est possible de solliciter un personnel qualifié et disponible. C’est sans doute une des forces des bibliothèques que d’être généralistes et peu « étiquetées », de sorte qu’il est possible d’y faire nombre d’activités : de la démarche administrative à des pratiques de jeu, de lecture, d’écoute, de travail, en passant par le simple usage des toilettes ou d’un point d’eau. Si nombre de personnes viennent en bibliothèque pour réaliser des démarches informatiques par exemple, ce n’est pas forcément que la bibliothèque a construit un service dédié, ou qu’elle est complètement armée pour le faire, mais c’est aussi parce qu’elle possède l’équipement minimum et l’accueil nécessaire qui font dire à chacun qu’il est possible d’y trouver une aide, souvent apportée en fonction des demandes. C’est une force qui oblige et qui conforte le rôle des bibliothèques comme point d’entrée, comme carrefour pour beaucoup de personnes. La politique d’accueil de la bibliothèque est ainsi constitutive de son rôle social. Face au besoin croissant d’assistance informatique, on peut imaginer une évolution de cette politique d’accueil vers une offre de service minimum dans ce domaine, ainsi que des formations du personnel autour de ces enjeux. Il ne faut pas négliger la part que joue le simple fait, pour chaque individu, de pouvoir être accueilli gratuitement et dans une optique d’usages pluriels au sein de la bibliothèque. Pour tout cela, et de par leur simplicité d’accès sur tout le territoire, les bibliothèques sont une porte d’entrée pour beaucoup de personnes, y compris sur ces problèmes informatiques ou de démarches administratives.
Quels périmètres et quelles compétences ?
Les bibliothécaires s’impliquent sur ce sujet par engagement pour le projet politique inclusif porté par chaque bibliothèque publique, mais aussi pour rappeler les frontières de leurs compétences et de leurs rôles.
En 2018, l’Association des directrices et directeurs des bibliothèques municipales et groupements intercommunaux des villes de France (ADBGV) organisait une journée d’étude sur le thème « Numérique et inclusion en bibliothèque : jusqu’où aller ? » 5
Voir le programme et les comptes rendus d’interventions sur : http://www.adbgv.fr/octobre-2018-grenoble/
Des outils pour lutter contre les fractures numériques
L’accompagnement et l’offre d’usages culturels des outils numériques et des technologies sont des points essentiels. On se trouve là au cœur des missions des bibliothèques – ce qui fonde leur spécificité d’acteurs culturels – mais aussi de nouvelles compétences, forgées et améliorées au fil des années.
La fracture numérique est aujourd’hui principalement une fracture des usages et, dans une moindre mesure, une fracture d’accès aux outils et aux technologies. Pour ce second aspect, les bibliothèques répondent présentes par du prêt de liseuses, de tablettes, ou simplement la mise à disposition d’ordinateurs, d’accès wifi par exemple, afin que les usagers puissent développer une expérience à domicile et sur un temps plus long, plus personnelle aussi à partir de ces outils mobiles, ou encore pour qu’ils aient accès à des équipements qu’ils n’ont pas chez eux.
L’essentiel du projet des bibliothèques se situe dans la médiation culturelle de ces technologies. Cela passe à la fois par la démonstration du champ des possibles, et par l’offre d’expériences culturelles permises par l’outil technologique. Quand une heure du conte numérique est organisée dans une bibliothèque, on montre la possibilité d’utiliser une tablette pour raconter des histoires, tout en offrant une expérience culturelle. Les exemples sont nombreux d’actions culturelles utilisant la technologie : séances de réalité virtuelle, visites virtuelles immersives à partir de contenus patrimoniaux, ateliers Minecraft, tournois de jeux vidéo, ateliers créatifs autour d’une imprimante 3D, séances de jeu avec quiz interactif, spectacles avec projections, etc. Tout comme les acteurs, les danseurs ou les musiciens, les bibliothécaires sont médiateurs d’un monde technique au service d’expériences culturelles. Ils utilisent l’outil informatique, les collections ou les espaces, au service de la mise en relation des personnes et des contenus culturels d’une part, et des personnes entre elles d’autre part.
Au côté de l’action culturelle, les bibliothèques intègrent dans leur offre nombre de dispositifs numériques au service d’usages culturels : tablettes dans un espace de lecture presse, espaces dédiés aux pratiques in situ de jeux vidéo, salles multimédias pour des ateliers créatifs, etc.
Une bonne part du rôle des bibliothèques consiste donc à inventer et à mettre en œuvre une forme d’inclusion numérique par les usages culturels. Loin de s’opposer à la dimension sociale des bibliothèques, cet accompagnement des usages numériques nous semble essentiel car c’est un levier majeur à moyen et à long terme de résorption des fractures sociales.
Littératie et enjeu de l’éducation aux médias et à l’information
Tout comme l’information est porteuse de contenus (des savoirs, des histoires…) et passe par des contenants (les médias, les livres, le web), la technologie est porteuse de la même dualité et les bibliothèques doivent jongler avec ces deux dimensions : proposer des contenus culturels, tout en développant la compréhension et l’esprit critique sur ces mêmes contenus et sur leurs médiums. Ce rôle sur les littératies d’aujourd’hui est un des leviers de réduction des fractures. En s’emparant de ce qu’on appelle l’éducation aux médias et à l’information, les bibliothèques interviennent, avec l’école, en amont du décryptage des fausses nouvelles par exemple, et jouent un rôle dans l’appréhension que chacun peut avoir des médias, des contenus en ligne, des technologies, dans leur complexité et avec une approche critique, voire plus largement une approche citoyenne.
Porter assistance, aider
Les bibliothèques portent assistance dans les domaines de la recherche d’information et dans la recommandation, par exemple. Au lecteur qui cherche un document ou une information, on apporte une solution, et pas forcément la méthode de recherche. Ce point est au cœur de certains services de références et de questions-réponses en ligne du type d’Eurêkoi 6
: apporter la réponse et pas toujours le chemin. Faut-il en faire de même pour des démarches administratives, pour des besoins d’accompagnement informatiques dans les bibliothèques ? Si la fameuse « mise en capacité » de chacun est toujours pertinente, nous pouvons aussi convenir que certaines personnes, à un moment donné ou sur un temps plus long, ont besoin d’une aide concrète et opérationnelle et pas d’une méthode. Pour ce qui concerne des démarches administratives, certains usagers ont besoin d’un accompagnement pour des tâches qu’ils n’arrivent pas à faire de façon autonome. Pour ce niveau d’accompagnement, les bibliothèques se heurtent souvent à deux problèmes : celui du périmètre de leurs compétences – qui invite donc aux partenariats –, et celui du problème juridique posé par le fait d’effectuer une démarche administrative personnelle et confidentielle à la place d’un citoyen. Ce deuxième point est en voie de résolution avec le dispositif d’Aidants Connect 7, qui propose d’organiser la relation de confiance et de délégation entre la personne et l’agent public. Pour ce qui est du périmètre des compétences, on peut imaginer des collaborations avec des entreprises, des associations et des partenaires à même de proposer à la population, au sein d’une médiathèque, de l’accompagnement administratif, des saisies en ligne, des réparations collectives d’ordinateurs… Concernant l’acquisition de méthodes ou de compétences sur du plus long terme, n’oublions pas que les bibliothèques mettent à disposition des ressources papier et en ligne sur l’aide informatique, par exemple, ou sur des sujets de société liés aux transformations digitales. Elles restent des centres de ressources documentaires et humaines.L’inclusion numérique par la déconnexion ?
Enfin, les bibliothèques peuvent aussi être des espaces de déconnexion. Pas pour tout le monde et pas tout le temps, mais elles peuvent être utilisées par chacun à loisir comme espaces de la non-injonction technologique. Certains y cherchent d’autres temporalités, d’autres ambiances. Paradoxalement, des espaces de concentration et d’échappatoire aux flux des informations, envie que l’on retrouve par exemple chez certains étudiants en bibliothèque. Concentration favorisée par l’effet de groupe réuni autour d’une même tâche, ou par un cadre calme, loin des « tentations » du web et de son esprit zappeur. La bibliothèque est aussi un lieu de contact humain et de rencontre recherché comme tel. Si le numérique exclut, l’humain peut réunir et il n’est parfois pas nécessaire de passer par une expérience numérique pour ce faire, cela va de soi.
D’autres exemples d’actions inclusives autour du numérique
• Sos Paperasse dans les bibliothèques de Rouen : https://www.paris-normandie.fr/rouen/rouen--sos-paperasse-au-secours-des-habitants-en-difficulte-avec-leur-courrier-KD14539641
• Les cafés numériques des médiathèques de Plaine Commune : https://pro.bpi.fr/les-cafes-numeriques-une-initiative-des-mediatheques-de-plaine-commun/
• À Rennes, des bibliothèques articulées avec les espaces sociaux communs qui accueillent des espaces numériques : https://metropole.rennes.fr/laccompagnement-au-numerique-dans-les-espaces-publics
Poursuivre et amplifier des services publics inclusifs : chantiers à venir dans les bibliothèques
Pour être inclusives, les bibliothèques doivent commencer par ne pas exclure. Elles ne sont pas seulement une aide et une ressource pour lutter contre l’illectronisme et les fractures numériques, mais elles peuvent aussi, en tant que service public, en être la cause. C’est pourquoi elles s’efforcent de rendre leurs services accessibles à tous. Un enjeu particulier porte sur les services en ligne, à commencer par les sites web, qui ne sont pas toujours accessibles, comme le montre régulièrement le Baromètre de l’accessibilité numérique en lecture publique 8
. Des dispositifs de l’État permettent d’accompagner les bibliothèques dans un audit de leurs sites web et de leurs services en ligne. Avant même l’amélioration du site web, les bibliothèques peuvent simplement veiller à rester accessibles aux non-internautes : possibilité de faire sur place des services également proposés en ligne, égalité d’accueil physique et dématérialisé, afin que la population ait toujours une possibilité d’accéder au service public autrement que par la seule version numérique. On a retrouvé cette pluralité dans les services proposés pendant la crise sanitaire de 2020, avec généralement des possibilités d’accès aux services de « click and collect » en ligne mais aussi sur place ou par téléphone 9. Les marges d’amélioration des bibliothèques se situent à notre avis sur les terrains suivants : les modalités de connexion aux ordinateurs – pas toujours simples –, avec la proposition d’interfaces intuitives, ou à défaut identiques à celles qu’on trouve sur un ordinateur standard 10Il est à déplorer que, dans beaucoup de bibliothèques, les interfaces utilisateurs soient spécifiques, du fait de gestion de crédits d’impression ou de gestion des sessions. Des publics éloignés du numérique se trouvent donc les plus exposés à des interfaces plus complexes que celles qu’on trouve en temps normal sur des ordinateurs « standards », avec MacOS, Windows ou Linux.
Construire des partenariats
Nous l’avons vu, la piste partenariale a de beaux jours devant elle sur ce sujet, qu’il s’agisse d’inventer des dispositifs avec des administrations, des associations, ou des écrivains publics pour des permanences. Parfois cette dynamique peut se faire à l’intérieur même du bâtiment de la bibliothèque hybride quand celle-ci est adossée à une maison de services, un centre social, une mairie de quartier. On soulignera l’importance d’échanger avec les travailleurs sociaux, qui apportent des compétences que les bibliothécaires n’ont pas et un éclairage sur les publics. Ce travail en commun est aussi l’occasion d’articuler les actions en complémentarité du service des publics.
Aider les collectivités à identifier les besoins et les personnes demandeuses
Du fait de leur rôle de « première entrée » pour beaucoup de personnes, on peut aussi apercevoir les bibliothèques comme un outil d’aide des collectivités pour aider à cibler et à qualifier les besoins des publics liés à l’inclusion numérique. Identifier les difficultés permet ensuite de bâtir et de proposer une offre de service public, que ce soit à la bibliothèque ou ailleurs. Il y a là un enjeu d’évaluation : mesurer qui a besoin de quoi. Cette aide à l’identification des besoins peut se faire à l’échelle de la bibliothèque, mais peut aussi s’inscrire dans des démarches plus vastes d’identification des compétences (des usagers et des personnels) au travers de dispositifs comme Pix ou d’enquêtes de publics. Les bibliothèques peuvent être têtes de pont, au contact des publics en difficulté sur le numérique, en lien avec d’autres services publics. D’où l’importance que les bibliothécaires s’associent et soient associés, au sein de leurs collectivités, à toute démarche d’évaluation sur cette problématique. Une politique d’inclusion numérique ne peut pas être évaluée, conçue, élaborée, sans inclure la bibliothèque dans ce diagnostic ou dans la réflexion et la construction d’une nouvelle politique publique répondant à cet enjeu.
Développer les services personnalisés : la bibliothèque comme plateforme de mise en relation ?
Sur l’enjeu d’inclusion numérique, nous l’avons vu, la force des bibliothèques est leur agilité et leur ouverture à un public le plus large possible, leur capacité à proposer à la fois de l’accueil humain qualifié et des services culturels repensés incluant des usages numériques. Une des inspirations confortant ce rôle de hub, de carrefour et s’appuyant sur l’expertise des bibliothécaires, pourrait être de continuer à travailler une forme d’individualisation des services à la personne. Ce serait un peu l’ubérisation du service inclusif numérique de la bibliothèque. Mais là ou Uber passe par du numérique, ne faut-il pas rematérialiser cette mise en relation par la bibliothèque elle-même, chargée de mettre en contact les personnes en demande et des personnes à même de les aider : simples citoyens, associations, autres agents publics, travailleurs sociaux ? Pour ce défi majeur, c’est l’expertise partenariale des bibliothèques qui semble la plus opérante, en lien toujours avec une montée progressive en compétences des bibliothèques sur les questions numériques culturelles. Les bibliothèques sont potentiellement un outil de rematérialisation de l’interface dématérialisée des administrations, à la fois comme lieu d’entraide, de ressources, et nous l’avons dit, d’émancipation par la culture. En offrant cette possibilité de relations, elles permettent aux usagers et aux professionnels d’accomplir cette forme de transition 11
Sur transition et relation, voir l’ouvrage de Bruno Cohen et Samuel Nowakowski, Demain est-il ailleurs ? Odyssée urbaine autour de la transition numérique, FYP éditions, 2020.
Quelques outils et ressources
• L’État finance 4 000 postes de médiateurs numériques. Les bibliothèques peuvent y prétendre : https://www.conseiller-numerique.gouv.fr/
• La Mission Société numérique met sur son site web à disposition des études et un kit sur l’inclusion numérique : https://kit-inclusion.societenumerique.gouv.fr/
• Le site Aidants Connect donne des outils pour « faire pour le compte de » dans le cas d’accompagnement pour des démarches : https://aidantsconnect.beta.gouv.fr/
• Le pass #APTIC, système de chèque permettant de faciliter l’accès à des services de médiation numérique : https://www.aptic.fr/
• Pix, le référentiel service public de compétences complet sur le numérique : https://pix.fr/. Un autre référentiel, CléA : https://www.certificat-clea.fr/referentiel-clea-numerique/
• Les Bons Clics, un site ressource développé par WeTechCare sur la médiation numérique : https://www.lesbonsclics.fr/. WeTechCare est une start-up spécialisée dans cet enjeu d’inclusion numérique.
• Bibliothèque Sans Frontières a développé un programme sur le sujet, « Voyageurs du numérique » : https://voyageursdunumerique.fr/
• Site de l’association Emmaüs Connect, qui lutte contre l’exclusion numérique : https://emmaus-connect.org/
• Solidarités numériques, un site qui permet de trouver une aide pour les démarches en ligne essentielles. Réalisé pendant le confinement de mars 2020, des bibliothécaires et médiateurs numériques y ont participé. https://solidarite-numerique.fr/
Journées d’études et ressources professionnelles :
• Page ressource de la Bpi : https://pro.bpi.fr/inclusion-numerique-en-bibliotheque-pourquoi-comment/
• Journée d’études de l’ADBGV 2018 : http://www.adbgv.fr/octobre-2018-grenoble/
• Forum de discussion 2019 : https://forum.societenumerique.gouv.fr/category/18/inclusion-num%C3%A9rique-en-biblioth%C3%A8que
• Congrès de l’ABF 2021 : https://www.abf.asso.fr