Comprendre la diversité des pratiques pour accompagner la capacitation numérique

Retour sur l’étude Capital numérique

Philippe Archias

Solène Manouvrier

La transformation numérique de notre société s’est trouvée accélérée par le contexte sanitaire du Covid-19, pour le meilleur et pour le pire. Pour le meilleur, elle a permis à de nombreux citoyens de pallier les contraintes de la distanciation sociale en offrant des solutions alternatives pour travailler, suivre sa scolarité, mener ses démarches administratives, être diagnostiqué par un médecin, s’impliquer en tant que bénévole pour des causes d’intérêt général…

Pour le pire, cette dématérialisation accélérée est apparue non seulement comme un révélateur des inégalités sociales existantes, mais aussi parfois comme vecteur de leur aggravation.

Le manque d’équipements ou de connexions adéquats, mais aussi de maîtrise des outils numériques, a tout à la fois généré un accroissement du décrochage scolaire, le non-accès aux droits et la surexposition aux risques sanitaires en allant faire la queue à La Poste ou à la CAF, faute de pouvoir mener ces démarches à distance. À cela s’ajoutent des dépenses nouvelles pour des foyers en grande précarité financière (achat de cartes prépayées, voire des dépenses plus inattendues comme des copies d’attestations de sortie comme le révélait le magazine Médiacités lors de la première vague 1

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Article d’Oriane Mollaret, « Confinés en banlieue lyonnaise : “Ici, on n’a pas de résidence secondaire où se réfugier” », Médiacités, 25 mars 2020 : https://www.mediacites.fr/enquete/lyon/2020/03/25/confines-en-banlieue-lyonnaise-ici-on-na-pas-de-residence-secondaire-ou-se-refugier/

).

Cette lecture, qui fait apparaître la transition numérique comme synonyme d’une double peine pour les ménages les plus modestes (dans laquelle l’exclusion sociale et professionnelle est doublée d’une exclusion au moins partielle des amortisseurs sociaux censés y répondre) n’est toutefois pas apparue avec le Covid-19. C’est une tendance de fond vis-à-vis de laquelle chercheurs, acteurs publics et associatifs ont déjà manifesté leur inquiétude.

Nous avons contribué à ces analyses au travers de l’étude collaborative Capital numérique 2

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Ont contribué à ce projet l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU), l’Agence nationale pour le numérique, la Caisse des dépôts et consignations (CDC), CDC Habitat, Est Ensemble, la MAIF, Orange et Pôle emploi. Lien vers l’étude : https://www.le-lab.org/exploration-capital-numerique

menée en 2019 sur plusieurs terrains, et qui s’est nourrie d’une double motivation :

  • Premièrement, il s’agissait de développer une lecture de la diversité des pratiques numériques au sein des quartiers dits prioritaires 3
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    Outre le diagnostic national qui a été établi, nous avons mené un travail d’enquête de terrain sur trois territoires : le territoire de l’intercommunalité « Est Ensemble » en région parisienne, celui du Grand Besançon et celui de Saint-Laurent-du-Maroni en Guyane.

    pour échapper à des visions binaires (les QPV – quartiers prioritaires de la politique de la ville – seraient des zones d’exclusion numérique) ou limitées (les pratiques y seraient essentiellement récréatives).
  • Deuxièmement, il s’est agi de faire de cette lecture plurielle des pratiques numériques en QPV un support pour questionner la conception et le déploiement des services digitaux essentiels et des politiques qui les accompagnent (médiation numérique, formation…) afin d’aboutir à des propositions visant une réelle capacitation des individus par le numérique plutôt que de simplement les former à des usages qui leur seraient prescrits au titre de l’emploi de tel ou tel outil, dans une logique de rattrapage.

Si les enseignements et les propositions que nous avons retirés de ce travail valent bien entendu pour les quartiers prioritaires, ils peuvent également être généralisés à toutes les populations qui rencontrent des difficultés dans l’accès aux services numériques essentiels.

Une diversité de pratiques et des inégalités face au numérique qui ne peuvent se résumer à la seule notion de fracture

Les pratiques numériques des habitants que nous avons pu analyser dans le cadre de l’étude Capital numérique sont nombreuses et diverses, plus ou moins attendues et ne peuvent être réduites – comme nous en faisions l’hypothèse – à leur simple dimension récréative.

De fait, les QPV nous sont apparus comme des territoires au sein desquels se déploient – au-delà des pratiques – des modes d’apprentissage et d’engagement dans l’usage des outils digitaux qui ne s’accordent pas avec le terme de « fracture numérique ». Celui-ci opère en effet une double simplification : d’une part, le constat de la diversité des pratiques indique qu’on ne peut opposer binairement des inclus et des exclus qui se retrouveraient de part et d’autre de cette fracture. D’autre part, nous ne nions pas qu’il existe des inégalités d’accès aux ressources numériques, mais si – pour reprendre les termes de Marie-Christine Jaillet et de Martin Vanier 4

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Marie-Christine Jaillet et Martin Vanier, « Ce que le discours de “la fracture” signifie », Urbanisme, n° 399, 2015.

 – « la fracture est un événement qui survient de manière brutale et/ou imprévisible, dont la cause n’est pas anticipée », alors, là aussi, le terme est impropre, car tout indique dans nos observations que ces inégalités face au numérique s’inscrivent dans la continuité des inégalités socio-économiques existantes (maîtrise des savoirs de base, rapport aux institutions scolaires, comportements d’autocensure…).

Pour revenir sur les pratiques observées sur les quelque 200 personnes enquêtées, les usages les plus répandus visent à communiquer, à se déplacer et à apprendre.

Les pratiques de communication via les réseaux sociaux ou les applications de messagerie diffèrent selon l’âge (Snapchat et Instagram pour les plus jeunes, Facebook pour les plus âgés) et le rapport à l’écrit notamment (la fonctionnalité d’envoi de messages vocaux via WhatsApp en fait un outil particulièrement prisé pour toutes les personnes en difficulté avec l’écrit).

Parmi les outils les plus utilisés figurent aussi les applications de mobilité : Google Maps, RATP, SNCF, City Mapper notamment. Enfin, parmi les usages les plus répandus figurent ceux liés au divertissement et à l’apprentissage : les jeunes collégiens rencontrés jouent à des jeux vidéo comme Fortnite, lisent des nouvelles sur une application mobile nommée Wattpad et suivent des tutoriels ou des cours de soutien sur YouTube.

Apparaissent également les usages récurrents liés à l’accès aux droits via les applications de Pôle emploi, de la CAF ou de la Sécurité sociale. Leur maîtrise apparaît partielle dans bien des cas : si les opérations simples d’actualisation administrative sont faites sans difficulté, les opérations plus complexes pour signaler des changements de statuts ou d’adresse, l’envoi de pièces jointes à un mail, le recours à des services plus sophistiqués de recherche d’emploi et de dépôt de candidatures constituent des obstacles insurmontables pour nombre de personnes rencontrées.

Nous y reviendrons, des mécanismes d’entraide sont à l’œuvre en la matière et on a souvent pu observer des jeunes aidant leurs parents en réalisant certaines de leurs démarches administratives, en installant des applications quand ceux-ci détiennent un smartphone.

Nous ne voudrions toutefois pas laisser entendre par cet exemple que tous les jeunes enquêtés soient des digital natives parfaitement à l’aise quelle que soit l’interface à laquelle ils se trouvent confrontés : nombre d'entre eux se retrouvent démunis devant des usages numériques plus formels et codifiés, comme l’envoi de mails par exemple – quand bien même ils peuvent passer des heures sur les écrans.

Sans évacuer le facteur générationnel, deux autres critères nous sont apparus comme particulièrement discriminants relativement à l’aisance numérique des enquêtés face aux services essentiels en matière d’accès aux droits, à l’emploi ou à l’éducation : on l’a déjà évoqué, la maîtrise des savoirs de base conditionne le rapport à des interfaces qui font une très large place à l’écrit et il s’agit clairement d’un point à prendre en compte s’agissant de populations au sein desquelles l’analphabétisme ou la non-maîtrise du français ont une occurrence importante. Par ailleurs, le manque de capital social (et donc de ressources mobilisables) et lisolement (familial, professionnel, géographique, etc.) de certains enquêtés peuvent générer des comportements de défiance et d’autocensure face aux outils numériques, mais aussi de distance vis-à-vis de ressources activables dans l’environnement immédiat des habitants (structures de proximité comme les espaces publics numériques, les bibliothèques, les associations spécialisées…).

Ainsi, nos observations nous amènent à conclure que les « promesses » portées par le numérique en matière de réduction des inégalités sociales et géographiques se heurtent au fait que la conception des dispositifs soit elle-même discriminante. S’agissant spécifiquement de l’accès aux droits, comme le montre Pierre Mazet, le mouvement actuel de dématérialisation multiplie les situations de non-recours 5

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Pierre Mazet, Observatoire des non-recours aux droits (Odenore), « Conditionnalités implicites et productions d’inégalités : les coûts cachés de la dématérialisation administrative », La revue française de service social, n° 264, 2014-1, p. 41-47. En ligne : https://odenore.msh-alpes.fr/documents/rfss264.pdf

. Pour les habitants qui sont isolés, ceux qui n’ont pas confiance en eux ou en l’institution, ceux qui ne maîtrisent pas le langage administratif ou le français, il constitue bien une « double peine » 6
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Pierre Mazet, « Vers l’État plateforme. La dématérialisation de la relation administrative », La Vie des idées, 2 avril 2019. En ligne : http://www.laviedesidees.fr/Vers-l-Etat-plateforme.html

Pour une capacitation des individus qui dépasse la formation à des usages prescrits du numérique

Au-delà des pratiques numériques observées et des facteurs individuels qui les expliquent, nous avons étudié la façon dont l’offre d’accompagnement numérique est déployée dans ces quartiers. Là aussi, le maître mot est celui de diversité : diversité des acteurs, d’une part, avec de très nombreux acteurs formels mais aussi informels qui sont ou font office de médiateurs, voire de formateurs. Ainsi, on trouve aussi bien des personnels dédiés au sein d’administrations (par exemple, des emplois aidés à Pôle emploi, à La Poste…), des associations spécialistes de médiation numérique (reconnues ou non comme espaces publics numériques), des bibliothèques et des médiathèques, mais aussi des centres sociaux, des écrivains publics, voire des autoentrepreneurs qui monnaient leur appui, le plus souvent ponctuel.

Cette diversité d’acteurs induit, d’autre part, une diversité de formes d’accompagnement au numérique. À ce titre, il est important de comprendre que ce terme d’accompagnement au numérique recouvre des réalités hétéroclites qui vont de l’assistance au remplissage de formulaires en ligne à des formations sur les savoirs de base ou à des outils plus spécifiques. Il nous a plus rarement été donné d’observer des formes d’accompagnement qui permettent une réelle capacitation numérique des individus, entendue comme le cumul du renforcement :

  • de l’autonomie dans l’usage des ressources numériques (compétences techniques et méta-compétences) ;
  • de leurs capacités d’action grâce à celles-ci (capacité à définir ses propres finalités dans la mobilisation des outils) ;
  • et de leurs capacités de discernement dans leur usage (gestion de l’identité numérique, de l’infobésité, des infox…).

Ainsi, l’accompagnement mené à l’accueil des guichets institutionnels de proximité (chez Pôle emploi, à la CAF ou dans les maisons France Service…) est le plus souvent réalisé par des salariés en « contrats civiques » qui sont, dans bien des cas, dépassés par l’afflux de personnes et par l’ampleur de la marche à franchir pour rendre autonomes les usagers dans la mobilisation des ressources numériques. S’ensuit que ces accompagnateurs ont tendance à faire à la place des usagers et que, malgré leur bonne volonté, les conditions d’exercice de leur fonction font qu’ils ne peuvent pas même amorcer un processus de renforcement des capacités numériques.

Quant aux formations au numérique, celles que nous avons pu observer étaient dispensées collectivement, sur un temps relativement court et sans récurrence, ne parvenant pas à répondre aux besoins spécifiques (et de fait hétéroclites) des participants. L’orientation vers ces formations et la constitution des groupes étant d’ailleurs une question : comment, pour les animateurs d’ateliers, répondre aux besoins d’un groupe constitué d’un homme analphabète souhaitant renouveler son titre de séjour, d’un jeune actif qui veut faire son CV sur Word et d’une femme de 45 ans qui ne sait pas comment se créer une adresse mail ? Il nous a toutefois été donné de rencontrer des structures telles qu’Astroliens 7

ou Net Solidaire 8 qui, en développant des réponses plus individualisées, préfiguraient des parcours d’apprentissage et d’autonomisation de leurs publics.

Ce point nous apparaît crucial dans la mesure où les services numériques essentiels évoluent en permanence, de sorte que les formations à leur utilisation deviennent rapidement obsolètes. La formation à des usages prescrits doit, de ce point de vue, évoluer vers une montée en compétences plus large des individus qui leur permette « d’apprendre à apprendre » et d’actualiser leurs compétences en continu dans un champ plus large que celui des seules démarches administratives.

À défaut, la représentation de ces habitants comme des exclus du numérique, en difficulté avec l’utilisation d’outils et de services qui leur sont proposés (voire imposés), continuera de participer de leur maintien dans une position « d’apprenants en difficulté », victimes d’une dématérialisation qui les dépasse et face à laquelle il faut trouver une solution en urgence.

Cette rupture est d’autant plus importante qu’une telle assignation au statut de « public en difficulté » participe à la négation des compétences et des appétences pourtant bien réelles des individus. Or, ces dernières constituent précisément des piliers de l’engagement des personnes et de l’élaboration de parcours individualisés qui visent une capacitation des individus, organisée autour d’activités et de compétences qui fassent sens vis-à-vis de leur trajectoire d’administrés, mais aussi de citoyens ou de professionnels…

Un paysage de la médiation numérique foisonnant et peu lisible

Face aux difficultés qu’ils peuvent rencontrer, les habitants des quartiers populaires se tournent prioritairement vers les proches – la famille, les amis – et l’environnement immédiat – voisins, travailleurs sociaux de proximité, associations, volontaires en service civique et bénévoles. Si ces personnes ont pour avantage d’être facilement accessibles et de confiance aux yeux des usagers, elles manquent aussi de temps, de moyens et de compétences pour répondre aux besoins exprimés. De fait, les travailleurs sociaux et l’ensemble des structures de proximité (bibliothèque, maison de l’emploi, centre communal d’action sociale, centre socioculturel…) sont fréquemment dépassés 9

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Voir notamment l’enquête « La dématérialisation des démarches administratives, un nouvel enjeu pour les travailleurs sociaux », menée auprès des travailleurs sociaux de la Région Hauts-de-France, qui montre que la moitié d’entre eux rencontre des difficultés pour mener des actions de pédagogie relatives aux usages numériques de leurs bénéficiaires : https://labo.societenumerique.gouv.fr/2018/11/15/hauts-de-france-enquete-travailleurs-sociaux-face-a-dematerialisation-demarches-administratives/

et vivent la dématérialisation comme un surcroît d’accompagnement administratif qui vampirise le travail d’accompagnement social dont ils sont pourtant les seuls garants.

C’est dans ce contexte qu’une offre d’accompagnement payante se développe. Sur plusieurs terrains d’enquête, nous avons pu constater que des écrivains publics, des webcafés, des autoentrepreneurs spécialisés facturaient leurs services de médiation ou de réalisation d’actes administratifs en ligne.

De fait, c’est un paysage de la médiation informelle que nous avons vu se dessiner lors de cette étude, fait d’acteurs de l’intérêt général dont ce n’est pas la vocation, mais aussi d’acteurs dont les logiques sont strictement économiques. Se posent ainsi des questions d’éthique, de confidentialité des interventions, mais aussi de professionnalité et d’articulation avec les acteurs « officiels » de la médiation.

Du point de vue des usagers, cette pluralité de contenus, de formats et d’acteurs de l’inclusion numérique, allant du plus informel au plus institué, rend l’offre peu lisible. Malgré les efforts déployés par les acteurs nationaux et régionaux de la médiation (MedNum, Hubs territoriaux de la médiation), il existe encore peu de cartographies complètes des acteurs de l’inclusion numérique qui correspondent à un maillage territorial de proximité. Ce déficit de lisibilité génère des parcours souvent inefficaces 10

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Cf. le cas d’usagers orientés vers une médiathèque qui ne souhaite pas être une ressource à destination des personnes en activité professionnelle, alors qu’ils pourraient se tourner vers les Maisons de l’emploi qui se trouvent sur le même territoire et qui sont spécialisées en la matière.

et parfois aberrants 11
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Faute de circuits d’orientation structurés, les orientations peuvent se faire en fonction de facteurs liés aux connaissances interpersonnelles de l’interlocuteur.trice ou des capacités d’accueil de la structure d’accueil, générant des déplacements de plus d’une heure pour les usagers, alors même qu’une structure de proximité était parfaitement apte à les accueillir.

. Ce manque de (re)connaissance des acteurs et le déficit de référentiel commun en matière de pratiques d’inclusion numérique constituent à l’évidence de puissants freins à une inclusion que tous les acteurs rencontrés appellent pourtant de leurs vœux.

Une médiation numérique qui ne peut s’abstraire de contacts humains et de lieux de rencontre

Si la possibilité de réaliser tout ou partie de ses démarches administratives en ligne est souvent perçue comme un gain de temps et d’argent par les personnes interrogées dans le cadre de l’étude, la plupart des habitants souhaitent toutefois maintenir un contact physique avec les représentants de différentes institutions publiques et parapubliques avec qui elles sont en relation, quand bien même cela génère des surcoûts importants 12

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En Guyane, se déplacer peut signifier plusieurs heures de trajet pour les personnes se déplaçant notamment en pirogue, avec des dépenses de 100 à 120 euros par mois dues notamment à l’usage de taxis.

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Plusieurs facteurs peuvent l’expliquer : d’une part, une culture de l’oralité et un adossement des relations de confiance à des relations interpersonnelles très marquées chez les habitants rencontrés ; d’autre part, une conception des interfaces excluant ceux qui ne maîtrisent pas l’écrit ou la langue française. À titre d’exemple, les volontaires en service civique rencontrés dans les agences de Pôle emploi, en Ile-de-France, en Guyane comme à Besançon, jouent un double rôle de traducteurs – de l’interface numérique d’une part, et de la langue sur laquelle elle est basée, d’autre part. Enfin, l’interaction présentielle est aussi vécue comme une façon de se rassurer, de limiter le risque d’erreur et donc, d’éviter la remise en cause de ses droits, ou pire, de devoir rembourser des trop-perçus. L’exemple le plus marquant que nous ayons rencontré à ce titre est cette personne qui n’hésitait pas à aborder son voisin dans la file d’attente de La Poste de Saint-Laurent-du-Maroni pour lui confier – sans qu’elle le connaisse – ses identifiants et mots de passe, alors même qu’elle déclarait n’avoir aucune confiance dans le site qu’elle avait consulté, bien que l’usage de celui-ci lui aurait évité trois heures de déplacement.

La présence systématique d’une alternative physique aux interfaces numériques semble donc indispensable pour répondre aux besoins des habitants et augmenter leur autonomie face au numérique.

Si les relations de proximité demeurent incontournables, quels sont les lieux qui se prêtent le mieux à la mise en confiance de leurs visiteurs et à leur engagement dans des processus d’apprentissage ? Selon quelles modalités d’animation les lieux d’accueil peuvent-ils à la fois générer confiance envers leurs personnels mais aussi provoquer des relations d’entraide et des dynamiques collectives entre leurs usagers ?

L’Association de jeunes pour le divertissement à Bagnolet (AJDB) est un bel exemple de lieu d’accès au numérique qui voit tous les soirs affluer des jeunes sans toutefois avoir de locaux adaptés. Son implantation et son ouverture inconditionnelle aux habitants sont des éléments clés pour l’identification et la confiance que ces derniers lui accordent.

Cette capacité à mobiliser et à fidéliser les habitants considérés par beaucoup comme des « invisibles » n’est cependant pas réservée aux acteurs associatifs. Des lieux plus institutionnels, qui n’ont pas pour vocation première d’opérer la montée en compétences numériques des citoyens, peuvent contribuer à leur capacitation à plusieurs conditions.

Il s’agit, tout d’abord, d’hybrider accueil formel et informel, de façon à se défaire d’une étiquette officielle qui peut générer un sentiment de méfiance, voire de défiance dans les quartiers. Ensuite, il faut promouvoir la polyvalence d’usages de ces lieux et, en leur sein, y approcher le numérique comme un moyen au service du développement des individus et de leurs projets, au lieu de présenter la formation au numérique comme une finalité en soi ou comme un simple média administratif, segmenté par catégories de publics ou de droits accessibles. À ce titre, le fablab de Saint-Laurent-du-Maroni, qui a fait du numérique un appui à la réalisation de projets artisanaux d’habitants, les Micro-folies et médiathèques, qui, par le divertissement et la culture, ont su attirer et former les personnes aux enjeux et aux outils du numérique, constituent des exemples probants de pratiques alternatives de médiation.

Toutefois, si l’ouverture et la polyvalence des lieux semblent constituer de réels leviers pour leur appropriation par les habitants, elles comportent aussi des limites.

D’une part, à concentrer trop de services en un même endroit, le risque est d’enlever au lieu sa personnalité et sa spécificité, et de laisser l’urgence des démarches administratives éclipser les autres usages possibles du lieu. Les « lieux hybrides », au sein desquels on souhaite voir se côtoyer une diversité de personnes et d’usages, ne doivent pas devenir synonymes de « guichet unique », au risque de perdre leurs qualités d’ouverture, d’espaces d’expression et de création de liens sociaux. Par exemple, la Maison de services au public (MSAP) de Planoise, à Besançon, rassemble une multitude de services administratifs : CAF, Carte d’identité, Mission locale, Sécurité sociale, CCAS… En 2018, l’agence enregistrait 44 131 visiteurs, soit en moyenne 120 personnes par jour. Dans ces conditions, l’accueil devient vite complexe à gérer : les files d’attente s’allongent, les habitants s’impatientent et le personnel gère dans l’urgence et la tension les situations les plus délicates. D’ailleurs, la rotation des agents d’accueil, épuisés, y est particulièrement rapide.

D’autre part, sans adossement à des dynamiques sociales préexistantes et sans animation dédiée, ces espaces hybrides peinent à devenir des lieux vivants. C’est le cas notamment de la première génération de « carbets 13

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Les carbets sont des abris de bois typiques de régions amérindiennes. À la fois ouverts et frugaux dans leur conception, ils sont des lieux d’habitat et de socialisation élargie.

numériques » en Guyane, lieux de médiation numérique créés ad hoc, censés accueillir les habitants de manière ouverte mais qui, faute de notoriété locale et de programmes d’animation dédiés, faisaient plutôt office de points d’accès à internet pour un public moins nombreux qu’anticipé. Aujourd’hui, des « cybercarbets » commencent à s’ancrer au sein de leurs territoires d’implantation et à trouver leur fonctionnement en tant que lieux équipés de postes informatiques, permettant de bénéficier d’un accompagnement à l’usage d’internet plutôt centré sur l’accès aux droits 14. Leur articulation avec des acteurs associatifs, le bouche à oreille, leur fréquentation en hausse constituent des ressources pour une éventuelle diversification de leur vocation et de leurs usages.

On le voit, la proximité physique n’est pas mécaniquement synonyme de création de liens de confiance, de processus d’engagement ou d’apprentissage. Pour que des lieux en proximité des habitants le permettent, la préexistence d’une vie sociale en leur sein, leur degré d’ouverture à l’appropriation par les usagers de leurs espaces et de leurs équipements, la capacité à innover dans les postures de l’acteur public ou associatif qui les animent, constituent des éléments déterminants.

Des bibliothèques qui ont toute leur place dans les processus de capacitation numérique

Lancé en 2018 par le ministère de la Culture, le plan Bibliothèques vise à renforcer l’action des bibliothèques sur leur territoire autour de deux axes majeurs : « ouvrir plus » et « offrir plus ». Le premier consiste à élargir les horaires d’ouverture des bibliothèques. Le second entend élargir les missions dévolues aux bibliothèques. En tant qu’actrices de l’inclusion sociale, elles doivent « favoriser l’inclusion numérique et les actions menées dans le champ social ». Ces orientations ont été entérinées dans la stratégie nationale pour un numérique inclusif de 2018 et par le lancement en 2019 d’un groupe de travail autour de la question de l’inclusion numérique en bibliothèque, à l’initiative du ministère de la Culture et de l’Agence du numérique.

Les récentes dispositions du Plan de relance qui font de l’inclusion numérique une priorité fournissent des moyens désormais conséquents pour la formation des médiateurs numériques, la création d’outils numériques pour les aidants et le soutien de lieux de proximité jouant un rôle de médiation numérique 15

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Il est à noter que l’appui de l’État aux lieux de proximité se place dans la continuité d’un Appel à manifestation d’intérêt lancé par l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) et soutient financièrement des « fabriques numériques de territoires » : des tiers-lieux mutualisant les offres et services, vecteurs de lien social et montée en compétences, espaces de travail, de créativité, de rencontres…

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Les bibliothèques se trouvent ainsi légitimées comme une composante de l’écosystème des acteurs de la médiation. Mais au-delà de cette reconnaissance institutionnelle, elles constituent surtout des structures de proximité qui cumulent nombre de ressources et d’atouts pour jouer un rôle clé dans le parcours de capacitation numérique de leurs usagers. Non étiquetées « inclusion numérique » mais disposant de ressources en la matière, touchant des publics variés (jeunes, personnes âgées, parents, etc.), et disposant de compétences d’animation sociales et culturelles, elles sont à même de développer des formes de médiation alternatives, tout à fait complémentaires de celles centrées sur l’accès aux droits.

Les exemples sont nombreux qui témoignent de cette capacité à innover dans les postures et les angles d’approches de l’inclusion numérique au sein des bibliothèques francophones. Découverte du numérique par des usages variés (lecture, écoute, jeu…), animation de solidarités intergénérationnelles pour la transmission de connaissances dans les domaines des TIC 16

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Voir la démarche « Générations@branchées » des bibliothèques québécoises : https://generationsbranchees.ca/

, création d’espace dédié à une matérialisation ludique de l’offre numérique des bibliothèques 17
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La bibliothèque Père-Ambroise de Montréal a lancé à ce titre ses « Zones numériques » : https://fr-ca.facebook.com/BiblioPereAmbroise/posts/10155085977104565/

, ou encore ateliers info/intox de la bibliothèque de Paris pour amener les adolescents à développer leur discernement vis-à-vis de l’information en ligne : les exemples sont nombreux des innovations dont sont porteuses les bibliothèques.

Mais cette fonction de médiation des bibliothèques ne s’applique pas qu’au numérique tel qu’il existe. Elle peut et doit s’appliquer au monde numérique tel qu’il est en train de se construire. De ce point de vue, la mobilisation des bibliothèques municipales au titre de la rédaction de la Déclaration de Montréal pour un développement responsable de l’intelligence artificielle 18

est illustrative de ce que ces espaces ouverts à tous peuvent apporter à la prise en charge citoyenne de tels enjeux sociétaux.