Trésors des bibliothèques et archives de Champagne-Ardenne

André-Pierre Syren

Trésors des bibliothèques et archives de Champagne-Ardenne
La Nuée bleue – Interbibly, 2019
ISBN 978-2-7165-0877-3

La Nuée bleue, marque éditoriale qui regroupe désormais toutes les structures d’édition relevant des titres du groupe de presse régionale EBRA (Est Bourgogne Rhône Alpes), appartient à la banque fédérative du Crédit Mutuel dont l’origine et le siège se trouvent à Strasbourg. Paru en octobre 2019, le beau volume des Trésors des bibliothèques et archives de Champagne-Ardenne, retenu parmi les finalistes du Prix du livre d’art à l’automne 2020, décerné par le Syndicat national des antiquaires, est le deuxième publié après un volume consacré – naturellement – à l’Alsace, en 2017. Dans les deux cas, La Nuée bleue s’est associée le concours de l’agence de coopération régionale entre bibliothèques, a organisé un comité scientifique (ici à parité d’archivistes et de bibliothécaires) et sollicité le concours de multiples auteurs : professionnels en charge des fonds ou des documents présentés, mais aussi enseignants-chercheurs. Si les statuts des rédacteurs diffèrent, tous concourent à la prise en compte d’une approche diversifiée du patrimoine écrit, en s’attachant aussi bien aux conditions de production des œuvres qu’aux territoires dont elles forment la mémoire.

Et la mémoire de cette région est diverse, et même fragmentée. Province assez riche sous l’Ancien Régime, notamment d’une histoire religieuse et politique centrale dans le royaume, la Champagne et les Ardennes ont développé au XIXe siècle une importante production manufacturière puis sont devenues le théâtre de trois guerres de plus en plus industrialisées, dont l’incendie de la cathédrale de Reims fut et demeure le dommage le plus emblématique et, par là même, le mieux documenté. Le volume met en valeur les relations directes et les écrits des acteurs, comme en témoignent l’étonnant Miroir d’un prisonnier par comparaison aux afflictions de Job, réalisé par un certain Nicolas Chevalier en 1685, ou le passage « de la Grande Guerre à la grande collecte » ; le conflit de 1870 est plusieurs fois évoqué, de même la Seconde Guerre mondiale, notamment par des figures combattantes (papiers du soldat américain Roy Monbeck, de l’aviateur Robert Gouby à Bourbonne, portefeuille percé du canonnier Émile Vatel, livre d’or des 89 instituteurs aubois mort pendant la « Der des Ders », la maison des éclopés de Vitry) ; la Résistance et les persécutions ne sont pas omises, notamment par les étoiles jaunes imposées aux Juifs. Terre de frontières, de passages et d’échanges, elle fut aussi celle des invasions et de sacrifices ; on relève d’ailleurs une singulière importance des documents cartographiques, attaché au terroir ou à de lointains horizons.

Le volume offre le grand intérêt d’une forte attention à la culture ouvrière, et plus largement populaire, sans doute due à la plus grande présence de documents d’archives que dans le volume des Fastes de l’écrit paru presque trente ans auparavant, à l’époque où la notion de « patrimoine écrit » commençait à se structurer. On trouve ici au moins autant de traces modestes que d’œuvres de prestige et de haute culture. Relevons les cartes publicitaires de la bonneterie Petit-Bateau qui répondent aux étiquettes de Champagne de la BM d’Épernay et au fonds d’archives Pommery, où se croisent Disney et Uderzo. L’histoire de l’éducation n’est pas en reste avec des cahiers de travaux manuels, ou l’écorché humain en carton-pâte réalisé en 1837 par le Dr Auzoux et présenté par le Muséum de Troyes, ou encore la petite industrie comme la coutellerie de Nogent.

Certains documents, notamment les manuscrits (évangéliaires carolingiens, manuscrits romans de Clairvaux, ou encore livres d’heures des comtes de Champagne) mais aussi imprimés (Les Psaumes de David mis en rime Françoise, impression sedanaise protestante de Jean Jannon en 1636, ou le livre d’heures avec l’autographe de Marie Antoinette…) réapparaissent d’une publication l’autre, mais souvent dans une perspective historiographique renouvelée, notamment grâce aux divers horizons d’où viennent les chercheurs et personnalités invitées, par exemple l’historien de la presse Gilles Feyel sur le Journal de Sedan, feuille patriote éphémère de 1790, le bibliophile Dr Fontaine sur le fonds Cazin de la BM de Reims, ou la présentation par Maxence Hermant, conservateur à la BnF du Maître des Heures de Marguerite Cuissotte (prestigieuse acquisition récente).

Au total, ce sont 74 auteurs qui présentent 250 trésors, le mot « trésors » étant entendu au sens non pas seulement de la préciosité, mais de la mémoire collective, ainsi celle du chevalier Bayard à Mézières lors du siège de 1521, illustré par des sources secondaires, statue et timbre, ou le Grand Pardon de Chaumont, pèlerinage institué en 1476, ici aussi documenté par des photos de 1946 et inscrit depuis deux ans au patrimoine culturel immatériel en France. Mais vous trouverez aussi mention des premières courses automobiles en circuit fermé ou de meetings d’aéroplanes.

Les curiosités ne font pas défaut, elles permettent de mettre en valeur des fonds insoupçonnés. Citons le Codex aztèque du musée des Beaux-arts de Troyes, la collection de Kusazoshi, ancêtres humoristiques du manga au XVIIe siècle, à l’Agora de Rethel, les asiatiques de Collin de Plancy, le premier traité de gymnastique de l’histoire occidentale, De arte gymnastica (Girolamo Mercuriale, 1672) au Centre national des arts du cirque de Châlons (CNAC), les dessins originaux de l’Album pittoresque et monumental de Charles Fichot en 1852, les arbres remarquables de la Marne, photographiés par Arthur Gilbin en 1912, ou encore les étiquettes de rhum de la médiathèque des Silos à Chaumont.

La création artistique et littéraire a manifestement fait l’objet d’un soin particulier, non seulement par les classiques dont Rimbaud et les auteurs du Grand jeu, proches de la Pataphysique, sont les plus connus, récemment rejoints par le Cahier bleu de Georges Bataille mais encore par la mise en valeur des aspects (icono)graphiques : le typographe Nicolas Cirier à Joinville, les caricaturistes Georges Delaw (qui a donné son nom à la médiathèque de Sedan), Willette, et Forain, les photographes Clausel et Lancelot à Troyes, Girault de Prangey à Langres, les graveurs Tortorel et Perrissin au XVIe siècle, l’illustre Nanteuil, les lithographes François-Alexandre Pernot, Barbat, l’aquarelliste Jacques Rondot, ou les dessins de Charles Plumier, botaniste de Louis XIV, auteur de 400 planches d’histoire naturelle (Muséum de Troyes), mais aussi la création contemporaine comme les commandes rémoises de reliures de création… C’est l’intérêt de collections relevant des institutions culturelles nouvelles : Institut international de la marionnette à Charleville (qui présente le document le plus ancien du corpus, une poupée en terre d’origine sicilienne, antérieure à l’ère chrétienne), ou le CNAC, qui apparaissent dans ce type de publication (et dont on souhaiterait apprendre davantage sur la constitution des fonds patrimoniaux) ; ces deux institutions sont d’ailleurs, curieusement, les seules à revendiquer le statut de pôle associé de la BnF.

Ce fort volume – à la mise en pages soignée et, pourrait-on dire, généreuse – propose, on le voit, un ébouriffant voyage dans le temps. On s’en rend compte également par les notices présentant les bibliothèques, dont beaucoup sont de construction récente et dont les dénominations traduisent elles aussi, indirectement, l’intérêt porté par le monde politique à ces équipements devenus centraux dans les stratégies culturelles communales : les têtes de réseau de Châlons, Épernay, Reims et Troyes portent ainsi désormais les noms d’élus : Georges Pompidou, Simone Veil, Jean Falala, Jacques Chirac. On peut toutefois regretter deux manques : l’interaction entre la présentation des documents matériels et les bibliothèques numériques d’une part, l’absence d’une sorte de storytelling commun d’autre part, à l’exception, peut-être, de celui des ravages du temps et, surtout, des hommes. Un des exemples les plus marquants me semble être la figure de Rimbaud à Charleville-Mézières, citée dans les deux institutions (bibliothèque et musée) qui le revendiquent, mais n’arrivant pas à les réunir dans un propos conjoint. En ce sens, l’initiative champardennaise diffère sensiblement du volume alsacien.

Cela étant, ce très beau livre est un cadeau idéal : magnifique et documenté, il illustre les mémoires plurielles du territoire et donne aux gardien.ne.s de celles-ci matière à réfléchir sur leur contribution à la construction de l’identité collective.