Interdiction de publier !
Interdiction de publier !
Double ponctuation, 2020
Collection « Point d’exclamation »
ISBN 978-2-490855-04-9
Mai-68 a été un événement porteur d’espoir en termes de recul de la censure, comme le symbolisait alors son mot d’ordre, « Interdit d’interdire ». Ce processus semble s’être pourtant arrêté depuis les années 1980. Jean-Yves Mollier, historien reconnu du livre et de l’édition, se penche sur la censure avec un essai historique intitulé Interdiction de publier ! Il ne s’agit pas de sa première incursion dans le domaine, puisqu’il est notamment l’auteur d’une biographie de l’abbé Bethléem, pendant longtemps incarnation d’une police de la lecture en France.
La censure est un « phénomène universel » et donc pluriel, comme le rappelle l’historien. Elle est d’abord religieuse, en témoigne l’activité de l’Église catholique, bien que le protestantisme n’ait pas été en reste, du XVIe au XXe siècle : mises à l’index, bûchers pour les imprimeurs… Au XIXe siècle, la censure est représentée par le dessinateur André Gill comme une vieille femme, Madame Anastasie, armée de grands ciseaux. Pour Jean-Yves Mollier, « la censure apparaît aussi, souvent, sous les traits du phénix, cet oiseau qui renaît toujours de ses cendres. »
En effet, l’une des caractéristiques de la censure n’est autre que la diversité de ses motivations. La censure peut être politique, comme sous la monarchie absolue, mais également morale, de l’époque victorienne à nos jours. Enfin, elle est aussi économique, notamment en démocratie, lorsque les canaux de diffusion de certains livres ou idées sont restreints. Le marché constitue alors une forme de censure du fait de sa configuration – oligopolistique – et des mécanismes de visibilité à l’œuvre, même, voire encore plus, à l’heure du numérique et des GAFAM. Nous sommes loin de la « longue traîne » prophétisée par Chris Anderson. Cette « forme insidieuse de censure » touche auteurs et éditeurs.
J.-Y. Mollier revient donc sur ces différentes facettes de la censure avec une abondance d’exemples situés à des époques et dans des espaces différents. Il aborde successivement les censures religieuse, politique, morale (avec le « politiquement correct ») et économique.
En Occident, par le passé, la diffusion des livres a été freinée à de nombreuses occasions par les institutions religieuses, notamment du fait du poids de l’Inquisition. Lors des conquêtes dans le Nouveau Monde, Jean-Yves Mollier souligne le rôle paradoxal joué par la religion. Alors que certains clercs entreprennent de transcrire phonétiquement les langues des pays conquis, ils détruisent en parallèle les codex locaux en raison de leur caractère païen… La censure religieuse vise aussi la régulation du domaine du « sexe » ; le fameux « code Hays » sévit dans le cinéma hollywoodien. Dans les pays musulmans, encore aujourd’hui, la condamnation de l’homosexualité reste en majorité la norme et entraîne des censures sur le sujet, comme sur d’autres, à l’image du blasphème. Ce qui a conduit à l’exil certains écrivains et pose de grandes difficultés aux éditeurs des pays de la Ligue arabe.
Il existe un poids historique de la censure religieuse, mais « c’est la censure politique qui est la plus répandue et qui s’avère la plus dangereuse, parce qu’elle menace la vie des professionnels les plus courageux. » Dans certains pays, la censure reste une activité légale ; elle est intégrée par les professionnels du livre qui pratiquent une autocensure préventive. L’historien rappelle la complexité du phénomène et sa mise en œuvre à différentes échelles. En réaction, les éditeurs mettent en place des pratiques de contournement : publication à l’étranger, utilisation des nouvelles technologies, notamment en déguisant leurs adresses IP. Par ailleurs, Jean-Yves Mollier souligne la place désormais prise par des « groupes minoritaires » dans certains phénomènes de censure, même si leur intention de départ est la défense des « droits et [du] bien-être de leurs membres ». Tout en luttant pour des sociétés plus « inclusives », ces groupes contribuent à la censure en recherchant activement l’interdiction de certains écrits. Certains classiques sont expurgés de termes désormais interdits, à l’image du roman Huckleberry Finn de Mark Twain. On assiste par ailleurs à une judiciarisation du monde éditorial qui intervient de plus en plus en amont de la publication, quitte à l’édulcorer, voire à l’empêcher. Sans compter les cabales sur les réseaux sociaux. En conséquence, pour Jean-Yves Mollier, « l’envers » de la censure politique n’est autre que « l’autocensure », ou l’exil dans de plus rares cas.
La censure morale ne se déploie pas que dans le domaine de l’édition mais touche aussi celui de l’enseignement. Les lectures pour les enfants, et leurs éditeurs, sont parfois surveillés, comme lorsqu’ils abordent des sujets sensibles, tout comme les programmes d’histoire. Jean-Yves Mollier revient à plusieurs reprises sur l’influence des groupes d’opinions sur la liberté de publier ou d’enseigner, des attaques d’autant plus difficiles à parer parce qu’elles se font au nom du « multiculturalisme » selon l’historien.
Toutefois, il perçoit dans sa variante économique le stade ultime de la censure. Dans ce cadre, les ruses habituelles des éditeurs perdent de leur efficacité. Par exemple, certains acteurs vont « assécher le marché » en publiant sur un sujet ou un personnage un livre à grand renfort de publicité, qui fera tomber dans l’oubli un autre traitant du même sujet de manière recherchée, mais publié chez un éditeur plus confidentiel. D’autres stratégies plus subtiles, d’influences économiques, arrivent à empêcher la parution d’ouvrages sur des sujets gênants. Il est aussi possible d’écraser un éditeur sous les procès, comme pour certains lanceurs d’alerte.
En conclusion, l’historien rappelle que la lutte contre les censures de tout ordre reste un combat toujours d’actualité, d’autant que les livres continuent de jouer un rôle inégalé dans leur capacité à faire réfléchir l’humanité.
Jean-Yves Mollier propose ainsi un essai au spectre large, qui ne concerne pas que la seule censure des livres, même si elle reste au cœur de sa démonstration. L’une de ses originalités est d’adopter une définition assez ouverte de la censure, et donc de ses différentes formes. On relèvera, entre autres, des passages très intéressants sur la situation des éditeurs dans les pays du monde musulman. Le constat alarmant et attristant d’un retour de la censure explique la tournure également engagée du livre de Jean-Yves Mollier, publié par un jeune éditeur, Double ponctuation, structure animée par le fondateur de l’Alliance internationale des éditeurs indépendants, Étienne Galliand.