Concevoir et faire vivre un projet d’établissement en bibliothèque

Anne Paris

Odile Grandet et Anne Morel (dir.)
Concevoir et faire vivre un projet d’établissement en bibliothèque
Presses de l’Enssib, 2019
Collection « La Boîte à outils », n° 46
ISBN 978-2-37546-100-6

Cet ouvrage, qui explore le projet de service dans toutes ses dimensions et toutes ses facettes, est une mine pour qui s’engage dans cette démarche – d’ailleurs, le titre de la seconde partie, « couteau suisse », aurait pu en être le sous-titre.

La parole est au terrain et aux professionnels qui reviennent avec précision sur un travail mené souvent tout récemment. Ces retours d’expérience sont denses, ils donnent à lire des projets en train de se faire. Loin d’être une simple narration, ils sont accompagnés d’un véritable arsenal méthodologique. Chaque contributeur partage ses outils sous la forme de grilles d’analyse, de fiches-actions, de fiches de méthode ou de synthèse des étapes à suivre. L’accent est mis sur la démarche et la méthodologie, sans pour autant fournir un projet prêt à (em)porter. Ces contributions se veulent avant tout explicatives, décrivant minutieusement tous les éléments qui font un projet d’établissement.

Le mémento qui conclut l’ouvrage est à cet égard très utile : il détaille les étapes puis donne des conseils pour rédiger de façon claire, organisée et convaincante la version finale du projet de service. Il rappelle enfin l’incontournable exercice d’évaluation sur la base d’indicateurs définis attachés aux actions menées. Cette visée pragmatique se retrouve dans la majorité des 18 contributions qui alternent apport théorique, description des étapes suivies et focus sur des conseils méthodologiques ou partage d’outils « maison ».

S’il s’agit d’un ouvrage qui invite à l’action, il est tout autant nourri de réflexion sur les principes et les enjeux.

Un des mérites du chapitre introductif est d’ailleurs de rappeler l’histoire récente de cette démarche dont on peut dater les prémices en 2012, lorsque les bibliothèques répondent à la demande du ministère de la Culture de se doter, à l’instar des musées, d’un projet scientifique et culturel. Dans le même temps, les services des universités et les collectivités adoptent le principe. Ce mouvement général s’inscrit dans celui plus vaste d’une nouvelle pratique managériale associant davantage les personnels, et d’une évolution culturelle de l’administration adoptant le pilotage par objectifs, l’évaluation et la formalisation, plus soucieuse de transparence.

Dès les premiers chapitres, on comprend vite les atouts d’un projet d’établissement, en particulier pour positionner la lecture publique au cœur d’un projet de territoire : une appréhension plus juste du territoire dans lequel s’inscrit la bibliothèque, donc un meilleur ajustement de l’offre ; une évaluation de l’impact de l’activité sur l’environnement desservi ; l’inscription de la bibliothèque comme partie prenante des politiques publiques ; l’engagement d’un dialogue avec les acteurs politiques et les institutions ; la connaissance affinée des partenaires et de ceux qui agissent sur le territoire ; mais aussi un temps de rassemblement et de (re)mobilisation des équipes.

Ainsi, s’engager dans un projet de service, ce n’est pas uniquement manier des outils, aussi bien faits soient-ils, c’est avant tout faire le pas de côté, prendre du recul en favorisant l’analyse et la prospective. Au commencement d’un projet d’établissement, il y a le diagnostic interne (l’établissement avec ses forces, ses faiblesses, ses ressources et ses compétences) et externe (l’environnement territorial, institutionnel, culturel, social ou encore technologique), à la fois quantitatif et qualitatif. Incontournable, il permet de dresser un état des lieux le plus objectif et le plus partagé possible, et de désigner la direction à suivre. L’ouvrage en rappelle les grands principes et le cadre méthodologique pour réussir cette première étape décisive qui doit permettre d’enclencher une dynamique collective. En effet, un des éléments fondamentaux sans lequel le projet ne restera qu’un beau papier glacé est bien la participation des personnels à son élaboration, à sa formalisation pour une appropriation collective.

Les auteurs.rices soulignent clairement que la démarche est en continu et le chantier toujours ouvert : le diagnostic mène à un projet dont la réalisation fait l’objet d’un bilan à partir duquel s’élabore le projet suivant. Il est assez souple pour pouvoir être adapté, modulé, ajusté, évoluer en tenant compte des changements de son environnement et des priorités nouvelles. Pour cela la démarche d’évaluation se met en place en même temps que se formalise un projet d’établissement. Ils sont pensés ensemble. L’évaluation est intégrée à la démarche de projet et se fait de façon itérative, au fur et à mesure des chantiers puis annuellement. Ce sont les « boucles de progrès » dans lesquelles s’inscrivent par exemple les bibliothèques de la ville de Paris. L’évaluation permet de communiquer sur ce que fait la bibliothèque auprès de la tutelle et des partenaires. Ainsi le projet d’établissement constitue-t-il l’un des trois documents sur la base desquels est instruit un projet de construction. Il donne l’identité de la bibliothèque tout en la projetant vers ce qu’elle peut devenir et donc en lui donnant la possibilité d’évoluer. Il constitue un processus vivant, inscrit dans une dynamique d’amélioration.

Le projet d’établissement s’inscrit toujours sur une temporalité longue : il est l’expression formalisée et contractuelle des orientations politiques de la tutelle qu’il va mettre en œuvre. À cet égard, il est le fruit d’un travail collectif interne qui doit en assurer l’appropriation par chacun, tout en constituant un outil de dialogue avec la tutelle et de valorisation des actions de la bibliothèque à destination des acteurs extérieurs. Quelle que soit la taille de l’établissement, l’originalité du projet, qu’il soit pensé dès l’origine pour concevoir un nouvel équipement (comme la création d’un nouveau « pôle culturel et social », médiathèque et centre social à Vaulx-en-Velin) ou comme un outil pour mettre en place une autre organisation (l’exemple du SCD de Caen), faire sens et lien (le projet de Plaine Commune), aménager le territoire (grâce au schéma départemental de lecture publique), il s’agit d’une entreprise de longue haleine.

La variété des contributions et la pluralité des établissements forment un panel représentatif de la diversité des bibliothèques, sans que cela n’épuise la singularité que porte le projet de l’établissement. Chacun a sa spécificité puisqu’il découle des interactions entre la bibliothèque et son environnement et qu’il explicite les orientations stratégiques et les choix opérés dans tous les domaines d’action des bibliothèques. Il n’est pas question de donner un gabarit. La démarche est ainsi présentée à différentes échelles, celle d’un réseau, d’un département, en lecture publique ou dans les bibliothèques universitaires, et dans des contextes très différents, en préambule d’une programmation architecturale ou dans la perspective de faire évoluer la dynamique d’un établissement.

Les contributeurs.rices ne font pas l’impasse sur les difficultés. C’est aussi ce qui rend la lecture stimulante. Décider d’élaborer et de mettre en œuvre un projet d’établissement, c’est ouvrir un chantier total – tous les domaines d’activités de la bibliothèque seront interrogés – et qui va demander du temps, de l’énergie, une mobilisation des équipes et une méthodologie rigoureuse. Au fil des chapitres, on ne doute pas du rôle et de l’efficacité du projet de service, tout à la fois démarche globale, document de référence pour tous les acteurs et levier pour le pilotage au sein de la bibliothèque.

Ne nous y trompons pas, fondamentalement ce qui est présenté dans tout projet d’établissement se fait depuis longtemps. L’intérêt de la démarche est bien de se doter d’un outil qui formalise, de se donner les moyens d’analyser son action et de s’assurer par son évaluation que l’action de la bibliothèque est en phase avec les évolutions et les besoins de ses publics. Face au quotidien parfois désordonné, il rend cohérent l’ensemble des actions menées et lisible leur finalité.

En ce temps de pandémie où les bibliothèques inventent dans l’urgence une nouvelle organisation du travail pour continuer d’assurer leurs missions, le projet d’établissement « colonne vertébrale de la vie de la bibliothèque » donne l’assurance de se maintenir debout et de continuer à avancer.