Décrypter l’information et développer le sens critique
Des nouveaux défis pour le médiateur numérique
Ces dernières années ont vu s’accroître une défiance envers les médias traditionnels : ces derniers seraient tous possédés par une poignée de personnes 1
et les journalistes plus obsédés par l’exclusivité et le revenu – ou le trafic généré – que par la véracité de l’information. En témoigne, par exemple, la précipitation autour d’un faux Xavier Dupont de Ligonnès arrêté en Écosse en octobre 2019. Cette défiance concerne également le traitement des hommes et des femmes politiques, qui utilisent ces médias traditionnels pour diffuser leurs éléments de langage de façon franche (par exemple Sibeth Ndiaye, porte-parole du gouvernement, qui affirmait en juillet 2017 : « J’assume parfaitement de mentir pour protéger le président » 2Voir l’article de Check News sur ce sujet : https://www.liberation.fr/checknews/2019/04/02/sibeth-ndiaye-a-t-elle-vraiment-dit-j-assume-parfaitement-de-mentir-pour-proteger-le-president_1718838
Pourtant jusqu’ici, rien de nouveau. Comme le montre un article de Retronews 3
, le site de presse ancienne de la BnF, les fausses nouvelles ne datent pas d’hier. Satire, propagande, publireportage, théorie du complot, désinformation, ces techniques de manipulation existent au moins depuis le début du XIXe siècle. Mais l’arrivée dans notre quotidien des technologies, d’internet et des réseaux sociaux a bouleversé le quatrième pouvoir des médias et complexifié la recherche et le partage de l’information.Des pratiques et des usages informationnels en évolution
Une étude de Microsoft Canada 4
parue en 2013, sur le déficit d’attention, indiquait qu’un internaute passe en moyenne 8 secondes sur une page internet et en retient une quinzaine de mots. La lecture web est donc plus un scan qu’une lecture intégrale. À cette étude, il faut rajouter le fait que, selon le baromètre numérique du Crédoc 5, en 2019 les Français se connectaient à internet de préférence avec leur smartphone. La navigation y est simplifiée, mais aussi moins complète et précise que sur un ordinateur. Au point que les rédacteurs web parlent de snacking content : du contenu court et facilement consommable, qui va à l’essentiel pour réussir à impacter une audience volatile en déficit d’attention, car sursollicitée et surinformée.Et puisque la captation de l’attention sur internet devient une économie à part entière, l’objectif des rédacteurs est désormais de générer de l’engagement : plus un contenu est vu, liké, partagé, commenté, plus il rapporte de l’argent (grâce aux publicités). Pour cela, une méthode facile : un titre « piège à clic » (ou clickbait), une photo aguicheuse et le tour est joué.
Les grandes plateformes du web (les GAFAM – Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) jouent là un rôle important puisqu’elles mettent en relation des gens aux mêmes centres d’intérêt, qui partageront les mêmes types de contenus et les commenteront ensemble, les enfermant par ailleurs dans des bulles de filtre. Des lois sont actuellement en préparation (Lutte contre la haine sur internet 6
et Lutte contre la manipulation de l’information 7) qui visent notamment à responsabiliser ces plateformes en tant qu’hébergeurs de contenus potentiellement discriminatoires ou malveillants. Outre que ces lois peuvent heurter la liberté d’expression et la liberté de la presse, le danger est qu’elles autorisent ces sociétés à jouer le rôle de censeur.Que le gouvernement légifère contre la prolifération de fausses informations et veuille réguler les contenus haineux est tout à fait normal et compréhensible. Mais le plus efficace et le plus profitable à tous ne réside-t-il pas dans l’éducation au fonctionnement des médias et de l’information ?
Les enjeux d’une éducation aux médias et à l’information
En tant que médiateur numérique, j’interviens régulièrement en collège ou en lycée. À chaque fois, je montre cette photo d’une jeune femme devant un milkshake, smartphone à la main et je demande aux élèves : que fait-elle ?
Bien sûr, on me répond qu’elle envoie une photo, probablement sur Snapchat ou Instagram. Je leur demande alors : quel est le chemin de la photo ? Où est-elle hébergée ? Comment ? Quels sont ses droits et ses responsabilités sur la photo ?
Photo Pixabay – licence CC0 : https://pixabay.com/fr/photos/jeune-fille-teen-smartphone-russe-1848478/
S’ensuit une discussion sur le parcours d’une donnée jusqu’à un serveur en Californie, les conditions d’utilisation que nous cochons la plupart du temps sans les avoir lues, ces droits d’auteur et droits à l’image que nous cédons à vie, ces algorithmes conçus pour secréter de la dopamine et solliciter, toujours, notre attention.
Le constat est très souvent sans appel : ces générations qui grandissent et vivent à l’ère du numérique, comme cette jeune femme, ne connaissent rien du fonctionnement des outils qu’ils utilisent au quotidien. Or pour s’informer, la plupart des jeunes adultes utilisent Facebook, YouTube et Instagram. Sur ces réseaux, il n’est pas toujours évident d’identifier qui parle, pourquoi, avec quelles sources. N’allons pas croire pour autant que les séniors soient plus sages ! Selon une étude américaine 8
Étude citée dans un article du Nouvel Obs, « Les seniors partagent plus les "fake news" que les jeunes » : https://www.nouvelobs.com/societe/20190110.OBS8261/les-seniors-partagent-plus-les-fake-news-que-les-jeunes.html
Tout bon bibliothécaire connaît ses classiques face à une information :
- identifier la source (explorer le site, la page contact, un coup d’œil dans le code source pour les plus curieux) ;
- lire plus que le titre, vérifier la date ;
- identifier l’auteur (qui est-il, est-il fiable ?) ;
- d’autres sources parlent-elles de cette information ?
Ces recherches de base doivent normalement permettre de distinguer une information sérieuse d’un contenu sponsorisé, une satire, une propagande ou un contenu erroné. L’internaute averti, après ces recherches, doit ensuite se demander avant de partager une information :
- est-ce qu’elle va intéresser mon entourage ?
- s’il s’agit de propos engagés, sont-ils respectueux ? Ne m’engagent-ils pas ?
- si oui, suis-je prêt à en assumer le contenu ?
La très grande majorité des gens ne se pose pas toutes ces questions, mais on peut garder à l’esprit cette phrase d’Orelsan : « Si c’est sur internet, c’est peut-être faux mais c’est peut-être vrai. Simple, basique. »
Sens critique et fact checking
Face à la prolifération des fake news, de nombreux médias ont créé des outils de fact checking. Citons entre autres « L’instant détox » de France Info, « Check News » de Libération, « Le Décodex » du Monde ou encore « Factuel » de l’AFP. Le fact checking, littéralement « vérification des faits », vise à examiner et à vérifier une information circulant sur internet ou dans les médias, ou les propos d’une personnalité publique, par exemple un responsable politique.
Ce sont souvent les grands médias qui « débunkent », c’est-à-dire débusquent, défont et analysent les fake news. Mais ces mêmes médias traditionnels sont aussi ceux qui ont perdu la confiance de nombreux internautes.
De fait, quand nous recevons une information, il nous faut toujours faire appel à notre sens critique, un exercice qui n’est pas inné. Il faut pour cela être en capacité de :
- comprendre avant de juger ;
- se méfier de ses préjugés ;
- identifier avec certitude ce que l’on sait, ce que l’on suppose et ce que l’on ignore ;
- développer son ouverture d’esprit.
Il peut toujours être bon de garder en tête cette citation attribuée à Marc Aurèle :
« Tout ce que nous entendons est une opinion et non un fait. Tout ce que nous voyons est une perspective et non la vérité. »
Si tout le monde exerçait son sens critique sur internet, les réseaux sociaux seraient des lieux de débats éclairés, remplis d’échanges constructifs. Mais pour faire appel à ce sens critique, il faut avoir une conscience éclairée de soi-même et de ses propres biais cognitifs.
Un biais cognitif est une déviation de la pensée logique et rationnelle. Ainsi l’effet Dunning-Kruger établit qu’une personne ayant une grande confiance en elle surestimera ses compétences dans un domaine, alors qu’un véritable expert aura conscience de tout ce qu’il ne sait pas. Le biais de confirmation, quant à lui, implique que nous aurons tendance à rechercher des informations qui vont renforcer nos croyances, en écartant – même inconsciemment – celles qui ne vont pas dans notre sens. Connaître ces biais cognitifs permet en partie de les déjouer et de les inhiber.
Le manque d’esprit critique et d’éducation aux médias explique peut-être le résultat d’une enquête de l’IFOP exprimé en janvier 2018 9
Enquête de l’IFOP pour la Fondation Jean-Jaurès et le site Conspiracy Watch, « L’Observatoire du conspirationnisme », réalisée en ligne auprès de 1 252 personnes. Voir l’analyse de France Inter : https://www.franceinter.fr/societe/les-francais-sont-plus-complotistes-qu-on-le-pensait
Des youtubeurs se sont donné pour missions de chasser les fake news et les théories du complot en usant de la zététique : l’art du doute sceptique. Ces zététiciens 10
Par exemple les chaînes YouTube de la Tronche en biais : https://www.youtube.com/user/TroncheEnBiais et Hygiène mentale : https://www.youtube.com/user/fauxsceptique
Une personne croyant fermement en une théorie du complot aura beaucoup de mal à remettre en cause ses croyances, malgré tous les arguments du monde. Être éduqué à l’image, aux informations et aux médias, comprendre le monde qui nous entoure, comment il fonctionne et comment nous fonctionnons, pour faire preuve d’esprit critique, est donc essentiel. C’est un enjeu de citoyenneté.
Encadré 1. Des ateliers de médiation numérique contre la désinformation
Étant moi-même médiateur numérique rattaché au service de lecture publique d’une collectivité depuis quinze ans et formateur intervenant depuis cinq ans, j’ai eu l’occasion de mettre en place différentes actions d’éducation aux médias, à l’image et à l’information. Par exemple, des ateliers débats sur la compréhension des médias et des fake news pour un public adulte. Ces ateliers m’ont permis d’observer que de nombreux séniors qui n’ont jamais fait d’anglais ne sont pas familiarisés avec des termes comme fake news. Savoir trier le vrai du faux sur internet les intéresse, mais le vocabulaire utilisé les rebute souvent.
Photo Romain Guérif
Autre exemple, avec un groupe de scolaires. Nous avons détourné des articles de presse en les remaniant sur des logiciels de retouche d’image. Nous avons ensuite réalisé un quiz auprès d’autres élèves en mélangeant ces détournements à d’autres informations, authentiques celles-ci. Le jeu était de trouver les indices suggérant que l’article avait été détourné. Il est possible d’imaginer une telle action au sein d’une bibliothèque, également à l’intention de publics adultes.
Des actions pour décrypter l’information
Depuis 2015, l’éducation aux médias et à l’information fait partie du programme scolaire d’éducation morale et civique. Mais les enseignants sont encore peu formés à ces questions et le temps accordé à ces notions est souvent insuffisant pour permettre aux élèves de mieux analyser une information.
Que dire des adultes, jeunes et retraités, qui n’ont pas reçu cet enseignement au cours de leur formation puisque les problématiques d’alors n’étaient pas les mêmes ?
Les bibliothèques peuvent constituer des remparts contre la désinformation : lieux de culture et d’information, accessibles gratuitement et ouvertes à tous, elles sont propices à l’éveil de l’esprit critique.
De nombreuses actions peuvent être mises en place en bibliothèque pour éduquer aux médias, à l’image et à l’information. Des ateliers « clés en main » facilement reproductibles sont accessibles sur internet :
- Le Centre pour l’éducation aux médias et à l’information (CLEMI) 11Xpropose par exemple des ateliers Déclic’Critique 12. Il s’agit de kits pédagogiques très complets et efficaces pour apprendre aux élèves à démêler le vrai du faux, identifier un site web, démasquer une publicité cachée.
Le CLEMI est un service du Réseau Canopé chargé de l’éducation aux médias et à l’information (EMI) dans l’ensemble du système éducatif français : https://www.clemi.fr/
- Les Voyageurs du numérique 13, initiative de l’ONG Bibliothèques sans Frontières, mettent à disposition de nombreuses fiches outils et parcours pédagogiques détaillés, avec la possibilité de sélectionner le public auquel on s’adresse (adolescents, adultes, enfants, séniors).
- Le Centre canadien d’éducation aux médias et de littéracie numérique propose un atelier de 60 minutes pour les 11 ans et plus intitulé « FAUX que ça cesse : comment savoir ce qui est vrai sur internet » 14.
- L’association « Science animation » met à disposition un kit pour réaliser l’escape game pédagogique « Panique dans la bibliothèque » 15. Basé sur le livre 25 vraies fausses idées en sciences, il invite les participants à utiliser leur sens de l’observation, travailler en équipe et affiner leur esprit critique.
- Le serious game « Chasseur d’infos » 16 est un jeu textuel proposé par France TV Éducation. Il permet de se glisser dans la peau d’un apprenti rédacteur en chef, chargé de trouver des scoops tout en évitant de diffuser de fausses informations.
Il est également possible de s’inscrire dans le calendrier national en profitant de la Semaine de la presse et des médias, en mars, ou de la Semaine mondiale de l’éducation aux médias et à l’information, en octobre.
Encadré 2. Un festival pour l’éducation à l’image
Afin d’accompagner l’éducation aux images, les centres sociaux, services jeunesse de la lecture publique des Mauges (Maine-et-Loire) ont créé il y a cinq ans le « Festival de Cannes… mais des Mauges ! ». L’objectif est, tout au long de l’année et sur un temps périscolaire, de faire réaliser des courts métrages (fiction, animation, documentaire) à des groupes de préadolescents et adolescents, avec pour point d’orgue en octobre, une cérémonie « officielle » (tapis rouge, gardes du corps, paparazzis, jury et remise de prix). Les vidéos sont ensuite diffusées sur les comptes Facebook et YouTube.
Photo Bruno Méraut
Lors de l’édition 2019, quatre adolescents ont ainsi réalisé un documentaire intitulé L’ado tuto. Ils y posent leur regard sur les réseaux sociaux existants et leur utilisation, leurs potentiels comme leurs risques. Un autre documentaire, présenté la même année par deux adolescents, donnait la parole aux joueurs de jeux vidéo, sous-représentés selon eux dans les médias. Dans les deux cas, les jeunes ont travaillé leur sujet, fait des recherches, réfléchi à l’angle de vue qu’ils souhaitaient aborder et au message à faire passer. En somme, ils ont effectué un travail journalistique.
Le festival est devenu un rendez-vous suivi des jeunes, ravis de basculer de l’autre côté de l’écran. Et surtout, en réalisant leurs courts métrages, fiction comme documentaire, ils prennent du recul sur les images et les informations auxquelles ils sont confrontés au quotidien.
Pour sensibiliser les publics aux médias et éveiller leur esprit critique, la pédagogie active semble, comme pour beaucoup d’apprentissages, être la plus efficace.