Enseigner l’évaluation de l’information

Comment articuler compétences numériques, informationnelles et méthode scientifique ?

Damien Belvèze

L’un de nos étudiants, usager de la BU, nous a écrit pour savoir quel ebook il avait récemment consulté depuis son ordinateur, car il ne se souvenait ni du titre, ni de l’auteur. Il n’a pas jugé utile de nous donner d’autres informations sur son contenu. Dans l’univers du livre imprimé, cette demande aurait été absurde, mais elle ne l’est pas dans le monde numérique où tout est traçable. Ce qui est significatif, c’est que l’étudiant nous ait posé la question comme s’il ne doutait pas que nous conservions le registre de toutes les consultations d’ebooks, ce qui techniquement a du sens pour une bibliothèque et plus encore pour le fournisseur de l’ebook, si l’on fait abstraction du règlement général sur la protection des données. De manière également significative à l’ère du cloud, l’étudiant n’a pas pensé consulter son historique de navigation. Or, si l’on tient compte d’études récentes sur la gestion de l’historique par les jeunes, il est plus que probable qu’il l’ait conservé  1

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Dodel M., Mesch G., « Inequality in digital skills and the adoption of online safety behaviors », Information, Communication & Society, mai 2018, vol. 21, n5, p. 712-728. [En ligne] https://doi.org/10.1080/1369118X.2018.1428652

. En filtrant le contenu de son historique avec le nom de domaine de notre proxy par lequel il faut s’identifier pour accéder à un ebook, et au besoin en ajoutant un ou deux mots clés pouvant faire partie du titre, il avait toutes les chances, comme cet étudiant s’en est finalement rendu compte, de retrouver la bonne URL.

Cette anecdote permet de montrer comment le sujet des compétences informationnelles (information literacy) est fortement corrélé à celui des compétences numériques (computer literacy).

Tableau comparatif entre compétences informationnelles et compétences numériques
COMPÉTENCES INFORMATIONNELLESCOMPÉTENCES NUMÉRIQUES
Garder trace d’une référence consultée par exemple avec ZoteroInstaller un logiciel de bibliographie sur un ordinateur
Savoir à quoi sert un reverse proxy et le nom de domaine de celui de l’universitéConnaître l’intérêt de conserver un historique (et l’intérêt de l’effacer régulièrement)

L’oubli de la référence est-elle l’indice d’une lecture mal assimilée ? Ce n’est pas parce que cet étudiant ne se souvient plus du nom de l’auteur et de la référence du document, qu’il n’est pas entré en résonance avec l’ouvrage en question. L’assimilation d’un texte peut très bien se faire dans l’oubli de son auteur et de son titre. La cryptomnésie est d’ailleurs la règle plutôt que l’exception : sur bien des sujets, nous forgeons nos convictions par des lectures dont les références finissent tôt ou tard par nous échapper, ce qui rend ces convictions d’autant plus difficiles à situer et par là même à critiquer. On voit ici comment l’information literacy est liée également à une compréhension de nos fonctionnements cognitifs.

Les compétences informationnelles : un secteur mal balisé au carrefour de plusieurs domaines

Pour définir ce qu’on entend par « compétences informationnelles », il est utile de s’en remettre à la définition de la digital literacy, selon Heidi Julien : un ensemble de compétences, savoirs et attitudes requises pour accéder à de l’information numérique et en diffuser de manière pertinente, efficiente et éthique 2

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Julien H., « Beyond the hyperbole : information literacy reconsidered », Comminfolit (Communications in Information Literacy), 2016, vol. 10, no 2, p. 124-131. [En ligne] https://pdxscholar.library.pdx.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1024&context=comminfolit

. On peut comprendre aisément la raison de la présence du mot « éthique » ici : les trolls, généralement compétents sur le plan numérique, sélectionnent et diffusent selon des canaux qu’ils maîtrisent de l’information pertinente pour un but qui, en revanche, n’est pas éthique. Les compétences informationnelles ne sauraient donc se réduire aux compétences numériques axiologiquement neutres et enseignées comme telles dans le cadre des ateliers Pix 3
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Pix est un service public en ligne gratuit pour évaluer, développer et certifier ses compétences numériques. Pix constitue une certification nationale française de culture numérique au standard européen, dont le référentiel de compétences est évolutif. Voir le site : https://pix.fr

, par exemple. Comme notre université met beaucoup l’accent sur l’acquisition de compétences (et non d’une culture ou d’une manière de penser) pour garantir l’employabilité des étudiants, la présentation que nous faisons de nos formations s’étend peu sur les savoirs nécessaires pour devenir une personne lettrée sur le plan informationnel. Nous sous-estimons de la même manière dans notre discours l’importance des aptitudes, au nombre desquelles, par exemple, la capacité à vérifier ses émotions et ses préjugés avant de retweeter une information à caractère sensationnel. On peut se demander pourquoi nous n’entamons pas plus souvent une discussion sur les aspects cognitifs de la recherche et de l’évaluation de l’information avec les étudiants qui nous sont confiés.

La première réponse qui vient à l’esprit est que nous ne sommes pas conceptuellement formés pour le faire. Nous pensons que nous n’avons pas assez conscience de nos propres biais de pensée pour être crédibles en manifestant ceux des autres. Cette posture modeste n’empêche pourtant pas de mener une discussion ouverte sur ce sujet avec les étudiants, leur donnant l’occasion d’interroger leurs a priori.

Une autre question réside dans la hiérarchie des biais cognitifs à traiter. L’encyclopédie Wikipédia anglophone en compte plus de deux cents 4

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Collectif, « List of cognitive biases », Wikipedia [en ligne] https://en.wikipedia.org/w/index.php?title=List_of_cognitive_biases&oldid=939411973

. En réalité, les biais les mieux représentés sont connus : la question du biais de confirmation peut être assez simplement présentée sous son angle numérique à la faveur d’une comparaison entre les résultats d’un moteur de recherche qui intègre ce biais, comme Google, et un équivalent amnésique – qui ne garde pas trace des recherches effectuées – comme Qwant. La confiance exagérée des étudiants dans leurs capacités de recherche en ligne est un autre biais commun (effet Dunning-Kruger) qui a motivé beaucoup de nos collègues à manifester les points faibles de leur démarche pour y substituer les références propres au monde académique (Google Scholar plutôt que Google Search, par exemple). Une autre approche table au contraire sur les points forts de ces démarches pour en faire le socle des compétences nouvelles à transmettre. Elle consiste à faire parler les étudiants de cas récents où ils ont eu à chercher de l’information de qualité dans un domaine extra-académique, et à mettre en lumière les bons réflexes déjà acquis. L’hétérogénéité des groupes d’étudiants rend la deuxième démarche plus aisée que la première, les étudiants les moins avancés commençant à apprendre de leur pairs plus habiles qu’eux avant même que le formateur n’ait commencé son exposé.

Une autre raison réside dans le contexte d’apprentissage : le « one shot » ne favorise pas la création d’une relation. Or ce n’est pas la perception d’une économie de temps (prendre moins de temps pour trouver de l’information valide) qui va changer les habitudes des étudiants, mais la compréhension que, à l’université, il est socialement mal perçu sur un plan scientifique de partager de l’information douteuse. Au conformisme social du partage indiscriminé d’une information souvent formatée pour faire du buzz, nous ne pouvons qu’opposer – sans pouvoir les imposer et dans un temps très court – ces normes sociales propres au monde académique, un monde où l’autorité du bibliothécaire n’équivaut pas celle de l’enseignant-chercheur. Même si l’étudiant comprend ce qu’on attend de lui en matière de citation, il peut très bien se plier à ces exigences tout en continuant « dans la vraie vie » à tweeter et retweeter à peu près n’importe quoi. Ajoutons à cela que l’époque est à se servir de la rationalité critique contre elle-même. Le slogan « Question More » est un leitmotiv pour développer sa curiosité et son sens critique, mais c’est aussi le slogan de Russia Today, peu connue pour l’impartialité de sa ligne éditoriale. Comment orienter ces pratiques de vérification fouillées dans un sens qui soit équitable (sans parti pris initial) ? Comment amener les étudiants à appliquer à leur vie personnelle les savoirs et normes acquises en matière d’information au contact des chercheurs et des bibliothécaires ?

Des blocs de compétences pour une meilleure collaboration entre bibliothécaires et enseignants-chercheurs

En dépit de divergences persistantes sur la fiabilité de Wikipédia, les bibliothécaires et les enseignants partagent globalement la même vision de ce qu’est une information fiable. Les enseignants par ailleurs reconnaissent la plus-value des bibliothécaires sur la recherche d’information dans les bases spécialisées. Mais il y a un risque ici à ce que le bibliothécaire ne soit perçu que comme un « expert en bases de données » alors que son champ devrait embrasser l’ensemble des compétences informationnelles, en y incluant l’évaluation critique des sources, c’est-à-dire l’intersection entre la recherche documentaire et la pensée critique.

Le critical thinking ne fait que rarement l’objet d’un enseignement spécifique à l’université. Certains considèrent d’ailleurs qu’un tel enseignement n’est pas souhaitable car il ne dispose pas d’un objet propre, que la pensée critique ne peut s’enseigner qu’en immersion à travers un cours d’anatomie ou un cours de droit (encore faut-il prendre le temps d’en rappeler les fondements critiques). Une étude récente tend cependant à montrer que l’enseignement explicite et direct de la pensée critique produit de meilleurs résultats qu’une approche purement immersive 5

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Abrami P.C., Bernard R.M., Borokhovski E., Waddington D.I., Wade C.A., Persson T., « Strategies for teaching students to think critically: A meta-analysis », Review of Educational Research, juin 2015, vol. 85, no 2, p. 275-314. [En ligne] https://knilt.arcc.albany.edu/images/9/9b/Critical_thinking_.pdf

. À défaut donc d’un cours général sur la pensée critique, le bibliothécaire peut au moins proposer sa contribution en la matière dans le cadre d’un cours sur l’évaluation des sources.

Labellisé et financé par l’Agence nationale pour la recherche (ANR), le projet Cursus Ide@l est porté par les établissements du site rennais 6

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Cursus IDE@L, « Innover, développer, étudier, agir, se lancer ». [En ligne] https://cursus-ideal.fr/

. Ce projet doit reconfigurer en dix ans les enseignements de licence sous la forme de blocs de compétences, eux-mêmes décomposés en blocs d’apprentissages. Ces unités d’enseignement intégreront une banque de ressources et seront constituées de contenus qui peuvent être réutilisés dans d’autres blocs. Une plus grande part doit être accordée aux apprentissages transversaux (dont la métacognition et la pensée critique). Par ailleurs, l’hybridité des contenus et la pratique d’une pédagogie par problème ou projet seront favorisées. Un projet commun de bloc d’apprentissage aux bibliothèques universitaires de Rennes-1 et Rennes-2, auquel collaborent également des enseignants des deux universités et ­l’Urfist de Rennes, vient d’être sélectionné pour intégrer le Cursus Ide@l.

Ce projet, baptisé RESOUDRE, comportera 24 heures d’enseignement, dont 12 heures à distance, et ménagera une montée en charge progressive sur les trois années de licence. La participation des enseignants est cruciale pour insérer la recherche documentaire dans le cadre général de l’apprentissage de la méthode scientifique. Comme on le sait, cette dernière exige de mettre son hypothèse au défi d’arguments contradictoires au lieu d’essayer de lui donner une caution scientifique (comme le font les antivax 7

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Mouvement d’opinion anti-vaccination.

avec Pubmed 8
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Moteur de recherche bibliographique spécialisé en biologie et médecine.

). Ces blocs donnent l’occasion aux bibliothécaires de faire valoir une offre de formation plus ouverte sur la métacognition et l’esprit critique et font pencher la balance vers un enseignement un peu plus explicite de ces compétences et de ces dispositions. C’est une opportunité à ne pas manquer.

Comment impliquer les étudiants dans l’évaluation des résultats d’une recherche documentaire ?

L’objet de cet exercice est délicat à choisir. Par exemple, faut-il plutôt faire travailler les étudiants sur les controverses autour de l’âge précis de la Terre ou sur les flaters qui pensent qu’elle est plate ? Dans un cas, l’étude des données est prédominante et on perd un peu l’objet premier du travail : la recherche critique d’informations ; dans l’autre, les étudiants se concentrent sur les aspects techniques de diffusion d’une rumeur mais sans entrer dans un processus de réflexion sur eux-mêmes tant la vision des « platistes » leur est étrangère. Faut-il leur demander d’évaluer des documents sur une question que l’actualité a rendu clivante pour les impliquer davantage dans la réflexion sur leurs propres biais ? Faut-il, pour donner l’exemple, démontrer qu’en tant qu’institution de savoir, nous sommes à même d’interroger le socle de valeurs sur lesquelles nous construisons notre action (par exemple le partage d’informations) ?

Nous avons récemment entendu un ministre de la santé souligner que la censure des réseaux sociaux en Chine avait facilité la gestion de la pandémie SARS-CoV-2. Cette déclaration nourrit une diatribe très actuelle menée par des personnalités politiques et médiatiques contre les réseaux sociaux et en particulier contre Twitter. Ce réseau social est accusé de prêter un écho complaisant à la haine audible dans notre société polarisée, mais il est peu rappelé qu’il sert aussi de matière première au travail de vérification des journalistes et s’avère un outil de participation, de visibilité et de coopération très intéressant pour les chercheurs et les bibliothécaires. En dépit du fait que la censure est devenue au fil des décennies l’ennemie du bibliothécaire, nous pourrions pour une fois prendre au sérieux ce genre de déclaration, comme l’a fait récemment le Lancet  9

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Kavanagh M.M., « Authoritarianism, outbreaks, and information politics », The Lancet Public Health, mars 2020, vol. 5, no 3, p. e135-e136. [En ligne] https://doi.org/10.1016/S2468-2667(20)30030-X

, et nous demander : « Et si c’était vrai ? La censure permet-elle vraiment de lutter plus efficacement contre les pandémies ? » Il y aurait là matière à une recherche documentaire intéressante sur différents niveaux d’information : sites d’opinion, médias nationaux, revues scientifiques. L’enseignant fixerait le cadre théorique et épistémologique de l’exercice et animerait le débat sur les informations trouvées avec le bibliothécaire qui aurait défini au préalable les mots-clés de la recherche en fonction du type d’information recherchée, aidant à classer les résultats et à affiner des critères pour évaluer chaque information. Le recours à la discussion entre pairs est fondamental dans ces dispositifs. Les encadrants doivent se concentrer sur le raisonnement et l’évaluation critique des sources et ne pas impliquer leur autorité dans la synthèse finale, qu’elle corresponde ou soit contraire à ce qu’ils pensent du sujet.

La critique de l’EMI en France 10

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Eustache S., « Quand les médias rééduquent les lycéens », Le Monde diplomatique, février 2020. [En ligne] https://www.monde-diplomatique.fr/2020/02/EUSTACHE/61326

et celle de la media literacy par danah boyd aux États-Unis 11
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boyd danah, « You think you want media literacy… Do You? », 9 mars 2018. [En ligne] https://points.datasociety.net/you-think-you-want-media-literacy-do-you-7cad6af18ec2

convergent sur le constat qu’il y a un risque à substituer l’autorité de certains médias sélectionnés par les éducateurs (écoutez CNN mais méprisez FoxNews) aux questions épistémologiques qui devraient être au centre de nos préoccupations : comment, dans un contexte donné, considère-t-on qu’un fait est démontré ou pas ?

Conclusion

Passer plus de temps sur la méthode scientifique (dans le cadre d’un bloc d’apprentissage) ou la méthode journalistique d’établissement des faits (en invitant un journaliste à présenter cette méthode) s’avérera sans doute plus utile qu’un nouveau poster ou guide en ligne sur les fake news.

L’autre piste, déjà évoquée, est d’intéresser les étudiants au fonctionnement de leur cerveau lorsqu’ils traitent de l’information. On a raison d’être sceptique sur les capacités des seuls bibliothécaires à former la jeunesse contre les manipulations médiatiques. Mais trouver un cadre pour renforcer la collaboration entre enseignants et bibliothécaires devrait au moins permettre aux étudiants de comprendre que la recherche de la vérité passe par le fait de penser contre soi-même.