Habiter la bibliothèque
Concevoir les nouveaux espaces d’un service qui change
Malgré une distance toujours plus importante entre les citoyens et la vie culturelle, les bibliothèques sont toujours très fréquentées non seulement pour les services culturels offerts mais aussi et surtout leurs espaces. Au fond, nous sommes face au paradoxe qui voit cet établissement revendiquer encore son appartenance aux lieux du savoir traditionnels et, en même temps, se présenter comme leur alter ego familier et adapté au territoire où il s’installe. Pour ce faire, les bibliothèques d’aujourd’hui se réinventent par l’espace.
Despite the ever-increasing gap between citizens and cultural life, libraries are still very popular not just for their cultural programmes, but first and foremost as spaces in their own right. Paradoxically, libraries lay claim to a dual status as long-standing loci of knowledge and their familiar alter ego, adapted to their specific local setting. Today's libraries are squaring the circle by reinventing their own spaces.
Il suffit de passer quelques heures dans une bibliothèque publique, encore mieux si elle est petite et située dans une banlieue, pour se rendre compte que, malgré la chute générale des indices de lecture et une distance toujours plus importante entre les citoyens et la vie culturelle, ces lieux sont toujours très fréquentés. De plus, l’observation des activités des usagers mettra sûrement en évidence le fait que la grande majorité d’entre eux se rend en bibliothèque non seulement pour bénéficier des services culturels offerts, mais aussi et surtout pour bénéficier des espaces pour des usages à la fois collectifs et individuels.
De ce fait, force est de constater que l’ouverture d’un établissement culturel nous expose désormais à des défis qui vont bien au-delà des aspects fonctionnels liés à l’organisation des espaces et à la gestion des collections. Si, d’un côté, la crise économique nous oblige à reconsidérer la durabilité financière des grands projets, trop souvent en privilégiant des lieux qui se substituent de façon tendancieuse à l’espace public, de l’autre, l’instabilité sociopolitique caractérisant la plupart des villes contemporaines, associée à la privatisation progressive des espaces publics, a de facto accentué la demande de lieux fondés sur une véritable démocratie d’usages.
Les bibliothèques publiques, autrefois lieux de conservation et de diffusion de la connaissance à travers la protection des documents, permettent aujourd’hui à des cultures différentes de venir en contact en profitant de la présence des livres, certes, mais surtout de la possibilité de partager des espaces démocratiques. De plus, grâce à de belles architectures, conçues avec un soin particulier porté aux matériaux et au mobilier, elles permettent de créer des microcosmes protégés qui se rapprochent de l’espace domestique, en favorisant des usages individuels différents des pratiques traditionnelles d’accès à la connaissance.
Ainsi, favorisé par ces nouveaux usages, le public constaté ne correspond plus exactement au public souhaité, ou bien programmé par les bibliothécaires, c’est-à-dire le « bon public », un peuple en sa forme studieuse, pétri de bonne volonté culturelle et toujours à l’écoute des bons médiateurs, qui n’apparaît guère dans la plupart des bibliothèques publiques contemporaines 1. C’est un autre public que les bibliothécaires rencontrent au quotidien : bruyant, mangeur de sandwichs et buveur de canettes dont les pratiques d’utilisation de l’espace sont souvent conditionnées par l’utilisation des objets connectés et par la mobilité urbaine. Un public qui a développé une idée différente des bibliothèques ainsi que des pratiques d’utilisation de l’espace.
La problématique des bibliothèques publiques d’aujourd’hui repose donc sur le caractère paradoxal de certaines observations : raréfaction des grands lecteurs et crise de la lecture publique, mais accroissement de la fréquentation des bibliothèques, surtout en termes d’usagers qui profitent, en premier lieu, des espaces et, ensuite seulement, des contenus culturels ; enrichissement des contenus, mais parcellisation des connaissances et distribution de celles-ci dans des espaces virtuels ; incapacité de l’homme contemporain à saisir une connaissance dématérialisée qui relève prioritairement d’un problème de design des objets de transmission de la culture et de l’information, pas encore stabilisés dans la forme et l’usage ; besoin de lieux protégés aux caractéristiques domestiques qui se positionnent à la frontière entre l’espace privé et l’espace public au sein d’un territoire.
De ce fait, nombre d’établissements publics, au lieu des services traditionnels, mettent désormais en exergue des appellations telles que lieu de vie, troisième lieu, learning center, piazze urbane, qui sont de plus en plus utilisées pour décrire les contenus fondamentaux de l’espace. Cela témoigne du besoin de la société contemporaine d’avoir des lieux protégés pour les activités collectives ou, au moins, de les justifier comme tels vis-à-vis des citoyens. Ainsi, l’établissement n’est plus seulement construit et utilisé en fonction des règles qui définissaient la typologie architecturale et la disposition des collections ; au contraire, les fonctions traditionnelles deviennent maintenant des instruments qui permettent de viser un objectif différent, d’un ordre relevant plus du social que du culturel, de l’urbain plus que de l’architectural 2. De la même manière, l’architecture du bâtiment devient maintenant la clé de voûte du processus de renouvellement de l’établissement, sa carte de visite qui lui permet de lutter contre l’individualisme induit par le développement des technologies numériques et des objets connectés.
L’observation de récentes réalisations met en exergue une évolution rapide d’un modèle longtemps standardisé et d’une organisation centrée sur l’offre, vers un modèle plus hospitalier, un lieu de vie qui se traduit par une adaptation des espaces et des services à de nouveaux usages à la fois sociaux et domestiques. Au fond, nous sommes face au paradoxe qui voit cet établissement revendiquer encore son appartenance aux lieux du savoir traditionnels et, en même temps, se présenter comme leur alter ego familier et adapté au territoire où il s’installe. Pour ce faire, les bibliothèques d’aujourd’hui se réinventent par l’espace : un signal qui relève d’une renaissance du rôle de l’architecture, en tant que forme et symbole, dans l’ensemble des dynamiques urbaines
Quelles sont alors les modalités d’organisation d’un espace culturel tel qu’une bibliothèque, en mesure de livrer des produits culturels taillés ou calibrés en fonction d’une consommation culturelle désormais virtuelle ? Les bibliothèques deviendront-elles des musées abritant les restes d’une technologie (le livre) tombée en désuétude ? S’agira-t-il de server rooms fermées auxquelles on accède à distance ? Ou bien pourront-elles devenir un dispositif urbain capable de répondre, de façon concomitante, à d’autres équipements culturels de la ville, à la perte d’espace public dans les métropoles contemporaines ?
Accès à l’information : espace public versus espace virtuel
La conception d’une bibliothèque traditionnelle se fondait, on le sait, sur la recherche et l’utilisation des objets de transmission de la culture et de l’information, inévitablement contenus et protégés à l’intérieur d’un bâtiment. Or, la multiplication des médias, des sources et des sujets produisant et diffusant la culture ainsi que l’absence de leurs limites spatiales et temporelles due au numérique modifient non seulement la structure de l’information mais aussi sa nature, en créant de nouvelles modalités d’usage plus discontinues, nomades et participatives.
Si, du point de vue de l’objet, on arrive à établir une sorte d’équivalence entre le livre physique et le livre numérique et à justifier ainsi la dualité de la lecture sur papier et sur écran dont Umberto Eco parlait souvent 3, du point de vue de l’espace on comprend bien que la question controversée du digital ne concerne pas vraiment le support mais plutôt les nouvelles pratiques associées aux outils numériques qui se sont désormais consolidées dans les habitudes urbaines des citoyens.
Dans le paradigme statique, toutes les activités sont ancrées dans un lieu bien précis qui demeure fixe du point de vue géographique, fonctionnel, typologique et symbolique. Habiter, travailler, étudier, se détendre : chaque activité existe seulement parce qu’elle est enracinée dans un lieu. L’indétermination spatio-temporelle qui permet à l’homme moderne d’accéder à l’information de manière indépendante des lieux, lui permet aussi de le faire simultanément à d’autres activités. Ces temporalités nouvelles se sont ensuite superposées aux nouveaux styles de vie métropolitains et ont, ainsi, produit une évolution des lieux d’accès à l’information en les associant à d’autres espaces, notamment de mobilité ou domestiques.
Sous les effets conjugués de la dématérialisation des contenus, de la généralisation de l’internet à haut débit et des progrès considérables de l’équipement des ménages en ordinateurs, téléphones et consoles de jeux multimédias, les conditions d’accès à la culture ont profondément évolué ces dernières années. Tout est désormais potentiellement visualisable sur un écran et accessible par l’intermédiaire d’internet. Grâce aux objets connectés, la montée en puissance de ce qui est appelé « la culture d’écran » apparaît aujourd’hui plutôt liée à la culture de la mobilité dont sont porteuses les fractions les plus jeunes et les plus diplômées de la population, celles dont les modes de loisirs sont les plus tournés vers l’extérieur du domicile et dont la participation à la vie culturelle est majeure par rapport aux générations précédentes.
Il est alors compréhensible que des objets permettant d’accomplir toute une série d’activités autrefois dépendantes d’un espace physique bien précis, auquel on ne peut plus accéder facilement pour des raisons différentes (mobilité, condition sociale, manque de structures, etc.), occupent une place toujours plus importante dans les dynamiques urbaines. Cela change radicalement notre rapport aux lieux de la ville au point de définir une nouvelle géographie spatio-temporelle des services publics qui se fonde sur la capacité des objets connectés à subvenir en partie, grâce à leur design et leurs fonctionnalités, à la perte d’espaces publics démocratiques, à la décadence du paysage urbain de nombre de périphéries contemporaines et au besoin d’identité de leurs citoyens. En effet, ils apportent une signification aux lieux grâce à la possibilité d’effectuer toute une série d’actions qui étaient auparavant liées à d’autres espaces, dont l’espace du travail, domestique, des services et, bien sûr, de la bibliothèque. À travers un équilibre subtil entre la mobilité de l’individu et la fixité de l’interface, ces objets contribuent, d’une certaine manière, à qualifier l’espace public.
La plupart des citoyens reviennent, donc, à une condition erratique de l’habiter favorisée par les nouveaux objets connectés permettant de suppléer au manque de repères géographiques. Ainsi, grâce à une tablette et une connexion internet, un café peut devenir notre bureau, un centre commercial peut avoir les connotations d’un lieu familial et protégé ou, encore, les transports en commun peuvent devenir notre lieu de lecture préféré. Le binôme modernité / mobilité semble avoir modifié notre capacité d’associer des états d’âme aux lieux physiques, en favorisant le rôle d’intermédiations des objets numériques. Dans ce contexte, la centralité n’est plus une caractéristique géographique ou historique, moins encore une acception liée à une typologie architecturale bien précise, mais plutôt une notion provisoire et éphémère qui se dissocie toujours plus de l’architecture et des espaces publics de la ville.
On pourrait arguer, à l’instar de Frank Beau 4, que c’est la vie urbaine qui a créé les objets portables, plutôt que l’inverse. Au-delà de ces considérations, que deviendront les bibliothèques dans un monde où les lieux de la culture s’ouvrent à d’autres services (culturels, sociaux et administratifs) et où tout le savoir est à portée de clic ?
En termes de bibliothèques, les nouvelles technologies numériques et le nouveau rôle urbain et social de cet établissement introduisent toute une série d’évolutions technologiques, spatiales et fonctionnelles qui ne relèvent pas seulement du respect de normes et de standards bibliothéconomiques. En effet, l’analyse des nouvelles pratiques de lecture et d’utilisation de l’espace témoigne de la nécessité d’un projet d’établissement qui remet en question certains fondements des modèles traditionnels. Pour rester un lieu nécessaire, la bibliothèque doit maintenant se fonder sur un projet culturel, une vision d’établissement, capable de programmer les nouveaux axes de développement en fonction de toutes les nouvelles contraintes urbaines et sociales. Bien évidemment, la bibliothèque est encore inexorablement liée à la présence du livre et des documents, sans lesquels elle perdrait son identité. En effet, le livre sera encore présent dans nos bibliothèques pour longtemps, mais il a déjà une fonction différente : loin d’être le symbole d’une culture élitiste, il permet aujourd’hui de créer des « lieux de métalecture 5 » capables de rassembler les gens. Cette nouvelle fonction collective du livre, en tant qu’objet porteur d’un signifié à la fois culturel et social, est strictement dépendante de sa présence physique en bibliothèque : l’action culturelle devient ainsi le moteur de la rencontre entre les citoyens.
Toutefois, dans le contexte actuel il s’avère de plus en plus difficile de distinguer ce qui relève de la culture ou de l’action culturelle de ce qui n’en relève pas. Dans une perspective sociologique, trois sens hétérogènes du mot culture ont pu être distingués : la culture comme style de vie, la culture comme comportement déclaratif, la culture comme corpus d’œuvres valorisées 6. La proximité à l’un ou à l’autre de ces trois sens est à la base du contraste entre une acception française, plutôt centrée sur les pratiques relatives aux arts, et une acception anglo-saxonne, plus anthropologique, élargie aux mœurs ou à la civilisation dans une société donnée, et fonde la polysémie constitutive d’un premier défi qui caractérise la conception des nouvelles architectures du savoir, au point d’en influencer le débat sur l’évolution de ce que l’on pourrait appeler nouveau modèle de bibliothèque.
Malgré ces considérations, l’impression qui a prévalu jusqu’à aujourd’hui est que l’innovation en bibliothèque est en fin de compte très lente, difficile, et soumise à l’approbation de pesanteurs politiques et bibliothéconomiques qui sont très peu ouvertes aux changements. On pourrait ainsi ironiser, avec plus ou moins de mauvaise foi, sur le fait que l’innovation en matière de bibliothèques a concerné plutôt la modernisation des collections que la structure profonde et le rôle de cet espace dans la construction du lien social.
Cette impression est en partie fausse car nombre d’expérimentations qui ont été menées à la fois dans les petites bibliothèques de proximité (par exemple la médiathèque Louise Michel dans le 20e arrondissement de Paris) et dans certaines bibliothèques plus grandes (entre autres, les bibliothèques Alexis de Tocqueville à Caen ou la Dokk1 d’Aarhus au Danemark) démontrent qu’au fond il y a eu de l’innovation, mais elle n’était pas là où on l’attendait, c’est-à-dire en termes de réponse à l’évolution des supports de diffusion de la culture. Paradoxalement, ces dernières années, les espaces dédiés aux livres ont connu peu de véritables innovations par rapport à celles que l’on remarque dans les espaces sociaux de la bibliothèque qui sont, de plus en plus, considérés comme des prolongements de la ville ou de l’espace domestique dans la bibliothèque. Les bibliothèques troisième lieu ou les forums urbains ne sont pas seulement des gadgets à la mode : ils représentent différentes manières d’appeler un lieu dont on perçoit le changement mais qui n’est pas encore complément consolidé. Un lieu qui se réinvente par son espace architectural et qui profite de la capacité des formes, de la lumière et des matériaux à lutter contre l’individualisme induit par la dématérialisation des supports et des espaces culturels.
Nouveaux lieux collectifs urbains
Le manque de lieux collectifs indépendants de toute logique commerciale, souvent évoqué en parlant de la ville, accroît les phénomènes de marginalisation par rapport à la vie économique, sociale et culturelle, en touchant un nombre de citoyens toujours plus important. La conséquence de cela est une fragmentation qui représente, d’un côté, l’exacerbation extrême des conditions de vie d’une communauté, notamment en termes de conflit social et, de l’autre, le triomphe de la médiocrité, se traduisant avec la répétition dans l’espace de formes, objets et typologies toujours identiques. Une séquence de présences immobilières entassées sans logique ni relation de nécessité qui produit non seulement un manque de lieux identitaires, mais favorise surtout le développement d’une réticence à se reconnaître dans les agglomérations urbaines.
Afin de contraster ces phénomènes de frustration et d’homologation affectant la qualité de vie, les citoyens créent alors, de manière spontanée, une série de microcosmes qui se développent parallèlement à la ville officielle. Des lieux collectifs, dont la naissance est strictement liée à cette crise sociale et de l’urbain, qui sont constitués par toute une série d’espaces urbains d’agrégation spontanée et qui, à l’origine, ne sont pas conçus pour la rencontre : un muret, un banc à l’ombre, l’escalier d’accès à un bâtiment public, une station de métro, la place centrale d’un centre commercial, tous ces lieux deviennent de véritables espaces d’agrégation grâce à leur flexibilité et à la possibilité qu’ils offrent de répondre de manière immédiate au besoin de lieux informels.
L’absence d’obligations qui les caractérise permet des usages à la fois individuels et collectifs : une fois utilisés, ils redeviennent simplement un muret, un banc, un escalier, prêts pour des interprétations urbaines encore différentes. Cette notion de spontanéité affaiblit les différences relevant d’une organisation fonctionnelle de l’espace, qui sous-entend des significations liées aux usages, et souligne le caractère ouvert et démocratique de ces lieux. Malgré l’existence de services spécifiques, ces espaces sont choisis par nombre de citoyens car ils aplatissent les différences sociales. C’est exactement cette capacité à baisser le seuil du conflit social que l’on risque de perdre dans la plupart des espaces publics de la ville contemporaine et qui est, en revanche, un des points forts des récentes bibliothèques.
Dans le contexte conflictuel qui caractérise les villes contemporaines, l’exemplarité de la bibliothèque publique repose sur son aptitude à accompagner les transitions dans lesquelles sont entraînées les pratiques culturelles et tout spécialement celles relevant de la sphère relationnelle et sociale. En plus de cela, les bibliothèques sont caractérisées par un fort potentiel d’ouverture à la ville qui en fait désormais, dans beaucoup de communautés, les lieux collectifs privilégiés par les citoyens. La force des architectures qui présentent une organisation spatiale fondée sur cette notion d’espace spontané est liée à leur capacité de ramener tous les usagers sur le même plan et de réduire, ainsi, les hiérarchies sociales. Une fois à l’intérieur de la bibliothèque, tous les usagers ont la même expérience architecturale, ils éprouvent le même étonnement ou bien les mêmes émotions, tout le monde fait les mêmes gestes. À cette première expérience spatiale suit la compréhension du lieu, un espace en même temps ouvert et protégé qui permet au public d’utiliser différents registres de comportement : la bibliothèque se définit et se modifie en fonction de ses usagers.
Lieu protégé, lieu domestique
Une photographie d’époque de la salle de lecture de la bibliothèque de Holland House, à Londres, éventrée par les bombardements de la Seconde Guerre mondiale, montre des hommes en train de chercher des livres. À côté du drame de la guerre, l’image témoigne de la puissance d’un lieu comme la bibliothèque, qui devient un symbole important de renaissance et de protection.
La culture architecturale des années 1980-1990, notamment en termes de bibliothèques, témoigne de la tendance à traduire l’insécurité générée par la crise identitaire de l’urbain à travers la protection des citoyens. Une attitude qui se décline, du point de vue esthétique, avec l’utilisation de formes fermées et introverties. Au contraire, comme le dit Robert Castel : « [L’insécurité moderne] ne serait pas l’absence de protections, mais plutôt leur envers, leur ombre portée dans un univers social qui s’est organisé autour d’une quête sans fin de protections ou d’une recherche éperdue de sécurité 7. »
La notion de lieu protégé ne concerne pas, dans l’acception des usages contemporains de la bibliothèque, la possibilité de trouver un lieu silencieux, permettant de travailler tranquillement. Au contraire, il s’agit de pouvoir faire toute une série d’activités en étant sûr de ne pas être jugé pour cela. Il s’agit de se sentir chez soi tout en étant dans un lieu public. Dans les bibliothèques du XXIe siècle, la notion de protection est, donc, déclinée différemment : il ne s’agit pas d’écarter le danger, mais plutôt le préjudice. Antonella Agnoli écrivait déjà en 1999 : « Les bibliothèques-forteresses, nées pour protéger les livres des assauts des hordes barbares des usagers, ont été remplacées par les bibliothèques-supermarchés dont le slogan est : Venez et achetez ! (ou bien : prenez et empruntez) 8. » Cette idée est aujourd’hui remplacée par une sorte de bibliothèques-lieux de vie où l’usager se transforme en citoyen, ayant besoin à la fois d’assistance sociale, de formation, ou tout simplement d’un lieu de rencontre spontanée. L’architecture du bâtiment s’est approprié ce message en substituant aux bâtiments très fermés des années 1980-1990, des lieux ouverts, perméables à la ville et conçus comme des espaces familiers. Pour que cela arrive, on observe d’une part, la création des microcosmes entre les étagères qui se configurent comme des îles de contenus aux usages multiples permettant d’accéder à l’information et de créer des espaces domestiques favorisant les comportements spontanés. D’autre part, les concepteurs sont de plus en plus sensibles à la qualité des espaces : la beauté architecturale, la forme, la couleur, le son, les matériaux et également les odeurs étant des facteurs essentiels pour l’appropriation cognitive du lieu.
Un changement de paradigme
Compte tenu de ces nouveaux usages, une réflexion plus profonde sur les services offerts et le rôle urbain de la bibliothèque s’impose. Il ne s’agit pas de comprendre, comme beaucoup d’intellectuels ont tendance à nous le faire croire, si tel ou tel support a le droit d’être contenu dans les bibliothèques. Au contraire, il s’agit plutôt d’étudier la condition socioculturelle et économique de leur public et d’organiser des nouveaux services autour des besoins de leur territoire. C’est ainsi que l’on construit un lieu d’égalité, de sociabilité, de développement et de convergence, capable d’activer des processus de régénération sociale, où les livres, les services aux citoyens, les expositions sont seulement des vecteurs, parmi d’autres, permettant aux gens de bien vivre ensemble.
Ainsi, un nouveau paradigme émerge ! L’évolution de la bibliothèque et, par extension, de nombre d’équipements culturels, n’est pas due seulement à celle des supports de la culture – notamment la question controversée du devenir du livre, dans le cas des bibliothèques – mais, surtout, à l’évolution du rôle de l’établissement en tant qu’espace public et à la manière dont s’y inscrivent les nouveaux rapports à la connaissance, notamment à travers les nouvelles interfaces des objets connectés.
Les dix dernières années ont été caractérisées par une intense activité de construction de bibliothèques de proximité dans les centres mineurs et dans les banlieues. Ce phénomène a été favorisé par l’évolution de la mission de la bibliothèque qui se configure, de plus en plus, comme un outil d’intervention socio-économique dans les zones périurbaines. Renzo Piano parle souvent de la capacité des services de raccommoder les périphéries : des exemples récents tels que la médiathèque Aimé Césaire de La Courneuve (Flint Architectes, 2010-2014), la médiathèque L’Alpha d’Angoulême (Loci Anima, 2010-2015), la bibliothèque Alexis de Tocqueville de Caen (OMA avec Clément Blachet, 2010-2016) ou encore la médiathèque François Mitterrand – Les Capucins de Brest (Canal Architecture, 2011-2017) démontrent que, dans nombre de situations, ce service est la bibliothèque, car elle n’est plus le lieu des livres, des collections et des documents, mais un centre civique culturel qui subvient au besoin d’espace public où pouvoir accomplir des activités collectives.
Ainsi, cet établissement démontre toute sa légitimité au sein d’une communauté car, d’une part, les villes ont besoin d’un attracteur social comme la bibliothèque pour les activités collectives et, d’autre part, la bibliothèque a besoin d’intégrer des nouveaux services sociaux et des nouvelles activités urbaines si elle veut survivre aux nouveaux enjeux du XXIe siècle.
Cela implique, du point de vue architectural, le passage d’une conception fonctionnaliste, fondée sur un programme arborescent, vers une conception situationniste qui s’appuie sur une logique d’urbanisation d’intérieur. L’espace doit assurer des usages potentiellement mixtes à plusieurs catégories de personnes afin de faire cohabiter les différences et les diverses vitesses d’évolution des pratiques urbaines et culturelles. Le cœur de la bibliothèque devient ainsi un plateau non hiérarchique caractérisé par une série d’îles de contenus qui favorisent la perception de l’hétérogénéité de l’espace à travers des discontinuités, des ruptures, des juxtapositions aux limites éphémères créées avec le mobilier et l’alternance des matériaux et des niveaux des sols, où documents et publics cohabitent 9.
Postuler la discontinuité comme condition première de l’organisation du bâtiment signifie repenser les relations réciproques entre documents, espaces et usagers. Avant d’évoquer toute suprématie d’un secteur ou d’un pôle, il faut raisonner en termes de mise en relation : ce changement de paradigme déplace le cœur de la réflexion du livre vers la ville.
Les années 1980-2000 et la conception fonctionnaliste
Les pratiques d’utilisation d’une bibliothèque traditionnelle reposent sur une quête, à la fois des objets et des espaces. « Une bibliothèque, disait Louis Kahn, est un lecteur qui prend un livre d’une étagère et va vers la lumière pour le lire 10. » En Europe, les programmes des années 1980 et 1990 montrent, en effet, une correspondance étroite entre espaces et usagers au point que les sections de la bibliothèque doivent souvent leur nom à leur public principal (espace enfants, salle lecture adultes, etc.) ou aux documents contenus (espace presse, espace télé, etc.). La bibliothèque devient, ainsi, une juxtaposition de parties fonctionnelles reliées entre elles par des espaces de second ordre et les choix architecturaux, notamment en termes de matériaux et de dispositifs spatiaux, s’adaptent à la fois au public et aux documents avec l’objectif principal de répondre à un besoin fonctionnel.
Toutes les réalisations de cette période font référence au modèle allemand de la dreigeteilte Bibliothek (littéralement, bibliothèque tripartite) et à ses hybridations en Europe continentale. À la base de ce modèle, il y a la prise de conscience de la diversité des usagers de la bibliothèque, dont une partie toujours plus importante commence à s’éloigner des pratiques traditionnelles. La société des années 1980, n’étant pas prête à abandonner le rôle de conservation des bibliothèques, a accueilli favorablement une division de l’espace en parties répondant à la fois aux besoins traditionnels et aux nouveaux enjeux. Ces parties, appelées niveaux par un certain nombre de théoriciens, représentent une sorte de bibliothèque dans la bibliothèque, avec ses propres règles d’utilisation de l’espace, ses types de documents et ses propres usagers 11.
En termes d’organisation fonctionnelle, le premier niveau répond aux besoins d’information les plus génériques, il contient l’actualité et les activités culturelles parallèles au livre. Le deuxième niveau répond à une demande d’information plus définie et aux exigences liées à la lecture individuelle. Enfin, le troisième niveau est dédié à la recherche spécialisée, aux services de haute complexité et à la conservation des documents.
Dans le modèle à trois niveaux, la bibliothèque est toujours le lieu des livres : de ce fait, son espace principal reste la salle de lecture. En dépit de la flexibilité annoncée par l’organisation open space souvent utilisée, la lecture de l’espace montre une fluidité fictive à cause de la division en sous-zones fonctionnelles définies par un mobilier qui demeure fixe (on reconnaît facilement les étagères en libre-service, les espaces pour la lecture, etc.).
Le modèle à deux niveaux
Au fur et à mesure que les pratiques d’utilisation de l’espace se consolident sur la fourniture de services liés à l’information, au détriment du patrimoine et de la recherche, le troisième niveau commence à perdre sa raison d’être à l’intérieur de la bibliothèque publique. Des études récentes montrent, en effet, que 62 % des bibliothèques réalisées pendant la période 2000-2010 ont été conçues selon un modèle, nouveau pour l’époque, que nous proposons d’appeler à deux niveaux (afin de souligner la continuité avec le modèle allemand), où certains espaces précédemment affectés au troisième niveau ne sont plus présents et d’autres sont déplacés dans le deuxième niveau 12.
Le premier niveau s’éloigne de l’idée traditionnelle de l’espace bibliothécaire et s’adapte aux nouvelles pratiques de lecture et d’utilisation de l’espace, plus liées à la vie quotidienne des usagers. Le deuxième niveau, au contraire, reste caractérisé par une organisation spatiale proche de l’idée traditionnelle de bibliothèque.
Une nouvelle typologie de bibliothèque
On pourrait alors se demander si cet espace sera, à l’avenir, encore considéré comme une bibliothèque par ses usagers. Certes, on ne construira plus des bibliothèques comme on le faisait il y a dix ans. En amont de toute analyse sur les évolutions des modèles fonctionnels, il s’agit de montrer comment, en raison des progrès de la technique des objets connectés, émergerait une nouvelle typologie d’espaces pour la culture capables d’effacer toute distinction entre, d’un côté, une culture fondée sur l’assimilation personnelle de la tradition (typo-morphologique des espaces, ou bien culturelle liée aux collections), et de l’autre, une mise en scène privilégiant le divertissement éphémère et collectif au sens large. Au fond, il s’agit d’un indice, parmi d’autres, qui confirme qu’aucun espace culturel n’échappe plus désormais au règne de la marchandise.
La transformation de la culture en marchandise affecte, comme l’a soulevé Theodor Adorno, la définition même d’un acte culturel en le réduisant à un acte de consommation et en provoquant, au final, la dilution de l’idée même de culture. L’analyse des architectures et du fonctionnement des nouvelles réalisations, qui doivent beaucoup à l’organisation des espaces commerciaux, nous oblige à des nouvelles interrogations : est-ce que les nouvelles bibliothèques sont destinées à devenir des centres commerciaux culturels ? Ou bien cette logique de « consommation » sous-entend-elle une dimension socioculturelle différente ? Ou encore, comment créer du lien social à travers l’action culturelle ?
Si les espaces de consultation à proprement parler demeurent organisés autour des objets culturels, la question centrale est alors de comprendre en quoi les pratiques culturelles d’un groupe, et d’abord celles des classes populaires, allant en bibliothèque pour se servir de ces objets culturels, fonctionnent comme contestation de l’ordre social ou, à l’inverse, comme mode d’adhésion aux rapports de pouvoir.
Les récentes réalisations mettent en exergue une évolution sans précédents des espaces de cet établissement : autant la bibliothèque du début des années 2000, moderne et ouverte à son public, était conçue comme une fenêtre sur un monde idéal implantée dans un lieu donné et proposant des modes d’appropriation renouvelés, certes, mais encore fondés sur la notion de transmission du savoir, autant son rôle contemporain consiste maintenant à produire du lien social et des contenus à caractère relationnel (avant que culturel) qui donnent à lire du fait local dans une dimension globale par les baies de l’action culturelle. L’arrivée des objets connectés et le développement de l’idée d’une bibliothèque conçue comme un espace public amène, ou amènera, des évolutions conséquentes sur la place des services présents dans l’établissement (dont les ouvertures aux services aux citoyens et aux espaces de coworking en sont des exemples), et même sur la disposition des ressources culturelles dont l’interprétation symbolique nous oblige déjà à redéfinir l’organisation des nouvelles typologies d’architecture du savoir.
L’analyse typologique des réalisations des vingt dernières années 13 associée à l’étude des pratiques d’utilisation de l’espace et, surtout, de la nouvelle interface urbaine de cet établissement culturel, montre que la technologie a annulé les hiérarchies dans le monde de l’information et a permis d’établir une sorte d’équivalence inédite entre les pratiques (de lecture, d’accès à l’information, etc.) et l’utilisation de l’espace.
La bibliothèque contemporaine vise alors, comme dans son passé, à l’idée de l’universalité. Cette fois, par contre, il ne s’agit pas d’un concept lié à la culture, mais à la possibilité d’adopter des usages mixtes. L’espace principal de la bibliothèque, maintenant dissocié du livre et de la lecture, est un plateau non hiérarchique caractérisé par une série de nœuds spatiaux, qui favorisent la perception de l’hétérogénéité de l’espace à travers des discontinuités, des ruptures, des juxtapositions aux limites éphémères, où documents et publics cohabitent.
Comme le sociologue britannique Zygmunt Bauman l’affirme, les limites imposent forcément des choix 14 : les usagers, habitués aux choix réversibles et temporaires de la ville contemporaine (favorisés par le développement des interfaces numériques), accèdent plus facilement aux espaces spontanés qui se basent sur des protocoles ouverts.
Les nouvelles réalisations, qu’il s’agisse de petites bibliothèques de proximité ou bien de bâtiments plus grands, mettent en lumière l’absence d’une logique séquentielle liée aux pratiques traditionnelles d’accès au livre : la bibliothèque dans son ensemble devient un espace de connexion, composé d’une série de moments spatiaux dont l’architecte n’a qu’une maîtrise partielle. D’une manière générale, on observe une sorte de suprématie nouvelle des espaces dynamiques sur les espaces statiques ou, pour le dire avec Deleuze et Guattari, des espaces nomades sur les espaces sédentaires 15.
La métaphore de la bibliothèque comme texte, ou mieux comme hypertexte, facilite la compréhension de cette logique d’urbanisation de l’intérieur : l’usager, en lisant l’espace, lui attribue un signifié qui permet de donner un sens aux différents parcours herméneutiques conçus par l’architecte. En parcourant la bibliothèque, on a la possibilité de découvrir des parcours complètement inconnus au début de notre recherche. Ce phénomène, qui représente une évolution du concept de sérendipité 16, ouvre une réflexion sur les conséquences de la transformation de la recherche documentaire, d’un parcours physique à un parcours virtuel.
Le paradigme hypertextuel nous renvoie au paradigme urbain. La conception non hiérarchique et les espaces dynamiques ou nomades sont à la base du développement d’un modèle que l’on pourrait appeler à niveau unique : un lieu devenu liquide et hypertextuel qui évolue suivant un principe situationniste selon lequel, à l’intérieur d’un espace défini, une série d’îles de contenus changent en fonction des usagers qui les utilisent. La bibliothèque devient ainsi une sorte d’espace fractal recomposé chaque fois par les activités qui y sont réalisées, selon une logique d’urbanisation d’intérieur.
Les questions évoquées relèvent d’une bibliothèque qui permet une véritable tutelle de la mémoire collective des citoyens, c’est-à-dire de ce patrimoine immatériel de la ville contribuant à définir son genius loci. La société contemporaine a perdu des repères avec la fin des idéologies globalisantes, la mondialisation et le développement des multimédias, notamment parce qu’à une culture régie par la gratuité et le soutien public s’est substituée une culture soumise au marché et pilotée par l’impératif de la communication. Le constat est certes pessimiste en matière de démocratisation culturelle, et l’on relève une stagnation tant qualitative que quantitative des pratiques culturelles. Action culturelle mise à part, il faut néanmoins admettre que dans les nouvelles expansions urbaines, la bibliothèque a au moins le mérite d’avoir contribué à refonder ce sentiment identitaire qui permet aux citoyens de s’enraciner dans le territoire. Ces questions confirment l’importance des lieux de rencontre spontanée capables de baisser le seuil du conflit entre les citoyens et de créer du lien social par les biais de l’action culturelle. Des lieux où pouvoir pratiquer des activités collectives, où se sentir moins seuls, moins vulnérables. Les bibliothèques, grâce à leurs nouvelles caractéristiques, peuvent stimuler l’action collective et devenir les lieux de la ville où les différences sociales et les diverses vitesses d’évolution des pratiques culturelles peuvent cohabiter et, peut-être, construire ensemble une société plus ouverte et plus démocratique.