Décentralisation culturelle
Entre réalisme et utopie
Anne-Marie Bertrand
Ce colloque, organisé le 31 janvier dernier par la FNCC (Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture), se voulait une suite aux journées organisées en septembre 2000 sur le thème « Les collectivités territoriales et la culture 1 ». Il s’agissait, en effet, deux ans après, de refaire le point sur les relations entre l’État et les collectivités territoriales, d’une part, et entre les collectivités territoriales elles-mêmes, d’autre part, dans le domaine culturel.
Deux années importantes, puisqu’elles ont été marquées par l’expérimentation des « protocoles de décentralisation » puis, depuis l’automne dernier, par l’expérience de décentralisation culturelle dans deux régions pilotes, la Lorraine et Midi-Pyrénées.
À vrai dire, ce colloque a été décevant sur son objet principal : les participants sont restés sur leur faim, non seulement quant aux projets de décentralisation qu’envisage le ministère de la Culture (silence sur ce point), mais aussi quant à l’évaluation des expériences déjà menées. Ceci n’est pas propre au domaine culturel, il n’y a à peu près jamais d’évaluation de ce qui est considéré comme « expérimentations 2 ». Mais, par contre, ce colloque a été intéressant en ce qu’il a permis d’observer, in vivo, les relations entre l’État et les acteurs culturels locaux. Quelle est la tonalité de ces relations ? Un mélange de mauvaise humeur et d’inquiétude.
Une certaine mauvaise humeur
De nombreux élus dans la salle, surtout des élus à la tribune – élus municipaux, départementaux, régionaux. Entre bouderie, lassitude et mécontentement, leur humeur semblait bien morose.
Il faut « aller plus vite et être plus efficace », résumait Catherine Jacquat, présidente de la commission Culture du conseil régional de Lorraine. La tentation de l’État, regrettait Marie-Pierre de La Gontrie, présidente de la commission Culture de la région Île-de-France, « c’est de considérer les régions comme des tiroirs-caisses ». Dominique Billet, adjoint à la Culture d’Albi, dénonçait, de son côté, le « manque de reconnaissance des élus locaux », le méprisant « Vous n’y connaissez rien », asséné par l’expert dans les commissions d’achat des Frac. Tandis que Didier Pillon, conseiller régional des Pays-de-Loire, s’irritait que ce soit l’État qui nomme le directeur d’une scène nationale et signe sa lettre de mission, et que Yves Berteloot, adjoint à la Culture de Dijon, souhaitait qu’il soit mis fin à « l’inadaptation de la filière culturelle de la Fonction publique territoriale ».
Trop d’État ? Non, au contraire : la demande d’État est constante et consensuelle – au point que Didier Pillon s’exclame : « Cessons de dire qu’on veut un État fort. On n’est pas dans une réunion de Drac ! » Mais la critique est légère ou, du moins, s’exprime peu. Deux arguments, cependant, sont revenus à plusieurs reprises : d’une part, la lourdeur des procédures (traitement des dossiers, délais excessifs des expertises, complexité des conventions, versement des subventions) ; d’autre part, et surtout, la difficulté qu’a l’État à procéder à un rééquilibrage territorial 3 – les territoires déshérités le resteront, analyse Pierre Moulinier, sauf à inventer un « droit d’ingérence culturelle ».
Une inquiétude certaine
Comment faire pour que le service public de la culture soit mieux rendu, alors même que l’asphyxie financière guette – dans les grandes villes d’Alsace (et sans doute d’ailleurs), le « jeu du catalogue » fait que 85 % du budget culturel est d’utilisation contrainte, il n’y a pas de marge de manœuvre. Comment faire pour que la culture soit considérée, et pas seulement comme un appendice utile du tourisme ? Que faire pour que les élus à la culture ne se considèrent plus comme « une espèce menacée » ? Les élus culturels ont besoin de l’État, et l’ont dit clairement.
Ils ont besoin de son aide financière mais aussi de son expertise, de sa reconnaissance et de la légitimation qu’il apporte aux politiques culturelles. « L’État doit remplir un rôle de garde-fou et de régulateur », explicite Marie-Pierre de la Gontrie. Il doit « continuer à apporter sa caution, être le garant qu’une politique culturelle doit exister, sans être une cerise sur le gâteau », analyse Charles-Edouard Fichet, maire de Saint-Brieuc-de-Mauron (350 habitants). Qu’il « réaffirme que la culture est une grande ambition nationale et que la dépense culturelle est légitime », souhaite Guy Dumelie, adjoint à la Culture d’Aubervilliers. Attente que résume Ivan Renar, président de la commission Culture de la région Nord-Pas-de-Calais : « Ce n’est pas la culture qui coûte cher, mais l’absence de culture. »
L’inquiétude sur un retrait de l’État, sous couvert de décentralisation, avait été prise en compte par Jean-Jacques Aillagon, ministre de la Culture, dans son allocution d’ouverture. Évoquant successivement deux registres, celui de la création et celui de l’administration, il a souhaité dissiper ces « appréhensions ». Les artistes craignent d’être abandonnés à eux-mêmes, dans un dialogue exclusif avec les collectivités territoriales, qui auraient moins de « discernement, d’objectivité, d’enthousiasme » que l’État pour aider des projets ? Il y a partout, rassure le ministre, « des élus compétents et déterminés à soutenir la création ». La décentralisation signerait le retrait de l’État ? « L’État ne peut pas abandonner ses prérogatives, ses missions, ses personnels », répond-il. La décentralisation doit apporter de la clarté, de la lisibilité aux politiques culturelles, « mieux définir le périmètre de l’action de chacun ». Mais l’État demeure en charge de l’égalité : la décentralisation culturelle doit être l’occasion de « mettre en œuvre des dispositifs destinés à améliorer l’égalité d’accès à la culture ». Et, en repensant le « tricotage » de l’action de l’État et des collectivités territoriales, de clarifier l’action territoriale de l’État, aujourd’hui profondément inégalitaire.